La mixité en question
Étude
Ce cahier interroge la notion de mixité à travers 3 politiques conduites dans et par le Grand Lyon : la politique de la ville, la politique du logement, et la mobilité.
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Interview de Philippe ESTEBE
<< On ne peut pas tous s’intégrer dans une vaste classe moyenne : il faut savoir durablement composer avec les différences sociales et les inégalités >>.
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Docteur en sciences politiques et en géographie, Philippe Estèbe est enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et à l’École des Ponts, et désormais Directeur de l’Institut des hautes Études de Développement et d’Aménagement des Territoires en Europe.
Dans cette interview, nous revenons avec lui sur sa perception des quartiers d’habitats sociaux de la périphérie des villes, et de leur devenir. Nous lui demandons comment se sont conjuguées la Politique de la Ville et celle de l’intégration. Enfin, nous l’interrogeons sur les orientations qu’il préconise pour permettre à la Politique de la Ville de progresser.
Quelle est votre perception des grands quartiers d’habitats sociaux de la périphérie des villes en France ?
Lorsque l’on aborde la question de l’urbain, et plus particulièrement de la Politique de la Ville, il est important de préciser de quels quartiers on parle. Car la carte des quartiers qui relèvent de la Politique de la Ville, recouvre de grandes disparités. Dans une très grande majorité, ces territoires ne sont d’ailleurs pas de grands ensembles. Le plus souvent il s’agit de quartiers ouvriers ou de petites cités de villes moyennes. En ciblant les grands quartiers d’habitats sociaux de la périphérie des villes, on n’épuise pas la géographie prioritaire, ni la question de la pauvreté et des inégalités urbaines. Les quartiers emblématiques de la politique de la ville sont ceux où l’on voit beaucoup d’immigrés et où l’on note une vraie différence entre la perception que renvoie « la chronique de l’insécurité ordinaire » et les chiffres dont on dispose. Si on s’arrête à « la chronique de l’insécurité ordinaire », on a tendance à dire que la situation se dégrade, que le sentiment d’enfermement s’accroît ou que la discrimination de la Police est plus forte. Se rajoute à cela, le débat interminable sur la présence des immigrés et particulièrement des musulmans en France. Les actuelles polémiques autour de la burqa en sont un dernier exemple. Et nous raisonnons trop souvent comme si le baromètre des incivilités et du port de la burqa nous donnait la tendance de ces quartiers.
Les données de l’observatoire des zones urbaines sensibles conduisent à un constat bien différent. En premier lieu, et je ne comprends pas qu’on ne le souligne pas plus, le taux de mobilité des habitants de ces quartiers est à peu prêt le même que celui des agglomérations dont ils font partie. Ces quartiers dans lesquels les habitants passent, ne sont pas coupés du territoire. Dans des trajectoires résidentielles, les quartiers en Politique de la Ville fonctionnent pour beaucoup d’habitants comme une étape, un temps dans un parcours. Et si les habitants circulent d’un logement à l’autre, d’un quartier à l’autre, on ne peut pas parler de ghetto. Au contraire, ces territoires sont, d’une certaine manière, intégrés dans le marché de l’immobilier urbain. Certes il y a des indicateurs qui montrent par exemple au niveau scolaire, que le retard à l’entrée en sixième ou le nombre de redoublements est plus important que dans d’autres quartiers. Cependant, et c’est une autre donnée essentielle, le système éducatif, dans ses grandes masses, fonctionne ici comme dans les autres quartiers. On ne peut pas dire qu’ils soient à l’écart de ce qui se passe ailleurs.
En adoptant une telle lecture, vous vous opposez à certaines analyses, à l’exemple de celle de Didier Lapeyronnie qui dans son dernier ouvrage, "Ghetto urbain", démontre que certains quartiers sont entrés dans un processus de fonctionnement proche des ghettos. Selon vous les ghettos en France seraient purement imaginaires ?
