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Les conditions de l'empowerment

Interview de Marie PREAU

Marie Préau
professeure en psychologie sociale

<< Jouer sur le sentiment d'appartenance, et donc la fonction groupale, est un levier important de l'empowerment >>.

Marie Préau est professeure en psychologie sociale au sein du laboratoire GRePS à l’Université Lumière Lyon 2. Elle travaille essentiellement sur les problématiques psychosociales de la santé. Marie Préau resitue les enjeux de l’« empowerment » à la lumière des résultats de recherches communautaires effectuées dans ce domaine.

L’entretien souligne notamment l’importance du groupe et du collectif comme levier d’action sur la capacité des individus à se prendre en main ou à relever les défis qui se présentent à eux. Elle pointe également l’opportunité de la recherche communautaire pour initier et structurer ce type de démarche et l’élargir ensuite à d’autres champs des politiques publiques.

Réalisée par :

Date : 30/06/2014

Comment est-ce que vous définiriez l’empowerment ?

la capacité des individus à considérer qu’ils ont des compétences qui leur permettent de répondre aux enjeux face auxquels ils se trouvent.

Je définirais l’empowerment comme la capacité des individus à considérer qu’ils ont des compétences qui leur permettent de répondre aux enjeux face auxquels ils se trouvent. Sachant que cette compétence est liée à la fois à leur capacité personnelle mais aussi à une interaction entre ces capacités et l’environnement qui va les favoriser et les aider dans leur développement.

Quels sont les principes fondamentaux de l’empowerment ?

Il faut donc se concentrer sur un groupe, comprendre quels sont les enjeux identitaires qui le caractérisent et travailler à partir là.

L’approche de l’empowerment est très centrée sur l’individu alors que ce n’était pas cela au départ. En adoptant une approche centrée sur l’individu, on n’arrive pas à grand-chose. L’empowerment est une notion individuelle mais aussi éminemment collective. L’individu n’est jamais seul, il est toujours rattaché à des groupes, il se définit par rapport aux autres. Dès lors qu’il s’agit de travailler sur des comportements, des attitudes ou de faire évoluer des représentations, il faut prendre en compte cette dimension collective. Par ailleurs, en psychologie sociale, il y a beaucoup de travaux qui ont montré que l’effet des communications en mass-média ne fonctionne pas très bien. Si l’on joue sur l’identité sociale des groupes, notamment sur leur sentiment d’appartenance, cela fonctionne beaucoup mieux. Mais les enjeux d’appartenance à un groupe ne sont a priori pas visibles de l’extérieur. Il faut donc se concentrer sur un groupe, comprendre quels sont les enjeux identitaires qui le caractérisent et travailler à partir là.

Comment procède-t-on pour faire appel à la fonction du groupe ?

Jouer sur le sentiment d’appartenance, et donc sur la fonction groupale, est un levier important de l’empowerment.

Il faut trouver quel est le groupe d’appartenance qui parle le plus à l’individu et qui peut être celui qui fait sens par rapport aux compétences que l’on cherche à développer chez lui. L’exemple classique et facile est celui des patients. Différents types de groupes peuvent être envisagés pour amener les personnes à se prendre en main sur les questions de santé. Est-ce que c’est le groupe de patients ? Le groupe d’une sous-population qui a un même profil ? La question à se poser est celle de l’identité. Dans quel groupe la personne se reconnait-elle le mieux ? Il faut trouver quelle est l’identité saillante, c’est-à-dire le groupe qui parle le plus à la personne. Jouer sur le sentiment d’appartenance, et donc sur la fonction groupale, est un levier important de l’empowerment.

Quels objectifs est-il réaliste d’assigner à une démarche d’empowerment ?

Tout dépend de ce que l’on cherche et de ce que l’on attend de l’empowerment. Si l’on se trouve dans une problématique de cadre de vie par exemple, nous pouvons envisager plusieurs objectifs : est-ce que nous cherchons un changement de comportement ? Un changement d’attitude ? De la  ? De l’appropriation d’un lieu de  ? A moyen terme, il est possible de travailler sur un changement d’attitude pour impulser à plus long terme un changement de comportement par exemple. Dans tous les cas, l’objectif doit être clair et la fonction du groupe est un levier fondamental. 

La santé est un bon terrain d’application de la démarche d’empowerment. Pouvez-vous nous dire ce qui est fait dans ce domaine ?

