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La recherche aux Archives municipales de Lyon

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Portrait de Anne-Catherine Marin et Tristan Vuillet
© DR
Anne-Catherine Marin est directrice des Archives municipales de Lyon en 2010 et Tristan Vuillet est chargé des recherches

Interview de Anne-Catherine Marin et Tristan Vuillet

<< Les sciences humaines et sociales ont un rôle important à jouer auprès du public, dans le monde d’aujourd’hui : un rôle d’information et de formation de vrais citoyens >>.

Un poste de « chargé des recherches » a récemment été créé au sein des Archives Municipales de Lyon. Confiée à Tristan Vuillet, cette nouvelle fonction vise à renforcer les liens que l’institution entretient avec le monde de la recherche ; une initiative originale, qui vise à répondre aux besoins accrus de vulgarisation des savoirs mais aussi de rigueur scientifique, à une époque où internet donne le sentiment à tout un chacun de pouvoir accéder à la connaissance directement et « en temps réel ».

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Date : 05/04/2010

Qu’est-ce qui a motivé la création d’un poste dédié aux questions de recherche, dans un équipement public comme le vôtre ?

Anne-Catherine Marin : Depuis le déménagement des Archives municipales à Perrache, au début des années 2000, nous avons mené une politique d’ouverture à un large public, qui s’est appuyée notamment sur la création d’un service pédagogique et sur une action culturelle en profondeur, avec diverses expositions liées aux thématiques qui sont cœur de nos missions. Nous avons également mis en ligne sur internet l’état civil et les registres paroissiaux, grâce à une opération importante de numérisation pour laquelle nous avons obtenu des moyens de la Ville et de l’Etat. Cela nous a permis de satisfaire en particulier les généalogistes, qui constituent une part importante de notre public.

Il faut rappeler que depuis les années 1970, les services d’archives en France ont connu une véritable révolution en matière d’ouverture au public. Auparavant, seuls quelques chercheurs entraient dans les salles de consultation des documents. Les généalogistes ont été les premiers à nous solliciter fortement ; puis le grand public a été sensibilisé grâce aux Journées du Patrimoine et à différentes expositions qui ont pu être réalisées. Ce mouvement national a sans doute été conforté à Lyon par le fait que nous disposons maintenant d’un bâtiment particulièrement beau, qui offre des espaces très agréables pour le public. Mais je me disais depuis quelque temps que nous n’avions pas fait d’effort particulier en direction de notre public "traditionnel", qui est celui des universitaires — chercheurs  confirmés ou étudiants. C’est l’enjeu du poste confié à Tristan Vuillet que de renouer des liens forts avec ce public, qui a beaucoup évolué.

 

En quoi le public universitaire a-t-il changé ?

Tristan Vuillet : En termes de disciplines, d’abord : alors que notre public traditionnel était essentiellement constitué d’historiens et historiens de l’art, nous avons vu arriver depuis cinq ou six ans davantage d’étudiants en géographie, architecture, urbanisme… En parallèle, nous avons constaté que les étudiants qui viennent chez nous sont de moins en moins formés à la recherche en archives. Nous avons vu la différence depuis la semestrialisation des cursus universitaires, le système LMD. Aujourd’hui, les étudiants en master 1 d’histoire n’ont plus à fournir le travail de recherche qui était demandé auparavant en maîtrise. Ils mènent  des travaux beaucoup plus courts, qui demandent un accompagnement différent.

Anne-Catherine Marin : Nous remarquons aussi, ce qui est plus grave, que les étudiants sont de moins en moins formés à l’histoire administrative, et même à l’organisation administrative de notre territoire. C’est peut-être lié à l’affaiblissement de l’éducation civique à l’école, ou à la démocratisation importante de l’accès à l’université… Les étudiants qui arrivent en master sont beaucoup plus nombreux aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Face à cette situation, nous devons adapter nos usages professionnels et notre mode de fonctionnement. Nous avons donc engagé une réflexion sur l’évolution nécessaire de nos instruments de recherche. Réflexion qui a débouché sur la création de ce nouveau poste.

 

Qu’est ce que vous appelez « instruments de recherche » ?

