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Relire « Le Mangeur Hypermoderne » : François Ascher a-t-il prédit nos pratiques alimentaires actuelles ?

Le mangeur hypermoderne, François Acher
Le mangeur hypermoderne, François Acher© Odile Jacob

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En 2005 sortait chez Odile Jacob « Le Mangeur Hypermoderne », écrit par François Ascher (1946-2009). Nouvelle étape dans sa définition de l’hypermodernité, après avoir étudié la ville, et avant de se pencher sur la politique ou l’écologie, l’urbaniste et sociologue enquête alors sur nos assiettes.

Dans son essai, il retrace largement l’histoire de l’alimentation depuis le Moyen Âge, pour observer et comprendre l’évolution des pratiques de ses contemporains.

L’objectif final est de dessiner ce qu’il appelle le « mangeur hypermoderne » : une personne urbaine, qui vit et donc mange comme elle l’entend. Plus de 15 ans après la publication de l’ouvrage, qu’en est-il ? Les mangeurs d’aujourd’hui correspondent-ils à ce qu’anticipait François Ascher ?

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Date : 08/10/2021

Un mangeur multimodal

 

En revenant sur des éléments aussi divers que le portionnage individuel des plats préparés disponibles en grande surface, l’esthétisation du dressage des assiettes ou le retour en force de la commensalité comme moyen d’affirmer son identité et sa communauté, François Ascher voit juste. Il peint un mangeur qui n’a aucun souci à manger au fast food à midi (ou à l’heure qu’il souhaite, puisque l’heure de consommation des repas est de plus en plus flexible) puis à dîner dans un restaurant étoilé le soir. Personnage polymorphe, il adopte un savoir-être et un savoir-vivre alimentaire différents en fonction des situations : déjeuner d’affaires, repas seul sur le pouce, dîner entre amis chez soi…

Ce mangeur hypermoderne s’intéresse d’ailleurs autant à ce qu’il mange - d’où une attention accrue de la part des chefs pour soigner la présentation des plats et proposer des combinaisons de goûts inédites – qu’à l’endroit où il les mange - la décoration du restaurant devient un atout, à une époque où les grandes chaînes de restauration rapide sont uniformes. Ce constat est on ne peut plus vrai aujourd’hui avec l’avènement d’Instagram et des influenceurs qui documentent et partagent avec le monde leurs repas. De même, les restaurateurs rivalisent de créativité pour explorer de nouveaux concepts, tant visuels que gustatifs, et séduire cette clientèle au gré des tendances émergentes.

 

L’alimentation comme revendication et comme médicament

 

François Ascher pressent également une culture culinaire en quête d’authenticité - quoi que ce mot veuille dire - et de traçabilité. L’alimentation est devenue un bastion à potentiel créatif infini, avec les multitudes de combinaisons possibles entre ingrédients, techniques et personnalités des cuisiniers. Cette cuisine sur-mesure va également dans le sens du mangeur qui est plus libre de ses choix. Aujourd’hui, il est devenu commun de voir les clients d’un restaurant faire part de leurs restrictions alimentaires avant de commander.

Enfin, il évoque une nourriture de plus en plus associée à la santé, parle des troubles de l’alimentation comme phénomène lié à l’individualisation de notre façon de manger et à la pression sociale. Il anticipe également la multiplication des labels, d’abord pour identifier l’origine des produits, mais aussi pour s’assurer de leurs conditions de production. L’urgence climatique se faisant toujours plus pressante, de nouveaux labels garantissant des produits écologiques ou à l’empreinte carbone neutre ont depuis également vu le jour.

 

Les limites du mangeur hypermoderne

 

S’il est donc évident que, par certains aspects, le mangeur hypermoderne tel que décrit par François Ascher est aujourd’hui une réalité, il n’est pas sans défaut. Pour commencer, ce mangeur est évidemment urbain, mais doit même nécessairement vivre dans une métropole pour pouvoir disposer d’une offre de restauration variée et innovante. Il doit également bénéficier de revenus substantiels et d’un important capital culturel pour pouvoir jongler entre les différentes offres alimentaires qui lui sont proposées. Il participe à la gentrification de quartiers émergents en fréquentant les commerces les plus en vogue qui s’y ouvrent, aux dépens des résidents historiques.

Surtout, il vit manifestement soit en Amérique du Nord, soit en Europe de l'Ouest, soit au Japon. Le livre s’intéresse très peu aux pratiques alimentaires du reste de l’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique. En cela, le mangeur hypermoderne ne bouscule pas les codes sociaux établis, faisant figure de privilégié hédoniste, au niveau de vie élevé, néanmoins conscient d’un certain nombre d’enjeux citoyens, notamment écologiques.