Dans ce domaine, un enjeu est de rendre les personnes malades observants à leur traitement, c’est-à-dire capables de suivre les prescriptions sur la durée. C’est un vrai enjeu quand la personne est sujette à un traitement tout au long de sa vie. Il est important de donner aux individus les moyens de se sentir capables et surtout de comprendre pourquoi ils peuvent être défaillants à un moment donné. Toujours dans le champ de l’observance en santé, un objectif peut être de faire comprendre aux patients que même s’ils n’ont pas suivi les prescriptions à un moment donné de leur vie, pour des raisons qui leurs sont propres, il n’est jamais trop tard pour redevenir assidu. Donc ce qu’il se passe ensuite, après l’empowerment d’un groupe, est toujours lié à la définition de l’objectif, à sa contextualisation et sa temporalité. Dans le cas de l’observance, nous souhaitions que les personnes n’abandonnent pas leur traitement, même si elles ont oublié de le prendre pendant un temps.

A vous entendre, n’y a-t-il pas avant tout une forme de responsabilisation dans une démarche d’empowerment ?

Oui mais cette responsabilisation ne passe pas par la culpabilisation, elle doit être pleinement assumée par les individus. Je repense à une démarche initiée par des chercheurs sur le dépistage ou du cancer du sein. Comment travaille-t-on sur les croyances et sur la capacité des personnes à appréhender le résultat du dépistage ?
Nous savons par exemple qu’il y a de très forts enjeux autour du dépistage du cancer du sein chez les femmes migrantes. Elles ne font pas de dépistage parce qu’il y a des croyances associées à la prévention et au dépistage en lui-même. Le simple fait de devoir se dévêtir est un frein énorme. Dans ce cas, le travail avec et autour de l’ancrage culturel est absolument fondamental. Il faut travailler sur la capacité des femmes à assumer d’aller se faire dépister, d’aller « s’exposer  » et de justifier le tout auprès du cercle familial.
Un autre exemple, issu de travaux réalisés au Québec, porte sur l’annonciation ou non de la séropositivité à son entourage. Le protocole s’appelle Pouvoirs partagés, avec le double sens de la capacité à partager son statut sérologique et de construire une intervention entre femmes, au cours de 5 à 6 ateliers. Dans ces ateliers, elles discutent pour déterminer quels sont leurs freins à révéler leur statut sérologique et quels peuvent en être les bénéfices. Elles travaillent aussi sur l’estime de soi associée au fait de dire ou de ne pas dire. Avec cette démarche, nous cherchons avant tout à ce que les femmes assument leur choix, même s’il s’agit de ne pas révéler leur séropositivité. Pouvoirs partagés ne véhicule pas de doctrine – contrairement à ce qui est promu dans certains contextes – incitant à dévoiler son statut sérologique pour cause d’enjeu de santé publique.
Pour moi, l’une des bases de l’empowerment est de laisser aux personnes la possibilité d’envisager l’ensemble des possibles et surtout de discuter et de débattre de l’ensemble des possibles. Quels sont les enjeux du « je dis » et ceux du « je ne le dis pas » ? Pour le dépistage c’est la même chose : quels sont les enjeux d’y aller et quels sont ceux de ne pas y aller ? Avec malgré tout la donnée médicale objective selon laquelle plus tôt je me fais dépister, plus j’ai de chances de guérir. Pour faire cela, on peut faire confiance au groupe qui vient souvent faire émerger ce qui est le plus pertinent malgré tout.

Une fois les premières réunions avec les femmes passées, comment l’implication a-t-elle été maintenue ?

C’est comme dans tout protocole de recherche communautaire : quand les individus commencent à se sentir impliqués et pertinents, cela renforce très clairement l’empowerment. Ce n’est pas le plus compliqué. Le plus dur est d’arriver à les mettre autour de la table les trois premières fois. Ensuite, les personnes se sentent suffisamment impliquées, pertinentes et valorisées pour que cela se poursuive.

Vous parlez de recherche communautaire, pourriez-vous définir ce que c’est en quelques mots ?

La recherche communautaire est faite entre chercheurs et acteurs communautaires, avec une participation commune et sur la base de la reconnaissance de compétences mutuelles et complémentaires entre acteurs communautaires et chercheurs. Le tout dans une logique de transformation sociale, mais fondée sur une méthodologie scientifique telle qu’elle est développée dans son but de recherche scientifique.

Peut-on faire de l’empowerment sans adopter un protocole de recherche ?

A mon sens, il faut à un moment donné passer par la case recherche pour vérifier les effets. Il me semble fondamental qu’il y ait des objectifs, des mesures, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives. Il est vrai que d’autres acteurs que des chercheurs peuvent réaliser ce travail. Mais l’empowerment flou et vaste sans avoir ni d’objectif, ni de mesure de faits ou de processus, cela me parait impossible. Il faut dire que les effets ne sont pas toujours mesurables. Typiquement, l’évolution de la perception des risques chez les individus après un atelier d’empowerment n’est pas toujours mesurable. Mais il faut au moins comprendre le processus mis en place, déterminer s’il a eu ou non un effet. Cela me paraît nécessaire et à priori, et c’est le travail des chercheurs.