Anne-Catherine Marin : C’est, par comparaison, ce que dans les bibliothèques on appelle un catalogue. Autrement dit, la description, sous forme de résumé, des documents que nous conservons, selon une méthode de classement et d’analyse qui fait l’objet d’une norme internationale. Ce sont des outils de mise à disposition des fonds documentaires qui, dans le monde des archives, insistent tout particulièrement sur le contexte de production du document : le service qui l’a produit, les finalités administratives de sa production... ; ce qui est fondamental. Pour bien utiliser un document en effet, il faut bien connaître ce contexte. Et la difficulté, c’est que nous avons des cadres de classement qui datent du XIXème siècle, qui ont été un peu rénovés, mais qui sont quand même complexes à utiliser pour le chercheur. D’où l’enjeu de la question : « comment je donne accès », « comment je fais évoluer ma politique d’instruments de recherche » pour m’adapter à un public moins formé, un public non spécialiste. À un moment donné, cela passe par des ressources humaines. Tous ces questionnements ont émergé chez nous alors que la personne qui était responsable de la salle de lecture depuis 20 ans partait à la retraite.

 

Qu’attendez-vous de cette nouvelle fonction au sein des archives ?

Tristan Vuillet : L’originalité de ma mission, c’est que j’ai à m’occuper en même temps de la production desdits instruments de recherche et des relations avec les laboratoires universitaires. Il s’agit à la fois de mieux accompagner les personnes qui viennent faire des recherches chez nous ; et de nous rapprocher de l’université, de devenir plus actifs dans nos relations avec les chercheurs, d’être attentifs à l’évolution de leurs problématiques et de leurs attentes. Pour éventuellement adapter notre programme de traitement des documents aux nouveaux courants de la recherche en sciences humaines et sociales.

Anne-Catherine Marin : Nous avons toujours gardé des contacts avec le monde universitaire, travaillé avec telle ou telle individualité, participé à des projets, mais nous étions plutôt dans l’attente, sans avoir les moyens d’une véritable collaboration. Je crois que nous ne pouvons plus nous contenter d’être dans une politique d’ouverture — même si c’est déjà la base fondamentale. Le simple accès aux documents, aussi démocratique soit-il, n’est plus suffisant. Nous devons fournir plus d’accompagnement, ou de tutorat, auprès du public qui ne connait pas nos fonds, notamment les jeunes chercheurs. Et nous souhaitons aussi provoquer des recherches dans les domaines où nous estimons qu’il y a du potentiel. Il ne s’agirait peut-être pas d’aller jusqu’à proposer des sujets de recherche, mais de faire connaître aux enseignants des fonds particulièrement intéressants, traités et accessibles, pour que des étudiants puissent travailler dessus.

Tristan Vuillet : Nous pourrions également, en fonction des nouvelles problématiques qui se font jour, faire entrer de nouvelles archives, engager une politique de collecte un peu plus dynamique dans tel ou tel secteur…, comme sur la Politique de la ville par exemple.

Anne-Catherine Marin : Cette nouvelle fonction est aussi un outil de management, pour moi : en mettant l’accent sur telle ou telle thématique, parce qu’on pressent des besoins de recherche (plutôt que de faire entrer des archives qui ne sont pas exploitées à moyen terme), on valorise nos métiers et ceux des agents que nous sollicitons dans les services administratifs — mairies, écoles, etc.

 

Peut-on dire que les archives ont une vocation scientifique ? Ou une mission scientifique ?

Anne-Catherine Marin : Notre travail, qui consiste à assurer la métamorphose de documents administratifs en sources historiques, comporte effectivement un aspect scientifique. Le classement même des fonds ne relève pas que d’une approche technique : c’est aussi une démarche scientifique. En ce sens, on peut dire que nous participons à la communauté scientifique. Beaucoup d’entre nous ont d’ailleurs mené ou mènent des recherches universitaires, publient dans des revues scientifiques… Nous sommes issus de ce milieu-là. La formation des conservateurs d’archives passe par l’Ecole des chartes et l’Ecole du patrimoine, le plus souvent après des études d’histoire ou de droit. Et à l’Ecole des chartes, les étudiants font une thèse.

 

Mais alors, en quoi les archives ont-elles besoin des chercheurs en sciences humaines et sociales ?

Anne-Catherine Marin : Parce que la difficulté dans notre profession — mais c’est aussi un avantage, qui rend notre métier très intéressant —, c’est que nous conservons des fonds très diversifiés, très variés.

Tristan Vuillet : Nous sommes un centre de documentation "encyclopédique" sur le territoire de Lyon : nous avons des documents sur toutes sortes de thématiques. Et nous ne pouvons pas creuser tous les sujets. Les chercheurs, par leurs regards de spécialistes, nous permettent de progresser dans la connaissance de nos fonds.

