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Jean-Yves Ottmann, chercheur « Qu’ils soient qualifiés ou non, les jeunes d’aujourd’hui exigent d’être traités plus dignement dans leur travail, en particulier s’agissant de la qualité du management »

Interview de Jean-Yves Ottmann

Portrait de Jean-Yves Ottmann
Sociologue du travail

Six collectivités sur dix déclarent faire face à des difficultés fréquentes de recrutement dans le baromètre RH réalisé par Randstad France (2022).

Ces difficultés ont fortement augmenté par rapport à 2021, où seulement 39 % déclaraient connaître des difficultés dans ce domaine. Et le constat n’est pas limité à la fonction publique. En 2022, la disponibilité et la qualification de la main d’œuvre apparaissent comme le premier frein de la compétitivité pour 37% des entreprises françaises, tous secteurs confondus (baromètre 2022 Syntec Conseil).

La baisse du taux de chômage peut expliquer cette situation de pénurie de main d’œuvre, mais pas seulement. Les Français sont en recherche de sens au travail, d’équilibre entre leur travail et leur vie personnelle, mais aussi de conditions de travail en phase avec les aspirations d’une société où l’on n’accepte plus de tout sacrifier pour son travail.

Chercheur au sein du laboratoire Dauphine Recherche en Management, Jean-Yves Ottmann nous livre sa vision d’une crise RH qui pousse les organisations à repenser en profondeur les conditions de leur attractivité et de la fidélisation de leurs salariés. Il nous propose notamment une analyse des conditions de réussite de la semaine de quatre jours.

En sociologue des organisations, Jean-Yves Ottmann explique pourquoi celles-ci semblent plus à l’aise pour agir sur l’attractivité des métiers que sur le maintien dans l’emploi : alors que le recrutement ou la marque employeur sont naturellement confiés aux directions des ressources humaines, le maintien dans l’emploi (fidélisation) dépend en revanche plutôt des directions opérationnelles, qui ont la main sur la qualité du travail et les conditions de travail. Agir sur ces dimensions implique donc des efforts collectifs et des progrès à l’échelle de toute l’organisation.

En 2022, Jean-Yves Ottmann a réalisé pour la Métropole de Lyon une étude sur l’attractivité des métiers de l’aide à la personne : Un turnover lourd de conséquences pour les structures : Quelles pistes de solutions ?

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Date : 01/05/2023

Quelle est la différence entre attractivité et fidélisation d’un métier ?

L’attractivité et la fidélisation ne renvoient pas aux mêmes enjeux

L’attractivité est la capacité d’une structure à attirer des candidats et se réfère donc principalement au recrutement. Elle passe par des éléments propres à la structure – comme l’image de marque, la rémunération proposée, le processus de recrutement- mais aussi des dimensions plus sectorielles ou sociales comme l’image sociale du métier ou son accessibilité. L’attractivité s’adresse à deux profils de candidats différents : d’une part, les personnes qui se prédestinaient au métier concerné (par leurs études et leur parcours professionnel) mais qui pourraient décider de travailler chez un concurrent et, d’autre part, les personnes qui ne se prédestinaient pas à ce métier. La frontière entre les deux n’est pas toujours facile à fixer mais les stratégies d’attractivité diffèrent. Ainsi, pour ceux qui sont à l’heure des choix de formation, il est nécessaire de travailler l’attractivité très tôt dans leur cursus. 

La fidélisation a une dimension complémentaire à celle du recrutement : c’est la capacité à retenir des personnes qui sont en poste dans la structure et, si l’on se place au niveau du secteur, dans le métier concerné. Les deux ne vont pas toujours de pair : pendant longtemps, la restauration n’a pas rencontré de problème de rétention au niveau sectoriel mais les structures, prises individuellement, pouvaient connaître des difficultés pour retenir leurs employés. La boulangerie est une autre illustration : les boulangers savent qu’ils peuvent démissionner parce qu’ils pourront trouver du travail facilement dans d’autres boulangeries. Dans ces deux exemples, Il n’y a pas nécessairement de problème de rétention au niveau du secteur mais un problème de fidélisation au niveau de l’entreprise.