A quel moment la démarche scientifique s’arrête-t-elle ?

La démarche scientifique ne s’arrête pas à la restitution scientifique. Elle est aussi là dans le processus d’appropriation finale. Quand on s’embarque dans ce type de recherche, on n’est pas là que pour les enjeux scientifiques. On cherche aussi à ce qu’il y ait a minima une transformation sociale. Pour moi, il n’y a pas de césure. Le processus se poursuit et les participants se l’approprient totalement. A un moment donné, c’est sûr que les chercheurs ne sont plus présents mais uniquement dans la mesure où la démarche a eu des effets.

Quels ont été les facteurs de réussite du projet autour du dépistage du cancer du sein ?

Il y a un temps d’appropriation et de compréhension mutuelle qui est nécessaire. C’est la base de la réussite. La mobilisation des femmes, la capacité à communiquer et à travailler ensemble, entre les chercheurs, les acteurs communautaires et les femmes demande du temps. Il est compliqué de commencer directement par de l’intervention sans se connaître et sans avoir travaillé ensemble. Si les choses sont claires, que l’on est dans une reconnaissance mutuelle des compétences et des apports de chacun, il n’y a pas de raisons pour que cela ne fonctionne pas. Mais on ne peut pas se lancer directement dans une intervention sans bien connaître tous les acteurs.

Avez-vous perçu des limites dans ce projet ?

Un groupe d’intervention comporte au maximum une dizaine de personnes. Par conséquent, il va parfois se passer quelque chose d’extrêmement fort entre les 10 personnes et cela va bien fonctionner. D’autres fois, dès lors qu’une ou deux personnes quittent rapidement le groupe, vous n’avez plus de bonne dynamique de groupe.
Il peut aussi y avoir une tendance à un repli sur des intérêts individuels du fait de la multiplicité des parties prenantes. C’est normal, mais il faut savoir les articuler avec la dynamique collective.
Ensuite, il est évident qu’il y a des enjeux culturels autour des pratiques et des croyances qu’il faut comprendre et qui nécessitent un temps d’appropriation, même pour les associations et les chercheurs. Mais ce n’est pas vraiment une limite, c’est une étape du processus.
Personnellement je suis assez optimiste sur le fait qu’à un moment donné, avoir participé à ce type d’action ne laisse pas indifférent, même si la personne s’éloigne du processus par la suite. Cela laisse des traces suffisamment importantes pour qu’on en parle autour de soi, voire qu’on donne des conseils à d’autres femmes ou à ses enfants… 

Quelle pourrait être la place d’un acteur public dans une démarche d’empowerment ?

Un acteur public pourrait aussi assurer une forme de transfert entre différents lieux, différentes problématiques, différentes populations

Je pense que pour tous les participants à la démarche, il serait important d’avoir des acteurs publics parce que c’est valorisant. Un acteur public pourrait aussi assurer une forme de transfert entre différents lieux, différentes problématiques, différentes populations parce qu’en tant que chercheur, nous ne pouvons pas être sur tous les fronts… Notre limite est que nous ne pouvons pas intervenir dans tous les domaines car nous n’avons pas toujours la compétence. Alors qu’un acteur public pourrait suivre ce qui se fait dans les domaines de l’environnement, de la santé, de la sécurité etc. et permettre le transfert de méthodes entre chaque domaine.

Dans quels domaines de politique publique locale l’empowerment vous semble-t-il pertinent ?

Cela peut être pertinent dans tous les domaines mais avec un objectif ciblé, précis et travaillé. A mon sens, à partir du moment où il y a un lien entre ce que les individus pensent, font et discutent, il peut y avoir de l’empowerment. S’investir dans ce type de démarches permettrait à la collectivité de mieux comprendre à la fois ce que font les chercheurs, de mieux appréhender les logiques entre les différents acteurs associatifs et de comprendre le lien qu’il y a entre acteurs associatifs et le public. Ils le font peut-être dans certains domaines mais pas dans tous et, bien souvent, pas de façon optimale. Par exemple, dans le champ de l’environnement, il est parfois contreproductif d’associer des associations ancrées sur des postures extrêmement fortes et rigides. Pour moi, dans le cadre d’un travail sur l’empowerment, cela représente un danger dans la mesure où l’on cherche à ce que les personnes échangent et co-construisent ensemble. Or certains acteurs, très rigides avec des positions très tranchées, peuvent complètement extrémiser une démarche.

Cela signifie-t-il qu’il faut exclure ce type d’acteurs dans une démarche d’empowerment ?

Non, il faut malgré tout leur donner une place mais il faut être bien conscient de leur présence et éviter de les impliquer dans certaines circonstances où le but est plus de construire que de polémiquer. Le but n’est pas de les exclure, sans quoi ils entrent dans une polémique sans fin, ce qui peut vraiment être dommageable pour la démarche. Et en même temps quand on est sur des sujets polémiques, ne pas tenir compte de ces fameuses positions tranchées est très difficile. 