Anne-Catherine Marin : Leurs recherches nous sont utiles pour le travail de classement. Exemple très récent : Anne Verjus, qui est chercheur au laboratoire Triangle (Ecole Normale Supérieure Lyon) travaille sur la correspondance du couple Morand, à partir du fonds Morand, qui est déposé aux Archives de Lyon. Elle nous a déjà donné un certain nombre d’informations pour améliorer le classement de ce fonds, parce qu’elle a identifié des éléments que nous ne pouvons pas repérer nous-mêmes, n’ayant pas la connaissance très précise du contexte. Dans ce cas, l’utilité de la recherche est immédiate, pour notre travail quotidien, pour la mise au point d’inventaires qui soient le plus précis possible — ce qui ensuite va profiter à l’ensemble de notre public. Dans le même ordre d’idées, nous attendons beaucoup des chercheurs qui vont travailler sur les Hospices Civils de Lyon…

Mais nous avons également besoin des chercheurs pour assurer notre mission de médiation culturelle. Parce qu’il est très difficile de passer d’un document de première main à sa communication au grand public. Plusieurs étapes sont nécessaires dans ce processus de vulgarisation. Et la première, c’est le travail du chercheur. Pour l’exposition Lyon 1562, capitale protestante, par exemple, il nous fallait resituer la période historique dans une certaine problématique, dégager les points essentiels, pour être capables ensuite de faire une sélection pertinente dans nos documents. Nous avions vraiment besoin de spécialistes de cette époque. Nous avons donc fait appel à Yves Krumenacker, professeur à Lyon 3, et à Pierre-Jean Souriac, de Lyon 3 également, qui sont tous deux de grands spécialistes : le premier de l’histoire du protestantisme et de Calvin, le second des guerres de religion.

 

Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Anne-Catherine Marin : C’est un échange. Nous avons commencé la collaboration deux ans à l’avance. Yves Krumenacker a proposé à une étudiante en master de travailler sur l’occupation protestante de Lyon en 1562 — un travail qui a d’ailleurs été valorisé, in fine, dans l’ouvrage qui accompagne l’exposition. Les chercheurs nous ont fourni des textes explicatifs du contexte pour l’exposition, nous en avons discuté… Et ainsi, par allers-retours successifs, le contenu se précise et la recherche menée par l’archiviste dans les documents pour leur sélection finale est plus attentive et pertinente. Il faut bien comprendre en effet que la vérité ne sort pas toute nue des archives ! Pour "faire parler" les documents, il faut les questionner, les croiser…

 

Peut-on parler de "vulgarisation", à ce niveau-là ?

Anne-Catherine Marin : Oui. La présentation que les chercheurs nous font de leurs travaux est une première étape dans la transmission d’une connaissance structurée et problématisée.

Tristan Vuillet : Ensuite, c’est aux médiateurs culturels de notre équipe qu’il revient de vulgariser encore une fois cette connaissance, pour rendre le contenu plus accessible. Pour avoir un "produit" de qualité, qui à la fois parle aux gens et qui soit rigoureux sur le plan scientifique, on ne peut pas échapper à cette collaboration approfondie avec les chercheurs.

 

Vous êtes donc l’un des acteurs qui participent à la diffusion des sciences au cœur de la cité…

Anne-Catherine Marin : Nous participons à la diffusion des savoirs sur un territoire et ses populations ; sans doute aussi, toutes proportions gardées, au rayonnement de la recherche scientifique et de ses résultats. Nous n’avons pas l’impact auprès du public d’un équipement comme la Bibliothèque Municipale, mais nous essayons de contribuer à cette diffusion des savoirs par nos expositions, par les colloques que nous organisons : colloques scientifiques, journées d’études, mais aussi colloques plus ouverts, conférences grand public…

 

Cherchez vous à renforcer vos liens avec les chercheurs de l’aire urbaine, ou plus largement à l’échelle régionale, nationale, internationale ?

Anne-Catherine Marin : Nous sommes ancrés dans un territoire et nos fonds documentaires sont liés à ce territoire : nous allons donc commencer par renforcer nos relations de proximité avec l’Université de Lyon. Mais nous avons aussi une vocation plus large : du fait de l’importance de la ville de Lyon, de son rayonnement historique, nous accueillons déjà des chercheurs de toute la France, et aussi de l’étranger  — une trentaine d’historiens chaque année : Anglais, Américains, Allemands, Japonais… Ce sont des chercheurs qui soit travaillent sur Lyon, soit font de l’histoire comparée, entre Lyon et d’autres grandes villes de France ou d’Europe. Notre implantation à côté de la gare Perrache, à deux heures de Paris, a eu un impact très positif de ce point de vue-là : les universitaires viennent assez facilement depuis Paris.