L’attractivité et la fidélisation ne renvoient pas aux mêmes enjeux. Pour les salaires par exemple, l’attractivité pose la question de la rémunération supposée alors que la fidélisation pose la question de la rémunération réelle. La fidélisation intègre aussi plus fortement la question des conditions de travail au quotidien (pénibilité, qualité du management, justice organisationnelle) ou encore celle de la fierté professionnelle : certaines personnes restent dans leur métier parce qu’il leur donne une image sociale forte. On peut citer également l’intégration à un collectif de travail, les relations avec les collègues, l’épanouissement que l’on retire de son métier. 

Ces différentes dimensions jouent sur la fidélisation. Si une structure n’est pas obligée de « cocher toutes les cases » pour fidéliser, elle aura tout intérêt à disposer de certains points forts plutôt que d’être moyenne sur l’ensemble des facteurs de fidélisation.

En lien avec la difficulté de fidéliser, on entend beaucoup parler actuellement de démotivation et de « quiet quitting ».

Effectivement, la question de la fidélisation va recouper de manière très concrète la question de la motivation. Si le quiet quitting revient aujourd’hui dans les médias, il a en réalité été identifié depuis longtemps. Max Weber avait déjà identifié des stratégies de freinage à travers le fait de ne pas démissionner mais de travailler moins, voire mal, volontairement. C’est du désengagement. Des sociologues du travail comme Renaud Sainsaulieu ont identifié des stratégies de ralentissement pratiquées de longue date par les ouvriers. Il s’agissait de diminuer la cadence pour s’opposer au rythme et à la violence du taylorisme. L’objectif était de mettre en place un rapport de force avec l’employeur ou simplement de s'en protéger par une forme de « résistance passive ». D’autres études ont mis en évidence ces stratégies dans les organisations qui exercent une forte pression sur leurs équipes. Par exemple, dans le secteur du conseil, il est possible de voir un employé terminer un document le lundi mais ne l’envoyer que le mercredi, jour de la date limite, pour se libérer du temps pour d’autres tâches ou activités.

 

Ces comportements s’expliquent-ils par une évolution des Français dans leur rapport aux conditions de travail ?

Il n’est pas rare que les personnes en situation de domination rejettent violemment le fait qu’on les caractérise comme étant dominés

Il faut tout d’abord être prudent dans les constats réalisés sur les conditions de travail : il y a toujours une surreprésentation des problématiques des cadres, souvent métropolitains, relativement aux travailleurs non qualifiés vivant dans des bassins d’emploi sinistrés. Les premiers sont plus exigeants sur leurs conditions de travail et ils ont la possibilité de l’être. Mais une fois posée cette distinction, il est vrai que l’on observe une tendance commune qui semble se dessiner chez les jeunes générations et qui demandera d’être approfondie par de nouvelles études : qu’ils soient qualifiés ou non, ils exigent d’être traités plus dignement dans leur travail et en particulier dans la qualité du management.

La violence dans le management considérée comme normale dans les années 1990, a commencé à être remise en cause dans les années 2000-2010 et ne semble plus être acceptée aujourd’hui par les plus jeunes. Pour expliquer ce phénomène, le cadre théorique proposé par Norbert Elias de processus civilisationnel peut être avancé. Cette théorie suppose qu’il existe un processus qui enlève progressivement la violence de la société. Si l’on accepte comme postulat que le management tayloriste, vertical, non participatif est une forme de violence a minima symbolique, alors cette théorie s’applique également au travail. Cette violence du management est démontrée depuis assez longtemps par la sociologie et la psychologie du travail. 

Cette nouvelle importance donnée aux conditions de travail crée d’ailleurs une incompréhension générationnelle. Les boomers et leurs successeurs ont accepté cette violence comme consubstantielle au travail, ils l’ont intériorisée. Ils comprennent difficilement que les jeunes générations ne les acceptent pas. Boltanski précise à ce titre dans un de ses ouvrages qu’il n’est pas rare que les personnes en situation de domination rejettent violemment le fait qu’on les caractérise comme étant dominés. C’est comme si nous renvoyons à ces générations un statut de victime trop difficile à assumer pour eux.

