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Bruno Galland, directeur des Archives du Département du Rhône et de la Métropole de Lyon : « Nous avons une responsabilité à l’égard des jeunes d’éveiller leur esprit critique »

Interview de Bruno Galland

Portrait de Bruno Galland
Directeur des Archives du Département du Rhône et de la Métropole de Lyon

Quelles sont les origines et les missions des Archives du Département du Rhône et de la Métropole de Lyon ?

Que l’on soit historien, étudiant ou curieux, que peut-on y trouver ?

En quoi les archivistes sont-ils concernés par les enjeux contemporains liés au numérique et au devoir de mémoire ?

Son directeur, Bruno Galland, lève le voile sur ce service méconnu.

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Date : 03/03/2023

Comment sont nées les Archives départementales du Rhône ?

La première mission de ces services est de récupérer les papiers des institutions supprimées de l'Ancien Régime et de faire le tri

Les services publics d’archives que nous connaissons en France naissent à la Révolution française. Auparavant, chaque institution conservait ses archives. Mais les institutions de l'Ancien Régime, au niveau national mais aussi provincial, sont progressivement supprimées. La décision est prise de remettre leurs archives aux archives de l’Assemblée nationale, qui prennent le nom d'Archives nationales.

Quatre ans plus tard, la Convention précise leur rôle par la première loi sur les Archives en France : la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794). Elle institue un « dépôt central » des Archives nationales et le principe de « libre consultation ». Mais on se rend compte rapidement qu’il est impossible de tout concentrer à Paris. La loi du 5 brumaire an V (26 octobre 1796) instaure un service d’archives dans chaque chef-lieu de département, puisqu'il n'existe pas encore de « préfecture ». La première mission de ces services est de récupérer les papiers des institutions supprimées de l'Ancien Régime et de faire le tri entre ce qui doit être conservé et ce qui doit être détruit.

À l’époque, sur quels critères reposent ces choix ?

Tous les titres de propriété, notamment ceux confisqués aux émigrés et au clergé et devenus des biens nationaux, doivent être conservés. Conserver ces titres de propriété, ces preuves, constitue la notion fondamentale des Archives, qu'on n’appelle pas encore départementales.

On doit éliminer en revanche tout ce qui a trait à la féodalité, à la preuve des privilèges de l'ancien régime. S’il y a des pièces qui peuvent intéresser l'histoire, les lettres, les sciences et les arts, elles sont confiées aux bibliothèques.

 

Comment les missions des Archives départementales évoluent-elles par la suite ?

Les Archives deviennent un lieu où l’on conserve les documents qui permettent d'écrire l'Histoire

Progressivement, au cours du 19e siècle, les missions des Archives départementales se précisent avec une obligation de collecte, d'abord des documents anciens pas encore récupérés au moment de la Révolution française, et une obligation de classement des documents.

Les Archives deviennent un lieu où l’on conserve les documents qui permettent d'écrire l'Histoire. À l’époque, ce sont les archivistes qui font l'histoire de leur département. D’une part, parce qu’il n’existe pas encore de chaire d'histoire dans les universités, tout cela vient plus tard, à partir de 1870, et d’autre part, parce que les archivistes sont les seuls qui savent lire les documents à cette époque. Former des agents capables de lire les chartes du Moyen-Âge et d’administrer les archives est la principale mission de l’École nationale des chartes, créée en 1821. Les premiers grands inventaires des ressources du Moyen Âge, puis du 16e, 17e et 18e siècle sont réalisés.

Les missions se précisent davantage à la fin du 19e - début du 20e siècle, avec d'abord l'impératif de collecte d'archives plus récentes. Des lois instituent notamment la collecte des archives des communes, des petites communes surtout, en 1924, la collecte des archives des notaires en 1928, et un décret en 1936 pose le principe que les administrations doivent remettre leurs documents aux Archives départementales. La collecte des archives contemporaines telle que nous la pratiquons aujourd'hui est lancée et ne va plus s’arrêter.