 

Comment avez-vous prévu de travailler en direction des différentes disciplines de recherche ?

Tristan Vuillet : Notre premier objectif, c’est de parvenir à un diagnostic, un état des lieux des disciplines représentées sur le territoire. Nous connaissons, par des contacts personnels, un certain nombre de chercheurs, mais pas forcément les interactions des uns par rapport aux autres. Nous avons besoin de contextualiser tout cela : qui travaille avec qui ? pourquoi ? sous quelle égide, etc., pour y voir un peu plus clair. Et inversement, je crois que nous avons à faire, auprès des disciplines qui ne nous sont pas familières, le même genre de travail que nous avons réalisé du temps de l’ouverture au grand public : expliquer, présenter ce que sont les Archives. Je ne suis pas sûr, par exemple, qu’un étudiant en sociologie sache bien ce qu’est un service d’archives, l’intérêt qu’il pourrait avoir à le fréquenter. Il faut à la fois nous faire connaître et savoir ce qui se passe sur le territoire, qui pourrait être intéressé par les ressources documentaires qui sont les nôtres. Cela passe par un travail de veille…

 

Avez-vous affaire à des disciplines autres que celles des sciences humaines et sociales ?

Anne-Catherine Marin : Cela peut arriver, concernant par exemple l’histoire de la médecine, et plus généralement l’histoire des sciences et des techniques. Nous avons travaillé avec des ingénieurs de l’ENTPE (Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat), nous avons eu aussi des étudiants en sport... Récemment, nous avons accueilli un historien qui travaille sur le changement climatique. Il participe au projet Ophélie, en collaboration avec le laboratoire des sciences du climat de Saclay. Les informations historiques, extraites des documents d’archives de l’Ancien Régime et du XIXe siècle par l’historien et rédigées en vocabulaire courant, sont "transcrites" en données scientifiques par des climatologues, mathématiciens, informaticiens... Cette démarche permet de constituer une base de connaissance sur les accidents climatiques et de donner ainsi une perspective sur le long terme, indispensable pour connaître les cycles, faire de la prospective, tenter de prévoir les accidents climatiques, gérer les risques, assurer la protection des populations... Le document d’archives, ressource patrimoniale, prend ainsi une dimension citoyenne ! Ce sujet est au cœur des grandes questions d’actualité, et nous envisageons d’y consacrer une de nos prochaines expositions.

 

Est-ce que vous constatez des avancées en matière d’interdisciplinarité du côté de la communauté scientifique ?

Anne-Catherine Marin : Oui, tout à fait. Et nous y sommes à notre affaire ! Comme archivistes, nous sommes au croisement DES disciplines. Nous pouvons être aussi un lieu de rencontres. Pour Lyon 1562, par exemple, nous avons fait se rencontrer dans le comité scientifique nos deux historiens et un géographe, architecte-urbaniste et spécialiste de l’histoire urbaine, Bernard Gauthiez, professeur à Lyon 3. C’est ainsi que deux plans de Lyon du XVIe siècle, encore inconnus, "redécouverts" par un étudiant à Turin, ont pu être identifiés et font l’objet de recherche.

Tristan Vuillet : L’un des immenses avantages des archives, c’est que l’on peut utiliser les documents de différents points de vue. N’importe quelle discipline peut s’en saisir avec son propre regard. Les délibérations du conseil municipal, par exemple, peuvent intéresser un historien sous un angle donné, un urbaniste selon un autre principe, un sociologue encore sur autre chose…

 

Les chercheurs peuvent aussi trouver chez vous des moyens de diffusion de leurs travaux auprès d’un large public. Est-ce qu’ils sont sensibles à cela ?

Anne-Catherine Marin : Oui. Ils sont motivés par l’envie de partager, de confronter, d’échanger. À la fois pour enrichir la communauté scientifique, mais aussi pour mettre à disposition des citoyens les résultats de leur recherche. C’est très net : entre le début de ma carrière et maintenant, les approches ont vraiment changé… : c’est la génération internet !

Tristan Vuillet : C’est frappant chez les jeunes chercheurs, que nous essayons de mettre en avant dans le cadre de nos conférences. Ils sont souvent ravis de trouver chez nous un public nombreux de non spécialistes. Et de notre côté, cela nous semble intéressant de permettre à la recherche en train de se faire de pouvoir s’exprimer.