Y-a-t-il des secteurs ou des catégories de personnel pour lesquels les questions de l’attractivité et de la fidélisation se sont posées en premier ?

Avec la baisse du chômage que connaît la France, des secteurs jusqu’à lors préservés des difficultés de recrutement se sont retrouvés concernés

Pour les métiers qualifiés, la question a pris de l’ampleur depuis le rapport McKinsey de 1997 sur la guerre des talents . Ce rapport a diffusé l’idée que les entreprises devaient désormais se battre pour attirer et conserver les talents : certains cadres et profils experts constitueraient une minorité dont dépend le succès des entreprises. Il faut donc les identifier, les attirer et les conserver. Ce rapport, qui s’est diffusé internationalement dans les fonctions RH des entreprises, a eu un impact manifeste sur les stratégies des entreprises. 

L’application de cette logique à d’autres profils est en revanche plus récente. Depuis la fin des années 2000, la France souffre d’un manque de personnels qualifiés à un niveau bac+2/bac+3, indispensables à de nombreux métiers techniques et administratifs. Face à cette pénurie, certaines entreprises n’hésitent plus à recruter sans CV ni lettre de motivation, et à offrir jusqu’à un an de formation pour disposer de personnel qualifié. Ces difficultés étaient déjà courantes pour de grands groupes comme la SNCF, Airbus ou Safran mais elles étaient peu visibles. La médiatisation actuelle des difficultés de recrutement et de fidélisation des entreprises est sûrement liée au fait qu’elles concernent aussi très fortement les cadres désormais : ces catégories sont sûrement plus proches de la sphère médiatique que les autres...

L’autre élément structurant est le taux de chômage. Tant que la France connaissait un taux élevé de l’ordre de 10 à 11 %, la question de l’attractivité des métiers non qualifiés se posait peu : il y avait toujours du monde pour travailler. Avec la baisse du chômage que connaît la France, des secteurs jusqu’à lors préservés des difficultés de recrutement se sont retrouvés concernés. Certains comme l’hôtellerie et la restauration ont de surcroît connu un effet post-Covid spécifique. Le personnel s’est rendu compte que les conditions de travail étaient inacceptables au regard du salaire et certains ont décidé de ne pas revenir. Aujourd’hui, les DRH de ces secteurs sont unanimes : les sous-effectifs persistent et la situation est devenue critique. On voit donc que pour certains secteurs plusieurs phénomènes peuvent se superposer.

La question de l’attractivité semble être traitée davantage que celle de la fidélisation. Les organisations ont-elles des difficultés à s’approprier cette question ?

Le niveau de la masse salariale, les rémunérations, les conditions de travail, le management sont finalement dans les mains des directions financière et opérationnelles

Oui effectivement. J’ai une hypothèse assez forte sur ce sujet, je pense que ce manque d’attention accordé à la fidélisation est dû à l’absence de pouvoir des directions des RH au sein des organisations. Les fonctions RH sont au mieux partenaires, mais la plupart du temps aux ordres des fonctions opérationnelles. Elles répondent à leurs besoins et n’ont que peu de poids dans les décisions stratégiques. C’est une question de pouvoir qui se joue au sein de l’entreprise, comme l’a montré Mintzberg dans ses travaux Le Pouvoir dans les organisations et Le Management

L’attractivité est une mission que l’on confie classiquement aux RH sans vraiment de débat. Il est de leur devoir de recruter de « bons profils ». Elles sont assez autonomes pour le faire au sein de l’organisation, elles n’ont pas besoin de rentrer en conflit avec d’autres directions. À l’inverse, la fidélisation a trait essentiellement au travail au sens sociologique, au quotidien des salariés et à leurs conditions de travail. Sur ces sujets, les directions RH ont moins de leviers. Le niveau de la masse salariale, les rémunérations, les conditions de travail, le management sont finalement dans les mains des directions financières et opérationnelles. Les RH doivent appliquer les décisions prises par ces autres directions.

