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Que valent les indicateurs de performance ?

© Donatien Mary

Texte de Roland GORI

L’action publique évaluée par des indicateurs de performance se préoccupe souvent moins de la finalité des actions professionnelles que de leur conformité à des objectifs chiffrés. Alors, ce pilotage porte en lui-même une nouvelle forme de servitude, de soumission sociale, produisant révolte, apathie, cynisme, conformisme et impostures.

Texte écrit pour le n°8 de la revue M3.

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Date : 30/11/2014

C’est l’histoire de deux citoyens qui s’appelaient Francis et habitaient le même village. L’un était prêtre et l’autre chauffeur de taxi. Ils meurent le même jour et se présentent devant le Seigneur. Francis le chauffeur de taxi obtient le paradis, un bâton de platine et une tunique d’argent. Vient le tour de Francis le prêtre. « Va, mon fils, tu as mérité le paradis, voilà ton bâton en chêne et ta tunique de lin », lui dit le Seigneur après avoir consulté ses registres. Surpris, le prêtre se plaint au Seigneur : « L’autre Francis, je le connais, nous étions du même village. Il a mené une vie très dissolue, il picolait, blasphémait, conduisait comme un dingue et a terrorisé tout le village par son comportement toute sa vie. Et moi, j’ai mené une vie exemplaire, chaste, fidèle, sobre, j’ai donné tous les sacrements à cette population de mécréants, j’ai dit la messe tous les dimanches. J’ai servi votre foi. Il doit y avoir une erreur ! » Le Seigneur consulte de nouveau son registre et lui répond : « Mon fils, il n’y a pas d’erreur. Nous avons changé notre mode d’évaluation. Nous procédons aujourd’hui de manière plus objective grâce à des indicateurs standardisés de performance pour décider. Aussi me faut-il constater que, chaque fois que tu disais la messe le dimanche, tout le monde s’endormait, alors que lui, chaque fois qu’il conduisait, tout le monde priait ! » L’évaluation de l’action publique par des Crédit indicateurs de performance ressemble à cette petite histoire et suscite bien des questions. Qu’il faille des chiffres et des indicateurs pour gouverner et prévoir, personne ne le conteste. C’est l’origine même du mot « statistique » : « qui a trait à l’État ». Mais le citoyen est-il réductible à un segment statistique ? L’excellence est-elle réductible à la tête de liste d’un classement Google ? Les chiffres sont-ils évidents ? Parlent-ils d’eux-mêmes ? Sont-ils ventriloques ? Notre société finit par croire aux chiffres comme d’autres ont cru aux esprits.

 

L’idéal des normes quantitatives

Évaluer est indispensable, le traitement numérique est précieux, il n’empêche que, le nez sur les chiffres du compteur, nous oublions parfois de regarder la route et confondons la carte et le territoire, l’objectivité formelle et l’objectivité réelle. La fabrication de normes de comportement à partir de chiffres conduit à un « rationalisme morbide » qui n’a plus rien de raisonnable. Qu’il s’agisse de la logique de l’audimat dans le journalisme, de la tarification à l’activité à l’hôpital, des impact factors dans l’évaluation de la recherche, du pourcentage de bacheliers dans une classe d’âge, des pourcentages de réussite aux examens et aux évaluations scolaires, des pourcentages de réinsertion des chômeurs dans l’emploi, des taux de fréquentation des lieux culturels, nous faisons comme si la valeur était une propriété émergeant de la quantité.

À partir de ces chiffres fabriqués sur le modèle prudentiel des agences de notation financière, nous fabriquons des normes qui deviennent des objectifs et tendent à remplacer la finalité des actions qu’elles étaient censées évaluer. C’est oublier une loi économique bien connue, celle de l’économiste Charles Goodhart : « Quand une mesure devient une cible, elle cesse d’être une bonne mesure » ! Ce qui se trouve monstrueusement illustré par cette remarque du Pr Peter Higgs, lauréat du prix Nobel de physique 2013, au Guardian le 6 décembre 2013 : « Aujourd’hui, je n’obtiendrais pas un poste universitaire. C’est simple : je ne pense pas que je serais considéré comme assez productif ! ».

 Cette croyance romantique, décrite par l’historien Max Weber, qui rejoint le fétichisme de la marchandise, cher à Karl Marx, s’est trouvée amplifiée par le développement exponentiel de la technique, en particulier de l’informatique. Le « système technicien », comme l’appelait le sociologue Jacques Ellul, s’est emparé de la société tout entière et la numérisation des activités a donné à la rationalisation de nos conduites un pouvoir sans précédent. La valeur n’est plus qu’une information devenue marchandise. De ce fait, les indicateurs qui devaient aider à la décision ont eu tendance à la remplacer. La machine numérique a confisqué le savoir-faire du professionnel comme la décision du politique. Tous deux sont « prolétarisés ». Les normes quantitatives, techniques et gestionnaires sont devenues à la fois l’idéal à atteindre et la mesure du chemin parcouru pour l’atteindre. Une nouvelle bureaucratie de l’expertise s’est installée au sein des vieux appareils de l’État. Les experts deviennent les scribes de nos nouvelles servitudes, les inquisiteurs de la nouvelle religion du marché.