Progressivement, l'inventaire des archives anciennes, le classement fin, l'écriture d'une histoire vont s'estomper, sans disparaître complètement, au profit de la collecte des archives contemporaines qui va s’accélérer aux Archives nationales et aux Archives départementales, après la Deuxième Guerre mondiale. On se dit qu'il faut collecter les témoignages de ce qui s'est passé. Des archivistes à Paris vont sortir des Archives nationales pour se rendre à l’Hôtel Majestic, qui a servi de quartier général du haut commandement militaire allemand pendant l’occupation, et récupérer des archives. À Lyon, le préfet Yves Farge fait collecter la documentation des crimes de guerre et des témoignages qui deviendront le Mémorial de l'oppression, accessible aux Archives départementales et métropolitaines.

Qu’en est-il du principe de « libre consultation » présent aussi dans la loi du 7 Messidor an II ?

L’importance de la communication au grand public émerge lentement après la Deuxième Guerre mondiale et de manière significative dans les années 60 et 70, avec l'essor de la recherche généalogique

La loi du 7 Messidor an II est une loi très ambiguë : elle pose le principe de la communication à tout citoyen et est également à l’origine de la destruction des titres féodaux… On a retenu dans la postérité ce principe de libre communication, mais elle fixait des objectifs que les Archives n'avaient pas les moyens de réaliser. Il faut déjà avoir la capacité de lire les documents et les archives ne sont pas encore classées, ni cotées. Finalement, les Archives ne sont fréquentées que par des érudits. Ceux-ci écrivent à l'archiviste qui effectue leurs recherches ou fréquentent eux-mêmes les Archives départementales, voire se servent dans les magasins. C'est par exemple l’origine du fonds Coste acquis par la ville de Lyon en 1855 et conservé aujourd’hui à la bibliothèque municipale.

L’importance de la communication au grand public émerge lentement après la Deuxième Guerre mondiale et de manière significative dans les années 60 et 70, avec l'essor de la recherche généalogique. Cet impératif de communication est affiché plus clairement dans la 2e grande loi concernant les archives : la loi sur les archives de 1979. Elle pose des principes très importants qui sont toujours en vigueur, avec quelques adaptations dans le code du patrimoine.

La loi de 1979 consacre un certain nombre d'articles au principe de la communication, aux délais de communicabilité, aux exceptions, etc. Elle apparaît justement comme une loi d'ouverture et, progressivement, va donner l'impression d'être une loi de fermeture parce qu'elle fixe des délais qui deviennent de plus en plus inacceptables, comme ceux des archives de la Deuxième Guerre mondiale. Progressivement, les délais de communication vont être raccourcis et le principe de libre-accès des archives va être reposé, même s'il y a toujours des exceptions.

 

Évoquons à présent la mission de conservation liée aux lieux que les Archives départementales du Rhône ont successivement occupés.

Après la Deuxième Guerre mondiale, on va porter une plus grande attention à la conservation, avec des bâtiments dignes de ce nom qui ne risquent pas le feu, qui ne sont pas inondables, où il n’y a pas de grandes variations de températures…

Au 19e siècle, on ne prend pas grand soin des documents collectés : on les met dans des ballots, on les pose sur des rayonnages et la conservation est faite ! Progressivement, là encore après la Deuxième Guerre mondiale, on va porter une plus grande attention à la conservation, avec des bâtiments dignes de ce nom qui ne risquent pas le feu, qui ne sont pas inondables, où il n’y a pas de grandes variations de températures…

Mais au début, les services départementaux d'archives, comme les Archives nationales, héritent souvent de bâtiments désaffectés dont on ne sait pas quoi faire : une ancienne prison, une ancienne école, un ancien couvent… Sous la Révolution, les Archives du Rhône sont d'abord conservées dans le grenier de l’Hôtel de ville de Lyon. Au début du 19e siècle, on les déplace chez les Dames de la Providence (rue Sala), puis dans l’ancien cloître des Jacobins (rue Gasparin). En 1852, lorsque le préfet Vaïsse s'installe à l'Hôtel de ville, les archives retournent alors dans les combles… Les Archives sont placées sous la responsabilité de personnel pas toujours assez qualifié, comme le premier archiviste du Rhône Claude-Charles Chelle (1834-1848). Jean-Prosper Gauthier (1848-1877) et Marie-Claude Guigue (1877-1889) font davantage honneur à leurs missions.

Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que les Archives départementales du Rhône occupent un lieu plus en adéquation avec leurs missions ?

Les quatre missions des Archives : collecte, classement, conservation, communication.

En effet, en 1890, les Archives s’installent dans le premier bâtiment spécialement construit à leur usage, rue Pierre Corneille, sur le terrain de la nouvelle préfecture. Cette installation offre 5 kilomètres linéaires de rayonnages… rapidement insuffisants. Aussi, en 1906, l’archiviste Georges Guigue (1889-1926) obtient l’installation des Archives dans l’ancien couvent des Carmes déchaussés, malgré la médiocre accessibilité du site – il fallait gravir 237 marches d’escalier depuis la place Saint-Paul. Claude Faure (1926-1941) lui succède. Pendant la 2ème Guerre mondiale, l’archiviste Martial Griveaud (1941-1946) doit mettre à l’abri les fonds d’archives au château d’Urfé dans la Loire et les réintégrer à Lyon en 1945.

Puis René Lacour prend la direction des Archives jusqu’en 1976. Le bâtiment des Carmes-déchaussés devenu trop exigu, le département du Rhône, sous l’impulsion de l’archiviste Mathieu Méras (1976-1989), fait l’acquisition en 1980 de l’ancienne usine textile Chomienne à l’angle des rues Créqui, Vendôme et Servient dans le 3e arrondissement de Lyon. Le bâtiment « Servient » accueille les archives contemporaines, mais la division du service sur deux sites pose des difficultés au quotidien et de nouveau, des problèmes de place se posent. Philippe Rosset, archiviste de 1989 à 2002, obtient l’aménagement d’une annexe à Saint-Symphorien-sur-Coise dans une ancienne usine de salaisons, augmentant de près de 10 km linéaires la capacité de conservation des Archives. Aidé par une équipe d’importance croissante, il incarne, ce qui se fait déjà depuis une dizaine d'années dans d'autres départements, l'équilibre entre les quatre missions des Archives : collecte, classement, conservation, communication.

Que recouvre aujourd’hui la mission de communication des Archives ?

Nous valorisons les archives en proposant une offre culturelle et éducative, renouvelée chaque année

Les documents sont collectés, classés et conservés pour être communiqués. Les services ayant eux-mêmes versés les documents peuvent avoir besoin de les consulter. Quant aux archives publiques, elles sont communicables selon les délais de communicabilité prévus par le code du patrimoine. Pour les fonds privés, les modalités d’accès des archives publiques s’appliquent en général, sauf si les déposants ont restreint leur consultation.

Nous valorisons également les archives en proposant une offre culturelle et éducative, renouvelée chaque année : expositions, projections, conférences, ateliers de paléographie, actions pédagogiques à destination des scolaires. Nous sommes passés de 500 scolaires accueillis il y a une petite dizaine d'années à 5000 l’année dernière.

Les Archives départementales et métropolitaines occupent actuellement un bâtiment facilement identifiable grâce à ses façades dorées, dans le 3e arrondissement de Lyon. À qui et à quoi doit-on ce dernier déménagement ?

C'est un des plus beaux bâtiments d'archives départementales de France. Parce qu'il conjugue une grande fonctionnalité et une très bonne accessibilité

L’archiviste Philippe Rosset a trouvé le terrain que nous occupons actuellement. La décision de construction du bâtiment actuel a été prise en 2005 par un vote du Conseil général du Rhône, motivée notamment par la volonté d’améliorer la conservation des documents et l’accueil du public. On doit à mon prédécesseur l’archiviste Benoît Van Reeth (2003-2014) la conception et la préparation du déménagement des Archives dans le bâtiment actuel, conçu par les cabinets Gautier-Conquet, Dumetier-Design et Séquences. Il a aussi renforcé la modernisation des Archives, en développant significativement la numérisation des documents et leur mise en ligne.