À titre d’exemple, si la direction RH identifie des départs dans une équipe liés à un mauvais manager et qu’elle pense qu’il serait bon de s’en séparer, il est très peu probable qu’elle ait gain de cause : c’est la direction opérationnelle qui primera et pourra avoir le réflexe de conserver son manager. Souvent, les RH ne sont pas des décisionnaires stratégiques dans les organisations. D’ailleurs, les entreprises qui font des RH une fonction réellement stratégique sont souvent remarquables par leurs conditions de travail et la faiblesse du turn-over. Personnellement, je crois en une meilleure valorisation des fonctions RH dans les organisations, mais c’est un biais disciplinaire que l’on peut me reprocher.

 

Pour travailler sur l’attractivité et la fidélisation, outre les salaires, on entend de plus en plus parler de nouveaux temps de travail ou de façons d’organiser son travail.

Oui effectivement, on peut citer plus particulièrement la semaine de quatre jours et les organisations horizontales, fortement médiatisées actuellement et qui constituent deux exemples intéressants à analyser en matière d’attractivité et de fidélisation. Ces nouvelles pratiques s’inscrivent dans les modes managériales. Des phénomènes que des chercheurs américains comme Midler et Abrahamson se sont appliqués à étudier dans les années 80, ou encore plus récemment Valérie Boussard. Ce sont des mécanismes circulaires qui se mettent en place avec des publications professionnelles, des cabinets de conseil et des managers intermédiaires qui sont recrutés ou formés pour les mettre en place. Néanmoins, même si ces deux phénomènes peuvent constituer des modes, ils n’en posent pas moins de véritables questions qui méritent d’être étudiées. 

Que penser à ce titre de la semaine des quatre jours ? Quels seraient les avantages ? Comment se ferait sa mise en place ?

Une corrélation entre la réduction du temps de travail et l’amélioration de la santé a pu être observée

Il faut considérer la semaine de quatre jours comme une réduction du temps de travail. Si elle porte seulement sur une concentration des horaires, à volume constant, alors les journées deviennent rapidement trop denses et ne sont plus acceptées : disposer d’une journée de libre pour sacrifier sa vie de famille quatre fois par semaine ne fonctionne pas. Deux expérimentations ont montré le peu d’adhésion en France à ces semaines condensées en quatre jours. Chez Accenture, sur environ 10 000 employés à qui cela avait été proposé, seulement 500 l’ont choisi. À l’URSSAF du Nord-Pas-de-Calais, sur 400 agents concernés, seules 3 personnes l’ont demandé. Dans l’expérimentation anglaise menée avec l’association 4 Day Week Global en 2022, il s’agissait de passer de 40 heures à 35 heures, voire 32 heures. En France, cela voudrait dire passer de contrats de 39 à 35 heures, voire 32 heures. 

La semaine de quatre jours, avec réduction du temps de travail, donc, présente des avantages indéniables en termes d’attractivité et de fidélisation, mais aussi d’équité. Elle permet une meilleure articulation entre vies privée et professionnelle, et davantage de justice organisationnelle. En France, les femmes sont nombreuses à s’être mises à 80% pour disposer de leur mercredi, mais leur charge de travail est souvent restée la même. La semaine de quatre jours pourrait réguler cela en augmentant de 25% le salaire des personnes qui travaillent à 80%. La qualité de vie au travail et la santé sont également en jeu. Une corrélation entre la réduction du temps de travail et l’amélioration de la santé a pu être observée.

Malheureusement la santé n’est pas un argument fort de fidélisation et d’attractivité, alors qu’elle a pourtant des effets très positifs. Des employés en meilleure santé sont moins absents, à l’inverse, la maladie puis l’absence vont générer un cercle vicieux au sein d’une structure. À l’hôpital public par exemple, l’absence d’un collègue rend un travail pénible encore plus pénible pour le reste de l’équipe, et risque de générer de nouvelles absences.

Est-il plus facile de mettre en place la semaine de quatre jours dans une petite structure ou dans une grande structure comme la Métropole de Lyon ?

Les petites entreprises ont souvent une meilleure capacité pour « bricoler ». L’expérimentation anglaise concernait 60 entreprises pour 2 000 personnes, avec de nombreuses petites structures qui n’ont rien changé à leur cadre juridique. Les contrats sont restés les mêmes, les employés ont simplement été informés qu’ils n’avaient pas besoin de venir le vendredi. À l’inverse, plus la structure est grande, plus un tel changement doit être organisé, négocié et juridicisé. Il faut également compter avec une présence plus forte des syndicats qui, légitimement, seront attentifs aux conditions d’application. 