 

Au-delà du poste lui-même, ce qui représente déjà un effort important, avez-vous prévu d’allouer un budget à des opérations de recherche particulières, ou à des publications ?

Anne-Catherine Marin : Une de nos possibilités (qui est intégrée dans notre budget), c’est la numérisation et la mise en ligne de documents dont nous pensons qu’ils vont intéresser la communauté scientifique. Comme nous l’avons fait pour les délibérations municipales d’Ancien Régime, qui sont aujourd’hui bien consultées sur internet. Pour aller plus loin, nous pourrions mettre en lien ces documents avec un certain nombre de recherches. Par exemple avec les travaux des étudiants en master 1 d’histoire médiévale, qui, sous l’égide de Nicole Gonthier (Lyon 3) transcrivent depuis plusieurs années les registres de délibérations municipales de la fin du Moyen Age, de 1416 à 1500. Nous envisageons également d’ouvrir l’indexation collaborative sur notre site internet. Pour l’instant, cela concerne l’état civil : des internautes, généalogistes amateurs, vont faire cette indexation en ligne, chez eux. L’application sera opérationnelle en septembre. Il devrait être possible d’engager le même genre de démarche "collaborative" avec des enseignants et des étudiants sur les délibérations du conseil municipal ou l’enrichissement des descriptions de nos fonds photographiques. Par ailleurs, nous réfléchissons à l’idée de proposer des sujets de recherche qui pourraient faire l’objet de contrats CIFRE.

 

Pour  accueillir des doctorants ?

Anne-Catherine Marin : Oui. Pour l’instant, nous accueillons uniquement des étudiants en stage. Plutôt au niveau des masters pro "métiers des archives" et "culture de l’écrit et de l’image". Mais nous pourrions peut-être ouvrir les possibilités au niveau des masters de recherche. C’est à construire…

 

Et l’idée d’un chercheur en résidence, vous y avez pensé ?

Anne-Catherine Marin : Oui. L’avantage d’une telle formule, à mon sens, c’est de pouvoir collaborer sur un temps long pour arriver à un résultat qui soit exploitable au-delà du monde de la recherche. Le fait d’avoir quelqu’un en résidence doit permettre, me semble-t-il, de bien prendre en compte les besoins du chercheur, mais aussi les nôtres ; et d’échapper ainsi à la contrainte d’une formalisation exclusivement universitaire — qui n’est pas forcément toujours très "utilisable" pour nous et qui fait que trop de recherches restent dans les tiroirs.

 

Quels sont les sujets de recherche que vous souhaiteriez développer dans les prochaines années ?

Tristan Vuillet : Ils sont très nombreux ! Nous voudrions notamment encourager des travaux sur l’histoire des services et du personnel de l’administration municipale ; un sujet sur lequel nous disposons de fonds très riches et encore peu exploités. Des travaux existent, mais il demeure des parts d’ombre dans l’histoire administrative de la municipalité lyonnaise, qu’il faudrait éclairer par de nouvelles recherches.

Anne-Catherine Marin : Nous prévoyons aussi de collaborer avec le Larhra (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes) et l’UMR 5600 (Environnement, ville, société) pour la réalisation d’un atlas administratif du territoire lyonnais, qui indiquerait l’évolution dans le temps des limites des paroisses, des arrondissements, des octrois… : toutes les divisions administratives qui ont donné lieu à la production de séries de documents assez importantes — y compris, en remontant sous l’Ancien Régime, les modalités de partage du territoire lyonnais entre les différents seigneurs. Il s’agirait de traduire les données des documents écrits dont nous disposons en documents cartographiques de référence, qui pourraient être mis à la disposition de tous et servir ainsi de base à des recherches ultérieures. Sur ce projet, les deux laboratoires cités sont vraiment intéressés. Si nous arrivions à bâtir ensemble cette cartographie administrative de Lyon, ne serait-ce qu’à partir de 1790, je pense que nous contribuerions fortement à donner des outils essentiels à la recherche scientifique. D’où l’importance du poste de Tristan : nous avons besoin d’aller rencontrer les chercheurs, de prendre le temps d’aller à leurs réunions, pour ensuite êtres capables de proposer une contribution efficace.