Ce que dit Didier Lapeyronnie n’est pas forcément contradictoire avec les propos que je tiens. Je travaille sur des données à une échelle plus large et lui conduit une observation très fine de terrain. Par ailleurs, il met en évidence des pratiques culturelles, des rapports entre les sexes, etc. qui participent de la culture populaire ; ce n’est pas parce que ces pratiques participent de la culture populaire qu’elles doivent être acceptées en bloc. Une chose est de reconnaître le droit de cité du peuple, une autre est de verser dans le populisme béat. Cela dit, il est aussi dangereux, à mon avis, d’analyser les pratiques mises en évidence par Didier Lapeyronnie comme une conséquence de la concentration et de la ghettoïsation, qui disparaîtrait, comme par enchantement, dès lors que les individus seraient dispersés dans d’autres quartiers. Ces quartiers demeurent spécifiques, ils concentrent les plus pauvres et les immigrés, le taux de chômage y est plus fort et la réussite scolaire moindre, mais ils suivent les mêmes tendances. Ce ne sont pas des ghettos, mais des quartiers comme les autres au sens où ils ne décrochent pas. Ces quartiers ont une place et un rôle dans la ville et de fait sont intégrés dans la dynamique urbaine.D’ailleurs, si l’on va plus loin dans la réflexion, certaines études financées par l’observatoire des ZUS montrent que les habitants qui sortent de ces quartiers sont dans une situation meilleure que ceux qui entrent, leurs enfants sont plus souvent en situation de réussite scolaire. Cela veut dire que la pauvreté et les inégalités ne forment pas un stock mais un flux continu. Quand les gens un peu plus aisés s’en vont, d’autres moins aisés entrent. Vouloir en finir avec la pauvreté et les inégalités est une aberration, il faut arrêter de brandir de tels objectifs car les inégalités se reproduisent en permanence, ne serait-ce que parce que, en dépit des déclarations du gouvernement, plusieurs milliers d’immigrés continuent d’entrer en France chaque année.
Ces quartiers sont-ils alors définitivement voués à l’accueil des immigrés et à ne garder que des ménages en situation de précarité ?
Il y a deux manières d’interpréter cette situation, cette dynamique. Si l’on reste sur le constat que ceux qui sortent sont les plus aisés et que ceux qui restent et qui entrent sont plus précaires, on s’enferme dans une contradiction entre deux objectifs politiques : la mobilité et la mixité. En effet, à lire les données, on pourrait conclure que la mobilité résidentielle va à l’encontre de la mixité sociale puisqu’en apparence, ce sont plutôt les « meilleurs » qui s’en vont. On en viendrait alors à cette hypothèse absurde consistant à « freiner la mobilité » pour maintenir une certaine mixité ou diversité sociale dans les quartiers de la géographie prioritaire. En revanche, si l’on appréhende ce constat en termes de trajectoire ou d’itinéraire, on peut voir qu’il est possible que les individus et les ménages se construisent un parcours social dans le quartier. On peut en sortir moins pauvre qu’on y est entré. La fonction d’accueil de ces quartiers est ainsi à considérer comme telle. Je pense qu’il est tout à fait légitime d’avoir des quartiers spécialisés dans l’accueil des familles populaires. Le temps dans le quartier peut n’être qu’un passage. Ces quartiers peuvent effectivement être dédiés à l’accueil et véritablement reconnus et conçus pour cette fonction. Ce raisonnement conduit à penser autrement la Politique de la Ville.
Dans cette logique, comment la Politique de la Ville devrait-elle évoluer ?
Des études, notamment à Marseille, ont montré que ce n’était pas le lieu ou le quartier qui rend précaire. Habiter une ZUS n’est pas pénalisant en terme de scolarité ou d’emploi, les gens qui y habitent n’ont ni plus ni moins de chances dans la vie que ceux qui, présentant les mêmes caractéristiques, n’y habitent pas. Partir de ce constat change tout. La question n’est plus de faire disparaître la concentration, ni de réduire les écarts de ces quartiers par rapport à d’autres, ni de les démolir comme hier on voulait les normaliser, ni d’empêcher de nouveaux immigrés d’y rentrer. L’enjeu est d’affirmer la spécialisation de ces quartiers, de garantir l’accueil et la promotion dans le quartier, d’adapter les services publics à un même public ainsi regroupé. Mieux considérer l’accueil des ménages populaires et immigrés comme une fonction urbaine durable qui doit être assurée dans les meilleures conditions possibles est un enjeu à la fois social et sociétal.