La semaine de quatre jours est-elle aisément applicable pour les cadres ?

Il est probable que la semaine de quatre jours vienne diminuer le temps de réunion car il sera nécessaire d’augmenter celui consacré à la production

Toutes les études montrent que les cadres travaillent plus de 35 heures ou 39 heures par semaine. Ils travaillent aussi régulièrement le soir ou le week-end. Passer à quatre jours risque de ne pas beaucoup changer : un cadre qui travaille 50 heures par semaine sur cinq jours travaillera sûrement 50 heures par semaine sur quatre jours. En revanche, il est probable que la semaine de quatre jours vienne diminuer le temps de réunion, car il sera nécessaire d’augmenter celui consacré à la production. Cela peut conduire à une meilleure hiérarchisation des temps et s’avérer bénéfique pour la qualité de vie au travail. 

La productivité est-elle impactée par la mise en place de la semaine de quatre jours ?

Non, la mise en place de semaines de quatre jours, même avec une réduction du volume horaire, n’entame pas la productivité. Les 35 heures sont un bon exemple : l’économie ne s’est pas effondrée au moment de sa mise en place. Il peut y avoir une baisse de rentabilité, ce qui n’est pas la même chose. C’est important de le préciser, notamment pour le secteur public qui n’a pas de question de rentabilité en théorie, si l’on fait abstraction des enjeux dits du New Public Management, qui exigent des calculs de « rentabilité » de l'argent public dépensé, donc au moins d'efficience. 

Il s’agit donc de mettre en place la semaine de quatre jours en optimisant le travail effectué, en réduisant des temps de réunion, en supprimant des tâches peu utiles ou en changeant les manières de travailler. La suppression de certaines réunions peut permettre d’économiser de la masse salariale de cadres à l’échelle de grandes organisations. Ces grandes organisations mettent plus de temps à s’adapter mais elles y parviennent, c’est ce qui a pu être constaté pour les 35 heures. Ce peut être plus difficile pour les petites entreprises qui sont obligées de recruter sans gain de productivité direct, mais d’autres facteurs peuvent jouer comme la réduction de l’absentéisme. Il est certain qu’en contrepartie d’un coût direct, le passage à la semaine de quatre jours permet de supprimer beaucoup de coûts cachés.

On évoque également de plus en plus les organisations horizontales pour mieux s’organiser au travail, quels sont ses enjeux ?

Les modèles horizontaux ont l’avantage de permettre des économies de masse salariale sur l’encadrement intermédiaire

L’idée des organisations horizontales est de supprimer le plus possible de niveaux hiérarchiques voire tous. Cette conception a été largement diffusée, y compris comme une mode managériale, par l’ouvrage d’Isaac Getz, Liberté & Cie, avec un certain nombre de critiques. Néanmoins, cette nouvelle organisation bénéficie de retours expériences empiriques qui montrent indéniablement qu’elle fonctionne. La plus connue est certainement celle de WL Gore & Associates, une entreprise de chimie industrielle fondée par un ancien ingénieur de DuPont de Nemours. Dans cette entreprise qui compte 12 000 salariés, il y a un dirigeant, trois responsables de division, des managers de proximité et puis directement des équipes. En France, l’exemple le plus connu est une usine métallurgique, la FAVI, d’environ 1 000 personnes organisée sur le modèle de Gore. Elle est réputée être particulièrement compétitive puisqu’elle arrive à exporter en Chine. Il est possible de citer d’autres exemples, tant aux États-Unis avec Harley Davidson, qu’en France avec Poult et Chronoflex, ou en Belgique avec le ministère des Transports. Ils sont néanmoins peu nombreux, et ce sont toujours les mêmes qui sont cités et étudiés, notamment par Getz.

Les modèles horizontaux ont l’avantage de permettre des économies de masse salariale sur l’encadrement intermédiaire. La suppression de certains postes hiérarchiques, qui sont les plus coûteux, permet de diminuer la masse salariale ou de la réaffecter à la production. Une difficulté évidente de leur mise en place dans des structures existantes est le fait de se séparer d’une partie du mangement intermédiaire ou de modifier leur poste.