Lorsque je suis arrivé, le bâtiment était prêt, et cela me met d'autant plus à l'aise pour dire que c'est un des plus beaux bâtiments d'archives départementales de France. Parce qu'il conjugue une grande fonctionnalité et une très bonne accessibilité. Vous trouverez des bâtiments équivalents sur le plan fonctionnel et parfois mieux sur le plan esthétique, avec une vue panoramique sur la ville ou un parc autour. Mais ces bâtiments-là sont généralement moins bien situés et moins accessibles. Or, notre bâtiment est au cœur de Lyon, à quelques minutes à pied de nos 3 tutelles : l'hôtel de métropole, l'hôtel du département et la préfecture. Nous avons même une station de tramway à notre nom devant notre bâtiment, à une station de la gare de Lyon Part-dieu.

 

Qu’est-ce que la création de la Métropole de Lyon en 2015 a changé pour les Archives ?

Sur le plan de l'exercice du métier, pas grand-chose. Nos quatre missions restent les mêmes : collecte, classement, conservation, communication. Sur le plan du rapport institutionnel aux collectivités, évidemment beaucoup. Cela oblige le directeur des Archives à travailler avec les deux collectivités, j’ai pris la direction en connaissance de cause.

La création d’un service unifié pour les archives départementales et métropolitaines s’est-elle imposée rapidement ?

Exerçant les compétences d’un département, la Métropole de Lyon se trouvait dans l’obligation d’être dotée d’un service d’archives

Il ne pouvait en être autrement. Exerçant les compétences d’un département, la Métropole de Lyon se trouvait dans l’obligation d’être dotée d’un service d’archives, dirigé par un fonctionnaire du corps d’État mis à disposition et accueillant les archives des services déconcentrés de l’État sur son territoire, ainsi que « les autres archives publiques constituées dans leur ressort » et les archives que les communes « sont tenues ou décident de déposer aux archives départementales » conformément aux dispositions des articles L. 212-8 (alinéa 1) et L. 212-9 du Code du patrimoine. Il n’était cependant pas possible de constituer ce service d’archives métropolitain de manière indépendante des Archives départementales du Rhône, puisque les services déconcentrés de l’État ignoraient la distinction entre la métropole et le département : leurs archives devaient nécessairement être collectées et traitées par un seul et même service.

En outre, le partage des fonds précédemment collectés et déjà conservés aurait représenté une perte de temps et d’énergie considérable… sans compter les difficultés pour les chercheurs et les visiteurs de se rendre dans deux lieux distincts.

Le service d’archives du Grand Lyon aurait pu continuer de collecter les archives de la nouvelle collectivité, celles de l’État restant par convention de la compétence des Archives départementales du Rhône. Mais là encore, cette solution n’était pas satisfaisante tant les archives des collectivités et celles de l’État sont liées.

Tout ceci explique la création d’un service d’archives définitives du département du Rhône, de la Métropole de Lyon, cofinancé par les deux collectivités. Il occupe le bâtiment doré de la rue du général Mouton Duvernet et s’appuie sur deux unités de préarchivage à la charge de chacune des collectivités.

 

Illustration des archives du grandlyon
Avec plus de 300 000 dossiers recensés, les archives du Grand Lyon témoignent de l'évolution des réalisations et des compétences de la communauté urbaine de Lyon de 1969 à 2014 et de la Métropole de Lyon depuis 2015.

L’ancien service des archives du Grand Lyon est donc devenu l’unité de préarchivage de la Métropole ?

Oui, il a été posé comme principe par la loi et mis en pratique par une convention, que l’ancien service des archives du Grand Lyon est une unité de préarchivage. Il est l'interlocuteur de proximité de tous les services de la Métropole de Lyon : le guichet unique, en termes de collecte des archives des services métropolitains. Il garde à l'hôtel de métropole les archives tant que les services de la métropole en ont un besoin courant. À l'issue de cette période, ces archives viennent ici. Les archives qui ne présentent pas d'intérêt historique sont éliminées par l'unité archives de la Métropole, sur accord, parce que c'est la loi, du directeur des Archives départementales et métropolitaines.

Il y a une unité de préarchivage équivalente pour le département, située à Saint-Symphorien-Sur-Coise.