Le Grand Lyon s’interroge sur l’opportunité de la mesure environnementale participative pour sensibiliser les citoyens, voire faire évoluer leur comportement. Est-on dans une logique d’empowerment ?

le recrutement est fondamental pour ne pas s’adresser à un public qui est déjà sensibilisé.

Je n’ai aucun doute sur le fait que c’est un moyen efficace de sensibilisation. Par contre, le recrutement est fondamental pour ne pas s’adresser à un public qui est déjà sensibilisé. Par ailleurs, sur du recueil de données environnementales, l’enjeu est d’avoir suffisamment de personnes et d’avoir du longitudinal. C’est donc le recrutement et l’accompagnement ainsi que les moyens mis en œuvre pour expliquer et faire des retours qui sont le plus important. Expliquer le but de la démarche et son évolution constitue un gage de l’implication des individus. Si ces démarches ne débouchent sur aucune action de la part de la collectivité, l’implication risque de vite retomber.
Un autre point de vigilance concerne la technologie. Il peut y avoir un effet buzz sur un capteur  innovant, mais il faut ensuite réussir à maintenir l’implication. Là aussi il y a une pédagogie importante pour dépasser l’attractivité du gadget. Malheureusement beaucoup de projets ne misent que sur le buzz de leur nouvel objet, parfois même sans trop réfléchir à ce qu’on peut en faire.
Enfin, la co-construction avec les associations environnementales me semble déterminante pour ancrer durablement la démarche dans le territoire car elle permettra ensuite que les participants s’impliquent davantage dans leur usage et qu’ils fassent la promotion de leur pratique.

Ne pensez-vous pas que l’empowerment peut aussi être une forme d’instrumentalisation des individus à des fins politiques ou industrielles ?

Dans le champ de la santé, c’est une grande question que l’on se pose parce qu’en effet il y a différentes façons de voir la promotion de la participation citoyenne et communautaire. Il y a bien sûr des risques de dérives et des réutilisations à des fins beaucoup plus financières et commerciales que ce qu’elles n’ont été imaginées au départ. Le risque est que la mobilisation des individus, issue de la communauté et des pairs, serve finalement les industriels dans leur capacité à développer des produits, ou à promouvoir de façon détournée leur produit. Je pense à un exemple très concret d’empowerment autour d’un mouvement qui s’est constitué dans le champ de la cancérologie. Nous voyons bien que les laboratoires pharmaceutiques surveillent cela de très près et font des tentatives d’approches diverses et variées. C’est souvent assez frustrant. Au départ les personnes qui ont initié le projet, des patients pour la plupart, n’ont pas imaginé que les industriels s’en mêleraient et elles ne se sont pas tellement méfiées. Quand un industriel vient proposer son soutien, on ne voit pas tout de suite les risques, on pense d’abord aux bénéficiaires du projet et au financement qu’apporte l’industriel. L’empowerment a un côté très fragile, qui peut être facilement réutilisé par les uns et par les autres, à des fins qui divergent de l’objectif initial.

L’empowerment, en tant que prise de pouvoirs d’individus dans des groupes, peut-il être subversif ?

il ne faut pas s’imaginer que l’empowerment va tout révolutionner et que d’un seul coup les individus n’accepteront plus le pouvoir….

Ce que vous évoquez me rappelle le débat de la psychologie sociale dans les années 1970, lorsque la discipline commençait à avoir un certain nombre de théories, notamment sur le fonctionnement social et les logiques groupales. La grande inquiétude à cette époque était que la diffusion de ces théories entraîne une révolution et que plus personne ne se laisserait aller au conformisme ni aux théories de l’engagement... Personnellement je ne crois pas plus au renversement de pouvoir qu’à la révolution de l’époque.
Prenons par exemple la relation médecin-patient. Ce n’est pas parce qu’un patient s’est beaucoup renseigné sur sa maladie et qu’il maîtrise bien ce sujet que d’un seul coup il y a un renversement de pouvoir. Même si la personne a toutes les données et a développé un réel empowerment, il reste un côté symbolique très présent accordé au médecin. Je suis donc vraiment mitigée sur un renversement de la balance des pouvoirs. Il y a des enjeux symboliques qui demeurent très forts, il ne faut pas s’imaginer que l’empowerment va tout révolutionner et que d’un seul coup les individus n’accepteront plus le pouvoir…. On ne change pas des normes présentes depuis la nuit des temps avec quelques petites démarches. Même si on arrive à faire changer un certain nombre d’attitudes et que les individus prennent en effet conscience de leur participation, ce n’est pas pour cela qu’ils vont remettre en cause des strates d’organisations…. Je n’y crois absolument pas.