Un des enjeux des organisations horizontales est qu’elles fonctionnent la plupart du temps au prix d’une survalorisation du dirigeant qui se retrouve dans une position d’arbitre ultime pour une grande quantité de problèmes. Ce ne sont donc pas tout à fait des organisations horizontales, mais des organisations décentralisées. Des modèles théoriques existent comme la sociocratie et l’holacratie. Plus largement, il y a tout le modèle coopératif qui n’est pas nouveau et qui peut fonctionner de façon très satisfaisante, y compris de façon non horizontale : certaines coopératives élisent un PDG pour un mandat d’une durée déterminée.
 

 

Comment envisager un management horizontal dans la fonction publique ?

Dans les organisations horizontales, la rémunération est censée augmenter

La structure hiérarchique d’une collectivité comme la Métropole de Lyon viendrait inévitablement freiner la mise en place d’un management horizontal, il faudrait donc y aller progressivement. Une difficulté importante réside dans le Code de la fonction publique, qui n’est pas nécessairement compatible avec une évolution sensible des responsabilités et qui est très précis dans les rôles dévolus à chacun. Il indiquera par exemple les dépenses maximums que peut engager un agent de catégorie C. La refonte de ce Code ne sera pas une tâche aisée. En revanche, la fonction publique bénéficie de pouvoirs importants pour modifier les postes d’encadrement par des mobilités horizontales. Sur la masse salariale dégagée, il serait dès lors possible de créer des catégories B et C, affectées à des fonctions de production et non d’encadrement.

Une autre difficulté vient du fait que les organisations horizontales retirent du pouvoir aux syndicats puisque les employés peuvent gérer eux-mêmes leur travail, leurs problèmes, etc. Les syndicats peuvent dès lors freiner ces évolutions.  

Enfin, dans les organisations horizontales, la rémunération est censée augmenter : on demande au travailleur d’effectuer plus de tâches qui ne correspondent pas aux fiches de poste, ni toujours au niveau de qualification. Pour faire simple, on demande à des employés techniques d’effectuer plus de tâches de cadres. Mais cette augmentation de la rémunération n’est pas vraiment à l’ordre du jour me semble-t-il. 
 

Ces modèles, semaine de quatre jours et management horizontal, sont-ils plus économes en main-d’œuvre ?

Pour les organisations horizontales, l’évaluation est difficile car la productivité augmente mais les coûts de coordination augmentent également

La semaine de quatre jours n’est pas beaucoup plus économe en main d’œuvre, si l’on excepte les optimisations de temps de travail, avec notamment la suppression de certaines réunions. Et si le temps de travail est diminué, il est certain qu’il n’est pas plus économe en main d’œuvre. Au mieux, un volume de travail identique est effectué avec le personnel existant. Les gains de productivité sont censés servir dans la semaine de quatre jours pour diminuer le temps de travail. 

Pour les organisations horizontales, l’évaluation est difficile car la productivité augmente mais les coûts de coordination augmentent également. Toutefois, diminuer le management intermédiaire devrait permettre de faire des économies significatives de masse salariale.
 

Existe-t-il d’autres modèles qui soient plus économes en main d’œuvre ?

Toute organisation subit le poids de son histoire

C’est la promesse de certains modèles comme la sous-traitance : grâce à un personnel plus spécialisé, elle permet à une organisation de concentrer ses ressources sur son cœur de métier. Mais en réalité, cette promesse est rarement suivie d’effets à long terme car les coûts de coordination sont souvent importants. On a pu le constater avec la fonction « paie » dans les RH qui a été massivement sous-traitée à des cabinets spécialisés dans les années 2000. Mais depuis les années 2010, les entreprises les réinternalisent : les erreurs étaient devenues trop fréquentes et engendraient des coûts importants de coordination. La fonction Systèmes d’Information (SI) a été également été massivement externalisée mais on constate aussi un effet balancier, elles sont depuis réinternalisées en partie. 