Les grands projets de renouvellement urbain conduits pour requalifier ces quartiers et mieux les relier au reste de la ville, mais aussi pour induire une plus grande mixité sociale, sont-ils à reconsidérer ?
Non, je n’oppose pas une stratégie sociale à la stratégie urbaine conduite aujourd’hui. Je reste persuadé qu’il y a un travail urbain à faire, notamment parce que l’habitat est trop souvent obsolète, et qu’il est intéressant de redonner de l’attractivité à ces quartiers et de diversifier l’offre de logements. Des jeunes couples peuvent ainsi accéder au logement et c’est une excellente chose. Il y a un bon usage de l’ANRU pour que les quartiers se renouvellent. Dans la durée, cela pourra même permettre des changements de statuts. Des quartiers populaires deviendront des quartiers plus bourgeois et ces mutations sont souhaitables. Le logement social a eu trop tendance à figer des statuts. Les quartiers doivent être en mouvement et devraient faire l’objet d’une intervention non pas massive et momentanée, mais permanente, dans la durée. On frappe fort et cinq ou dix ans plus tard on doit réintervenir, comme si ces quartiers ne pouvaient évoluer qu’à coup de grands travaux. Je prône plutôt un relâchement dans le traitement urbain et l’idée de banaliser les quartiers pour qu’ils évoluent au même rythme que la ville, et un renforcement de l’intervention publique sur tout ce qui est collectif, ce qui touche aux personnes.
La Politique de la Ville et celle de l’intégration sont totalement liées. Quel est votre sentiment sur la politique d’intégration à la Française ?
La question de l’intégration est délicate. Au nom d’une politique laïque de la République, on passe son temps à franchir les frontières de l’intimité. Bien sûr que dans l’enseignement les professeurs se doivent de transmettre les valeurs républicaines, c’est même essentiel. Mais, sur le plan législatif, même si cette intimité est de plus en plus visible dans l’espace public, à trop intervenir on produit l’effet inverse de ce qui est recherché. Je ne connais pas précisément la question de la burqa. Mais, sur le foulard, j’ai vu que, dans certains cas, il pouvait être un passeport pour sortir du quartier. Ces questions sont complexes et il faut être prudent. Être voilé ou adopter un comportement religieux peut, au contraire, être un signe d’intégration réussie : je m’assume comme je suis dans l’environnement qui m’entoure et avec lequel je compose. On ne peut pas réduire l’intégration à une conformité réglementaire.Le tour que prend aujourd’hui la politique intérieure est plus axé sur les signes extérieurs que sur le fond. Cette politique d’intégration se conjugue à une politique d’immigration régressive, contre-productive et la conjugaison des deux est dangereuse. Si le ghetto urbain n’existe pas, le ghetto politique est en construction. Les questions de la place des quartiers de la Politique de la Ville ou de l’intégration renvoient à un autre problème de la société française, celui de l’occultation des différences sociales, comme quelque chose de normal et constitutif de la société. Aujourd’hui, lorsque l’on est en bas de l’échelle, on est un perdant. Et il n’y a pas de place pour les perdants, et donc pas de possibilité de vivre « une vie normale de prolo ». On ne peut pas tous s’intégrer dans une vaste classe moyenne : il faut savoir durablement composer avec les différences sociales et les inégalités. Poursuivre l’objectif de bien vivre ensemble avec les différences sociales serait aussi une des évolutions intéressantes de la Politique de la Ville. Je pense fondamentalement que de retrouver et de considérer cette notion de différence sociale et de garantir des carrières populaires sécurisées est un des enjeux des politiques urbaines. L’obsession de la promotion et de la réussite conduit au rejet.