Le code du patrimoine désigne les archives comme « l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur forme, leur support, leur lieu de conservation, produits ou reçus par toute personne physique ou moral, public ou privé dans l'exercice de ses activités ». Plus concrètement, quels types de documents trouve-t-on aux Archives du département du Rhône et de la Métropole de Lyon ?

Les Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon accueillent les archives dont la collecte est obligatoire : celles des services déconcentrés de l'État à l’échelle départementale, des collectivités, des administrations et des juridictions produites sur les territoires du département et de la métropole. Nous conservons les registres d’état civil qui enregistrent les naissances, les mariages, les décès depuis le 16e siècle, les actes passés devant les notaires, les jugements prononcés par les tribunaux, les dossiers de police, d’aide à l’enfance, etc. Bien sûr, nous ne gardons pas tout ce que les administrations produisent, nous sélectionnons selon la valeur juridique et l’intérêt historique.

Nous collectons également certaines archives privées. Sur les 53 km linéaires d'archives conservées, moins d’1 km linéaire concerne des archives privées. Elles sont produites par des entreprises, des associations, des familles ou des personnes.

 

 

Êtes-vous à la recherche de ces fonds privés ?

Toutes les traces de la vie des individus, y compris des personnes plus modestes qui ne sont pas nécessairement celles vers qui on se tournait initialement, nous intéressent

Au 19e siècle, on avait peu l'habitude de collecter des archives privées. Il y avait à leur égard une sorte de suspicion : ces documents sont-ils authentiques ? Progressivement, à la fin du 19e - début du 20e siècle, on a pris conscience qu’elles pouvaient avoir un intérêt pour l'histoire nationale, régionale ou locale. Elles apportent un éclairage différent du regard de la puissance publique sur la société.

Ce sont des archives de grandes familles, de personnes qui ont eu des liens avec les pouvoirs publics d'une manière ou d'une autre, des archives d'entreprises et d’associations, et de plus en plus, des archives de l'intime. Il s’agit de correspondances privées, de journaux intimes, de « livres de maison », c’est à-dire des documents qui sont tenus par des familles au jour le jour, pour noter des dépenses et des recettes, mais également des événements de la vie familiale et relationnelle… Ces archives sont utilisées par les historiens à partir des années 50 et 60.

Toutes les traces de la vie des individus, y compris des personnes plus modestes qui ne sont pas nécessairement celles vers qui on se tournait initialement, nous intéressent. D'où ces grandes collectes de documents de la Première Guerre mondiale à l'occasion du centenaire, des correspondances échangées entre époux et au sein des familles. Les archives de femmes, et plus seulement sur les femmes, sont aussi recherchées. C’est un thème majeur aujourd'hui, qui intéresse les historiens et qui permet d'apporter beaucoup à la connaissance du vécu et de l'histoire des femmes.

Pouvez-vous nous donner des exemples de documents exceptionnels conservés aux Archives ?

J’aime citer un exemple donné par Caroline Piketty, une collègue archiviste dans son livre Je cherche les traces de ma mère (2006). Responsable des dossiers de la Commission de spoliation des biens juifs, elle reçoit un jour un lecteur souhaitant effectuer des recherches sur sa famille victime d’une rafle en 42 ou 43. Il trouvera dans un dossier l'unique photo de son grand-père qui avait été déporté et exécuté. Cette personne ne connaissait pas le visage de son aïeul car tout avait été détruit. Et cette photo se trouvait là, dans un dossier, parmi les 300 km linéaires des Archives nationales ! Pour lui, cette photo est certainement le document des Archives ayant le plus de valeur. Ici, aux Archives départementales et métropolitaines, le fichier des internés de la prison de Montluc pendant la Seconde Guerre mondiale constitue un ensemble d’une grande valeur historique et mémorielle.

Le document les plus ancien conservé aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon apporte peu de chose sur le plan historique. Il date de 861 et confirme les droits accordés l’Abbaye de l’île Barbe par le roi Charles de Provence, arrière-petit-fils de Charlemagne qui essayait tant bien que mal de régner sur la région. Mais c’est un « miraculé » : il a été retrouvé en 1915 pendant les travaux des voutes de la cathédrale Saint-Jean avec plein d’autres papiers.