C’est également la promesse du lean management. Comme toute organisation subit le poids de son histoire, avec des processus parfois mal réfléchis ou des savoir mal répartis, toute organisation peut devenir non-optimale parce que mal adaptée à l’évolution de son contexte. Dans ce cas-là, il est possible de l’optimiser par la simplification des normes, la suppression de tâches inutiles ou de goulots d’étranglements. Cela peut représenter un soulagement pour les équipes concernées, mais à l’échelle d’une semaine cela ne va représenter que 5 % du temps de travail. Les gains de productivité sont réels mais souvent mineurs. Et ce sera toujours temporaire. Suite à ces changements, l’organisation continue à vivre et à se dégrader de nouveau. Ces processus de questionnements et d’ajustements devraient donc être menés de façon récurrente, par exemple tous les quatre ans, mais sans pour autant être associés à des promesses de gains de productivité phénoménaux.
 

Les organisations peuvent-elles mener ces changements elles-mêmes ?

L’intelligence collective, cela signifie pour les managers de se déposséder d’une partie de leur pouvoir décisionnaire

Oui car les personnes capables d’améliorer leur travail doivent être celles qui en ont l’expérience. C’est aux employés de demander ce qu’il faut changer dans l’organisation. Si l’on a recours à un cabinet de conseil, le travail sera a priori de moindre qualité ou ne fera que reprendre les changements préconisés par les employés eux-mêmes. Le recours à des cabinets de conseil reflète en réalité souvent des rapports de force internes : le top management ne veut pas perdre le contrôle face à son management intermédiaire, le management intermédiaire ne veut pas perdre le contrôle face aux managers de proximité, et les managers de proximité ne veulent pas céder le contrôle à leurs équipes sinon ils n’auraient pas de raison d’être. Le recours à un cabinet de conseil leur permet de garder le contrôle. L’intelligence collective, cela signifie pour les managers de se déposséder d’une partie de leur pouvoir décisionnaire.

Pour réussir les évolutions visées, la capacité du management à se déposséder d’une partie de son pouvoir décisionnaire semble crucial. Existe-t-il un point d’équilibre entre contrôle et autonomie ?

Le contrôle, ce n’est pas juste brider l’autonomie. C’est aussi garantir la qualité du travail et la sécurité des travailleurs, tout comme diminuer les coûts de coordination. Donc il est impossible de faire disparaître le contrôle, c’est une nécessité. Il peut être bienveillant, transparent, honnête mais cela reste du contrôle. Ughetto nous apprend que le contrôle, y compris dans le travail quotidien, peut garantir de nombreux bénéfices. Donc il ne faut pas souhaiter le faire disparaître mais il faut savoir l’optimiser. Il faut qu’il garantisse ce qui doit l’être sans devenir une perte de temps ou une activité inutile, un bullshit job comme David Graeber les appelle. Il est possible par exemple d’éviter la double saisie et de contrôler à partir d’indicateurs qui existent déjà, au lieu de forcer des employés à remplir de nouveau des tableaux.

 

Ces « bullshit jobs » concernent-ils une large variété de structures ?

Oui, c’est généralisé, cela concerne le public et le privé. Graeber va au-delà de la notion de contrôle, en mentionnant aussi les personnes qui sont chargées de produire de l’information qui in fine ne sert à rien, d’entretenir des logiciels que plus personne n’utilise, de contrôler le travail d’autres personnes qui le font très bien en leur demandant de surcroît de produire des indicateurs qui ne servent à rien. Ce n’est pas l’objectif du contrôle. Comme le précise Ughetto, le contrôle doit servir à augmenter la productivité et garantir la qualité. Il est indispensable, y compris pour les personnes qui souhaiteraient y échapper.

Par exemple, les membres de collectifs d’indépendants sont à la recherche d’une autonomie individuelle maximale. Mais dès qu’ils veulent travailler à plusieurs, ils doivent remettre en place des mécanismes de contrôle et de coordination dont ils ne voulaient pas, mais qui sont pourtant nécessaires. En revanche, ce que Graeber nous apprend, c’est que lorsque le contrôle s’applique à une personne qui délivrerait un travail de qualité suffisant, alors on peut qualifier son travail de bullshit job.