Comment pensez-vous que ces quartiers vont évoluer ?
Je suis très optimiste car depuis trente ou quarante ans ces quartiers se sont renouvelés et ont toujours produit des choses constructives. Dans les années 1970, le mouvement associatif et les luttes pour l’amélioration du cadre de vie ont permis l’émergence du socialisme urbain. Dans les années 1980, avec la Marche pour l’égalité, la demande de reconnaissance de toute une jeunesse issue de l’immigration a contribué à une prise de conscience collective de la diversité. Dans les années 1990, les émeutes qui se sont multipliées ont provoqué une réflexion sur le vivre ensemble, les services publics, le rapport à l’Etat, autant d’éléments qui ont participé à l’évolution de l’action publique et enrichi la réflexion sur la forme et la fonction des villes. Ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres qu’ils sont condamnés, au contraire on mesure aujourd’hui leur fantastique réactivité et le puissant outil d’interpellation et de transformation sociale qu’ils représentent. Ces quartiers, sous une forme ou sous une autre, sont promis à un bel avenir. Tôt ou tard, il faudra que l’on ouvre à nouveau nos frontières, on aura besoin de nouvelle main d’œuvre ; tôt ou tard les modèles migratoires répressifs devront évoluer vers des modèles de mobilité internationale, plus ouverts et plus souples, dans lesquels l’injonction à l’intégration sera forcément moins pesante. Les quartiers Politique de la Ville, ou d’autres, devront assurer cette fonction d’accueil. Ce serait un bel objectif que de se dire qu’il faut assurer cet accueil dans les meilleures conditions possibles, pour les personnes et pour la société dans son ensemble.
Reconnaître les quartiers tels qu’ils sont, valoriser et améliorer leur fonction d’accueil et de promotion des individus est l’enjeu que vous fixez à la Politique de la Ville. Mais qu’en est-il de l’objectif prioritaire de mixité sociale donné aujourd’hui à cette politique ?
Prétendre résoudre la question sociale en créant artificiellement de la mixité sociale est une vaste fumisterie. À vrai dire je ne comprends pas bien ce que l’on cherche en brandissant de tels discours sur la mixité. D’une certaine façon, le débat sur la mixité se résume dans la controverse sur l’école entre Eric Maurin et Thomas Piketty, l’un prône des classes mixtes où les meilleurs tirent la classe vers le haut, et l’autre montre que des moyens conséquents et adaptés sont très efficaces pour accroître la réussite des élèves. Je me sens plus proche de l’analyse de Piketty. Vouloir et permettre à des groupes sociaux différents de se frotter peut être un objectif louable, mais injecter des classes moyennes dans les quartiers et obliger le peuple à les côtoyer pour s’améliorer, c’est tout simplement stalinien.
Directeur d’étude à TEN (coopérative de conseil), puis chargé de mission à la SCIC (groupe CDC), Philippe Estèbe a été co-rapporteur, avec Jacques Donzelot, de l’évaluation nationale de la politique de la ville (1992-1994).
Depuis 1995, il est directeur d’études à Acadie où il intervient dans trois domaines principaux : l’assistance à maîtrise d’ouvrage pour l’élaboration de projets de territoires, l’évaluation de politiques publiques (politique de la ville, politique d’aménagement du territoire - à ce titre, il a conduit des missions pour la Délégation interministérielle à la ville, la ville de Brest, la communauté urbaine de Nantes, la Préfecture de région Île-de-France) et la recherche sur les formes du gouvernement urbain, dans le cadre de programmes nationaux : ville émergente, ville et emploi, polarisation sociale de l’urbain et services aux publics.
On trouve parmi ses principales publications : Les communes au rendez-vous de la culture (avec E. Rémond) aux éditions Syros en 1985 ; L’Etat animateur - essai sur la Politique de la Ville (avec J. Donzelot) aux éditions Esprit en 1994, L’usage des quartiers chez l’Harmattan en 2004, ou encore Gouverner la ville mobile, PUF en 2008.
Étude
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Étude
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