Nous avons aussi un petit bout de parchemin retrouvé en 1783 sur un bébé abandonné dans la cathédrale Saint-Jean. On y lit ces quelques mots : « Je suis baptisé. On m’appellera du nom de Pierre Binard. Mes parents espèrent qu’un temps plus heureux leur permettra de récompenser l’hôpital et de me retrouver ». Un des côtés du papier a été découpé et vraisemblablement conservé par les parents, pour pouvoir prouver leur identité lorsqu’ils viendraient récupérer l’enfant. Ils avaient même ajouté une clé, dont ils ont sans doute gardé le cadenas. Ce document raconte l’histoire de nombreux parents obligés d’abandonner leur enfant, faute de moyens. Hélas, ils n’ont pas dû se retrouver car nous avons toujours le bout de parchemin et la clé dans nos Archives.

Nous avons aussi des documents plus heureux, comme les chartes de mariage, qui sont propres à Lyon auxquels les élites de la ville étaient très attachées du Moyen-âge au 18e siècle. Le marié offrait à sa femme une charte à leurs noms avec le texte de leur engagement au moment de l’échange des anneaux.

 

 

Tout dépend finalement du point de vue de la personne effectuant des recherches…

Des milliers de documents n’ont jamais été vus. Pourquoi les garde-t-on ? Parce qu’un jour, ce document-là sera essentiel pour une recherche, familiale, généalogique...

Les documents d'archives sont des documents uniques. Sur les 53 km linéaires de documents, l’immense majorité n’a encore jamais été consultée. L’état civil, les registres de recrutement militaire, bien sûr les généalogistes les ont dépouillés, de même pour beaucoup d’actes de notaire, beaucoup ont été vus, mais des milliers de documents n’ont jamais été vus. Pourquoi les garde-t-on ? Parce qu’un jour, ce document-là sera essentiel pour une recherche, familiale, généalogique... Nous recevons des personnes qui ont besoin de consulter leur dossier pour comprendre pourquoi ils ont été confiés à l'aide sociale à l’enfance. D’autres viennent chercher dans le cadre d'une succession le jugement de divorce de leurs parents ou de leurs grands-parents et vont trouver dans les attendus du jugement des informations parfois difficiles sur les raisons pour lesquelles leur mère a dû partir. C'est ça aussi les archives.

Quels types de publics accueillez-vous ?

L’essentiel de notre fréquentation n’est pas visible en salle de lecture mais en ligne

Des généalogistes professionnels ou amateurs, intéressés par l’état civil, les registres de recrutement militaire, les actes de notaire… C’est un public que l’on voit de moins en moins car ces documents sont numérisés, à l’exception des actes de notaire, trop nombreux.

Des chercheurs, des enseignants-chercheurs, et des étudiants en master pour leurs recherches.

Des géomètres, qui recherchent des arpentages, des procès-verbaux d'établissements classés pour vérifier si le lieu où on va construire un immeuble ou un parking, n’est pas un établissement classé, si le site n’est pas soumis à des contraintes particulières, etc.

Bien sûr, historiens, généalogistes, passionnés d’histoire, scolaires viennent visiter les expositions, assister aux conférences et participer aux ateliers. Notre programmation culturelle est variée.

Mais aujourd’hui, l’essentiel de notre fréquentation n’est pas visible en salle de lecture mais en ligne, car beaucoup de documents ont été numérisés et sont consultables sur notre site. En France, on estime qu’il y a 1 lecteur en salle pour 100 à 130 devant leur ordinateur.

Actuellement, quels sont les grands enjeux des Archives ?

Si on ne collecte pas les documents très vite, ils vont disparaître des ordinateurs

L’archivage des documents électroniques, sans aucun doute. Pour la première fois depuis que l'homme sait écrire, les documents produits ne sont pas lisibles à l'œil nu. Cela change tout le métier de l'archiviste. Avant, il fallait juste avoir de bons yeux, savoir déchiffrer certaines écritures et connaître la langue. Aujourd'hui, vous passez impérativement par un média. Le papyrus, le parchemin, le papier, si vous prenez quelques précautions, traversent le temps sans problème. Mais là ce n’est pas juste une question de température et d'hygrométrie, c'est bien plus compliqué que ça.