Y-a-t-il des risques particuliers auxquels il faut faire attention dans les changements évoqués, en particulier pour la semaine de quatre jours et le management horizontal ?

Il y a des tâches qui peuvent être considérées comme inutiles mais associées à une fierté ou une dignité professionnelle

Il y a un travail à faire pour vérifier que la sociabilité ne disparaisse pas, que ce soit à travers les réunions ou les temps informels. Il y a des employés qui sont seuls à des postes de travail, devant l’écran ou à la chaîne, ces temps constituent des éléments nécessaires à leur santé mentale. Il peut aussi y avoir des tâches de respiration à ne pas sous-estimer, qui sont faiblement créatrices de valeur, mais qui dans l’ensemble de la journée permettent des moments de ralentissement. Il ne faut pas oublier aussi qu’il y a des tâches qui peuvent être considérées comme inutiles mais associées à une fierté ou une dignité professionnelle, à une représentation sociale. Je cite souvent le cas d’un fonctionnaire territorial qui était détaché une semaine en décembre pour aller faire le Père Noël dans les écoles. Si l’on souhaite augmenter la productivité, alors cette activité lui sera retirée, alors qu’elle contribue grandement à l’attachement à son métier.

Pour baisser les coûts de production, on cite aussi souvent la co-construction et la co-production du service comme une solution.

Il faut ici préciser qu’il existe une critique sociologique de la notion de service qui nous apprend que la valeur d’un service est nécessairement co-construite. Contrairement à un produit, à un bien acquis, dont la valeur est intrinsèque à l’objet, le service est le résultat d’une interaction entre un pourvoyeur et un bénéficiaire. Cette co-construction peut être plus ou moins consciente. Normalement, le bénéficiaire du service est capable d’exprimer son besoin et c’est le pourvoyeur de service qui va être capable d’y répondre. Cela veut dire que l’on ne peut pas designer un service de manière tayloriste, parce qu’un service est toujours situé dans le temps, dans l’espace et dans l’interaction, et qu’il y a toujours une co-construction.

La co-production est-elle bien acceptée par l’usager ?

Il est difficile d’avoir une réponse tranchée là-dessus, on observe des tendances opposées : d’un côté, les personnes sont prêtes à se mettre au travail via des bornes numériques dans de nombreux secteurs et, de l’autre, ils n’acceptent plus d’aller chercher leur colis à La Poste le samedi matin. Dans tous les cas, la recherche d’instantanéité semble être une tendance qui transcende ces oppositions.

Le numérique, présent dans un nombre croissant de services, permet-il justement une meilleure co-production des services ?

Le numérique malgré les apparences ne permet pas une meilleure co-construction du service

Je pense que le numérique malgré les apparences ne permet pas une meilleure co-construction du service. Marie-Anne Dujarier a travaillé sur ce sujet dans les années 2000. Si on prend l’exemple de la mobilité, on voit que les offres multimodales apportent un nombre important de choix : on peut faire son trajet à pied, en vélo ou trottinettes libre-service, en métro, en bus ou un taxi. On retrouve alors ces différentes possibilités qui sont packagées comme si l’usager avait le choix entre différents produits. Mais la limite est que l’usager, avec ces dispositifs numériques, a de moins en moins la possibilité de co-construire son service en fonction de ses besoins, à l’inverse par exemple de ces femmes seules, qui rentrant la nuit, vont demander à des chauffeurs de les déposer sur le chemin du bus à un carrefour situé près chez elle plutôt qu’à un arrêt. Les chauffeurs n’ont pas le droit mais ils vont tout de même de le faire. Dans ce cas, il y a une réelle co-construction du service et on voit bien sa valeur.

Le numérique viendrait donc « rigidifier » le service ?

Je pense que le numérique apporte une certaine illusion. Les plateformes permettent d’accéder à un choix qui paraît illimité. Il semble répondre à cette recherche d’individualisation et d’autonomie. Mais les usagers ne se rendent pas compte qu’ils se font manipuler, que les propositions se font sur des choix que l’usager n’aurait pas fait par lui-même, ou que le résultat final est moins intéressant que si l’on avait été conseillé par un vendeur ou une personne dont c’est le métier.