 

La révolution numérique en angle mort

 

Si l’ouvrage trace de grandes lignes directrices de nos pratiques, il semble publié un peu trop tôt pour que François Ascher identifie d’autres tendances de fond toujours d’actualité, essentielles pour comprendre le monde alimentaire d’aujourd’hui. Ainsi, il n’anticipe pas assez la médiatisation et la starification des chefs et pâtissiers, qui explosent depuis la fin des années 2000 grâce à des émissions comme Top Chef (le premier épisode de l’émission américaine est diffusé en mars 2006, soit quelques mois après la publication de l’ouvrage). Or, si de plus en plus de personnes se tournent vers des formations dans les métiers de la bouche ou du service - ou même cuisinent chez elles en général - c’est en très grande partie grâce à cette mise en scène des arts de la table aux heures de grande écoute. Le succès et les effets d’une émission comme Tous en cuisine, animée par le chef Cyril Lignac durant les premiers confinements en France, en est un des exemples les plus récents.

De la même manière, le sociologue parle bien de la crise traversée par les guides culinaires, qui à l’époque ne peuvent plus se concentrer uniquement sur les grandes tables. Avec l’avènement de la bistronomie, ils se doivent désormais d’intégrer les restaurants plus modestes, et surtout apporter plus de diversité en parlant davantage des restaurants dits “ethniques”. Il évoque même le Fooding, marque qui à l’époque n’évolue que comme supplément dans la presse et ne deviendra un guide autonome qu’à partir de 2009. Mais François Ascher occulte l’émergence du web 2.0 et de la multiplication à ce moment de blogs dédiés à la critique gastronomique, comblant les manques des guides officiels. Par extension, il ne voit pas venir l’avènement de plateformes laissant la parole au public - comme Tripadvisor ou La Fourchette - plutôt qu’à quelques happy few critiques gastronomiques.

 

Un ouvrage trop dans son temps ?

 

Comme bon nombre d’observateurs qui tentent d’entrevoir le futur, l’auteur semble victime du miroir grossissant des effets de mode de son époque. Ainsi, il consacre plusieurs pages au chef espagnol Ferran Adrià. Figure de proue de ce que l’on appelle la cuisine moléculaire, Ferran Adrià a officié jusqu’en 2011 dans les cuisines de son restaurant El Bulli, considéré comme le meilleur restaurant du monde à son époque. Les sphérifications et écumes créées par le chef ont marqué l’époque, et François Ascher y voit une cuisine du futur hyper technologique. Cette prédiction ne s’est pas vérifiée : l’effet de mode n’a pas conduit à une généralisation ou une démocratisation de ces processus. Il est même amusant de constater que les disciples d’Adrià - René Redzepi, Massimo Bottura, José Andrés… - sont désormais connus pour pratiquer une cuisine “naturelle”, en lien avec leurs terroirs, remettant dans l’assiette des techniques ancestrales (fermentation, séchage, cuisine au feu vif…).

Par ailleurs, si François Ascher constate l’émergence de tiers lieux comme les food courts de centres commerciaux pour consommer un repas sur mesure, il n’envisage pas que la street food, pourtant pratiquée depuis des siècles en Amérique latine ou en Asie, puisse devenir une pratique courante sous nos latitudes. Même quand elle est sur le pouce, la nourriture du mangeur hypermoderne version 2005 se fait dans un lieu fermé, empruntant au cérémonial du repas traditionnel.

Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, l’urbaniste minimise l’impact de la livraison sur ce que cela implique dans les flux et échanges dans nos villes. En 2005, le très haut débit et les achats en ligne sont loin d’être entrés massivement dans la vie quotidienne des Français. La livraison de nourriture à domicile implique généralement de la junk food, type pizza ou traiteur asiatique. Difficile à l’époque d’imaginer les cohortes de livreurs à vélo qui circulent désormais quotidiennement dans les rues de nos métropoles, et encore moins ses corollaires récents tels que les dark kitchens. Il en va de même pour la livraison de courses alimentaires, peu envisagée voire moquée au milieu des années 2000, et devenue pratique relativement courante aujourd’hui - avec une démocratisation accrue durant le confinement.

 

Sommes-nous devenus des mangeurs hypermodernes ?

 

Même si l’auteur n’a pas connu l’avènement des réseaux sociaux et du web participatif, ni l’émergence de la restauration à domicile ou du boum de la cuisine-loisir grâce aux médias, il vise juste lorsqu’il décrit des comportements qui sont toujours les nôtres aujourd’hui. Nous mangeons en plus petit comité - voire seul - des repas déconstruits (en kit, en plateaux compartimentés, avec ou sans certains ingrédients pour certains convives…) Les frontières entre grande gastronomie et restauration plus modeste se sont estompées. Nous nous soucions de plus en plus de ce que nous mettons dans nos assiettes, et de l’impact que cela a sur nous et sur la planète.

Finalement, avec Le Mangeur Hypermoderne, François Ascher amorce la révolution food qui aura lieu quelques années plus tard. En faisant de la gourmandise le péché le plus connu et accepté des Français, il a fait de la nourriture, de sa préparation, de son partage, un acte culturel identifiant fort et ancré dans nos usages. Il entrevoit une patrimonialisation de la gastronomie (le repas français entrera au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010 en même temps que la cuisine mexicaine). Et si la nourriture mangée par nous, hypermodernes, est révélatrice de qui nous sommes, elle est également l’un des grands dénominateurs communs de l’humanité, et un moyen de nous rapprocher de nos semblables.