Tristan Vuillet : Un autre sujet qui nous intéresse tout particulièrement concerne l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme à l’échelle du Grand Lyon. Actuellement, les chercheurs qui travaillent sur ces questions doivent contacter une multiplicité d’institutions culturelles pour rassembler des sources : les Archives municipales, les Archives Départementales du Rhône, le Grand Lyon, mais aussi le Musée Gadagne, le Musée Urbain Tony Garnier, le Rize à Villeurbanne etc. Il serait intéressant de mettre au point un guide de recherche, ou un portail documentaire des fonds d’archives, qui indiquerait aux chercheurs où trouver telle ou telle source, et quels rapports ces documents entretiennent entre eux.

 

Vous collaborez sans doute déjà avec nombre de ces institutions ?

Tristan Vuillet : Oui. Nous travaillons forcément à une échelle de territoire plus large que la ville stricto sensu : avec différents services d’archives municipaux, et avec différentes institutions culturelles.

Anne-Catherine Marin : Pour  l’exposition Luttes, visages du mouvement ouvrier, par exemple, nous avons travaillé avec les communes de Saint-Etienne, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Oullins…

Tristan Vuillet : La collaboration est renforcée du fait que la plupart des établissements culturels se lancent aujourd’hui dans des politiques liées à la recherche. On le constate avec les Archives Départementales du Rhône, avec le Rize ou le Musée Gadagne : nous partageons les mêmes préoccupations. Les Archives Départementales, par exemple, ont convié l’an dernier des universitaires pour leur présenter des fonds ; ils organisent une journée pour les étudiants-chercheurs avec des professionnels des archives pour faire le point sur leur méthodologie de recherche... Le Rize s’est également positionné de manière forte comme étant un centre lié à la recherche. C’est une tendance générale.

 

À quoi attribuez vous ce mouvement ? Est-il lié à la montée en puissance des établissements de recherche et d’enseignement supérieur dans la métropole ? À un contexte politique général, qui induirait un recours croissant à la recherche en sciences humaines et sociales… ?

Anne-Catherine Marin : Un facteur a joué, je pense, dans ce mouvement : c’est l'inflation mémorielle qui a contaminé notre société — inflation partiellement "aggravée" par les possibilités extraordinaires qu'offrent l'informatique et internet ; ce qu’Emmanuel Hoog   qualifie de "crise mémorielle"  et qui est au coeur de la réflexion sur notre métier d'archiviste. À force de pouvoir tout savoir en temps réel, on ne se souvient plus de rien… Ce qui rend d’autant plus nécessaire la structuration, l'organisation et la hiérarchisation des masses d'informations disponibles pour constituer une mémoire transmissible ; et donc le recours dans notre métier, à une démarche scientifique. Les initiatives de recueil de mémoires qui se sont multipliées ces dernières années ; les "communautés", diverses et variées, qui ont entrepris un travail de mémoire sur elles-mêmes, entraînent en effet un double risque : celui d'un repli "identitaire" et celui d'une confusion des genres, très fréquente, entre la mémoire et l'histoire — chaque groupe ayant tendance à considérer sa mémoire comme la "vérité" historique. Dans ce contexte, autant il importe pour les Archives de collecter des traces mémorielles reflétant toute la diversité d'un territoire, aux côtés de la mémoire institutionnelle, autant il est fondamental que ces sources soient utilisées comme matériau par les chercheurs : c’est en effet leur travail scientifique qui rendra possible une restitution mettant en perspective les différentes mémoires dans un contexte plus large.

Même si, d’un point de vue démocratique, il faut que tout le monde puisse avoir accès aux documents originaux, je pense qu’il est essentiel que ces documents passent par des médiateurs, dont les chercheurs sont les premiers représentants. J’ai vraiment la conviction que les sciences humaines et sociales ont un rôle important à jouer auprès du public, dans le monde d’aujourd’hui : un rôle d’information et de formation de vrais citoyens.

 

Et vous avez le sentiment que les chercheurs jouent le jeu ? On a souvent en France l’image d’un monde universitaire un peu replié sur lui-même, hésitant à s’engager sur la scène publique…  

Anne-Catherine Marin : Je crois que cela change. Chez les historiens en particulier, nombreux sont ceux que cette question préoccupe à l’heure actuelle ; et qui ont vraiment envie que leurs travaux soient utilisés au-delà de la communauté scientifique. Pour que les connaissances qu’ils produisent soient utilisées par des porteurs de projets, des acteurs de la société civile… Je crois que nous avons tous besoin de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Et je pense que la recherche en sciences humaines et sociales, toutes disciplines confondues, nous fournit des éléments de compréhension. Il est important que des chercheurs, des intellectuels prennent position dans les grands débats publics d’aujourd’hui, et y apportent leur point de vue.