La production des données n'est plus du tout la même. Les documents engageants ne sont plus produits de la même manière. Aujourd’hui, des engagements sont pris par mail pour « garder une trace », après des échanges professionnels par SMS ou sur WhatsApp. On sait sauver les mails, on sait les archiver, mais c'est compliqué car techniquement très lourd et onéreux.

Nous devons modifier nos modalités de collecte et anticiper davantage. On ne peut plus se permettre, comme nos prédécesseurs du 19e siècle, de dire que tant que les documents sont utiles à l'administration, ils restent dans les locaux de l'administration, et quand l'administration n'en voudra plus, elle nous appellera, ou d’aller les voir de temps en temps pour leur rappeler de nous confier leurs archives. Ce temps-là est fini car si on ne collecte pas les documents très vite, ils vont disparaître des ordinateurs.

Par exemple, le préfet Mailhos qui vient de quitter ses fonctions en janvier 2023, nous a versé les archives de son cabinet relatives à la gestion de la crise du Covid. Elles comportent des mails échangés avec le ministre, les réunions qui avaient lieu tous les deux jours, avec le préfet, le gouverneur militaire, le directeur régional de l'ARS, le maire de Lyon, le président de la Métropole de Lyon, le président du Département du Rhône… Même si ces archives étaient extrêmement bien organisées, cela représente quelques gigas. Leur caractère historique et stratégique explique qu’il fallait les récupérer.

Le nombre exponentiel de documents électroniques, la multiplication des formats, la complexité technique, le coût font que la collecte est plus difficile à mener qu’avec des documents papier. Cela nous oblige à redevenir très sélectif.

 

Quelles autres missions des Archives vous semblent décisives pour l’avenir ?

Pour les plus jeunes, nous devons garder des preuves des risques dans lesquels, très vite, une société peut basculer

Il faut continuer sans relâche à collecter des archives intéressantes, les classer pour qu'elles soient accessibles, les communiquer. Les formes de communication doivent probablement évoluer avec le développement d'Internet, des réseaux sociaux et l'évolution du public également.

L’enjeu mémoriel me paraît essentiel, j’y suis très attaché, notamment pour l’action pédagogique. Les archives sont des preuves, y compris pour celles et ceux qui auraient tendance à nier certains faits de périodes douloureuses ou difficiles de l'histoire. Pour les plus jeunes, nous devons garder des preuves des risques dans lesquels, très vite, une société peut basculer. Et c'est une exigence pour nous qui conservons ces documents de les faire connaître et de sensibiliser tout le monde, et surtout les plus jeunes, à ce qui s'est passé, pour espérer être un peu armé si cela recommençait. Je me souviens d’une lettre d’une grand-mère juive adressée au maréchal Pétain durant l’Occupation. Parce que son mari a combattu, a servi la France lors de la Première Guerre mondiale, elle lui demande d’intervenir pour faire libérer son fils et sa petite-fille qui ont été arrêtés parce que juifs. Elle ne comprend pas ces arrestations. Elle-même, sa belle-fille et d’autres personnes juives n’ont pas été inquiétées. Or, on peut lire sur ce courrier, un mot écrit au crayon par l’administration qui donne l’ordre de retourner à l’adresse indiquée pour arrêter ces personnes.

Nous avons une responsabilité, en particulier à l’égard des jeunes, d’éveiller leur esprit critique. Quand on leur montre un journal datant de la guerre avec des espaces blancs, ils comprennent très bien que des articles ont été censurés. Mais ils ont du mal à imaginer que des contenus sur les sites et réseaux sociaux qu’ils utilisent quotidiennement soient censurés également ou orientés. Les cours d’histoire s’effaceront peut-être de leur esprit, mais si on les sensibilise à l'idée qu'il y a des traces des événements et que, quand on se pose une question, il faut aller chercher des preuves et ne pas se contenter de ce que disent les autres, alors très modestement, comme archiviste, on n'aura pas été inutile.