Les formes actuelles de l’évaluation se transforment en cheval de Troie d’une logique de marché qui pénètre les secteurs de l’existence sociale qui en étaient jusque-là exemptés. Une nouvelle vision du monde s’impose, qui, au nom de l’objectivité, prescrit des schèmes de comportement, et fait de la valeur financiarisée non seulement une catégorie de l’économie, mais encore une catégorie morale, politique et psychologique. Le philosophe et sociologue Theodor W. Adorno écrivait : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses. »

 

Une fausse objectivité très idéologique

Il y a une machine philosophique et anthropologique derrière chaque conception de la valeur. Sur le plan de l’évaluation quantitative et formelle, que valent un sourire, un mot gentil, dans un acte de soin ? Que valent le poème, le jeu ou le rêve d’un enfant réduit à ses compétences cognitives ? Cette aliénation du vivant est aujourd’hui une véritable catastrophe écologique, qui fait violence, et en retour produit de la violence religieuse, de la délinquance, de la fraude, du cynisme et de l’imposture. À moins que les individus ne s’enlisent dans l’apathie, l’indifférence ou la dépression. Parce qu’on a mis de la surveillance et du contrôle technique, là où on avait plus besoin de relations humaines, la démocratie périt de son manque de confiance en elle-même, de son absence d’ambition vraie. Nous assistons tous les jours à la tyrannie envahissante des normes techniques, des standards de gestion, des critères de benchmarking, de l’emprise des classements et des notations. Ils deviennent les instruments d’une régulation sociale qui rationalisent, fragmentent, contrôlent et conformisent l’ensemble des pratiques sociales. Cette politique néolibérale se pare du masque et de l’objectivité technique et de la neutralité administrative. Cette recomposition du champ social ne laisse aucune place au commun, elle en pulvérise le champ et en empêche la reconstruction. Cette manière sociale de réduire la valeur aux critères du marché et du droit poursuit le mouvement des enclosures qui, depuis le XIIe siècle en Angleterre et plus massivement à partir du XVIIe siècle, a permis de mettre un terme aux droits d’usage des communaux au profit des riches propriétaires. Ce mouvement des enclosures, qui a produit une véritable désintégration sociale et un très fort appauvrissement de la population rurale, marque la naissance du capitalisme.
L’enclosure s’est étendue des territoires aux formes de vie sociale et subjective. Comme le philosophe Michel Foucault nous l’a appris, les territoires ne sont plus les seuls enjeux des luttes et des conquêtes. Les impérialismes culturels touchent également les populations, les esprits et les conduites des populations. Un des moyens de cette expropriation des esprits citoyens dans les services publics a un nom : c’est le New Public Management, qui impose des évaluations par indicateurs quantitatifs de performance. Il ne procède pas seulement d’une rationalisation des services publics et territoriaux, mais constitue une initiation à des formes de vie sociale, un rituel de civilisation des moeurs. Dans nos sociétés modernes, l’État a pris le relais des religions pour construire les liens sociaux entre les hommes, assurer la régulation sociale et politique de leurs activités. Il est le principal producteur de la réalité sociale, même et surtout quand il affirme qu’il y a trop d’État, trop de déficits publics, qu’il faut privatiser davantage, il produit matériellement et symboliquement une réalité sociale. Même et surtout quand il feint de capituler, il est toujours en campagne, il se fait le mercenaire de certains intérêts privés, il ne renonce pas à sa vocation d’organiser le champ social. L’État ne serait plus le garant de la volonté générale qui préserve l’espace du commun. Il se présenterait aujourd’hui au contraire comme le pouvoir qui brade matériellement et symboliquement ce qui  appartenait jusque-là au domaine commun ou au domaine public. Le philosophe Friedrich Nietzsche avait prophétisé que, à ne pas accepter et reconnaître le caractère inévaluable du monde, à ne pas consentir à sa force vitale, à sa seule valeur, à vouloir réduire son existence à une objectivité mensongère, l’homme moderne perdait le sens des valeurs. L’évaluation est le nom de cette perte abyssale des valeurs, des valeurs du vivant. Une nouvelle bureaucratie de l’expertise, qui enveloppe de son linceul glacé la promesse d’émancipation du message des Lumières, fortement meurtrie déjà par les crises du libéralisme et des totalitarismes.

 

Le risque de l’imposture

Alors, comment se réapproprier une démocratie confisquée par la  technocratie ? Comment restaurer cette éternelle confiance de l’homme dont parlait Albert Camus dans un éditorial de Combat, en novembre 1946, lorsqu’il s’inquiétait de ce qu’on puisse la perdre après Hiroshima ? Et lorsqu’il évoquait « cette éternelle confiance de l’homme, qui lui fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des relations humaines en lui parlant le langage de l’ humanité ». Le langage de l’humanité, c’est la parole et le récit et non ce langage des choses et des machines que nous forcent à apprendre les évaluations actuelles. Les chiffres doivent être produits pour nous permettre de parler et de débattre et non pour nous faire taire. L’empire des indicateurs numériques doit pouvoir s’arrêter à la porte du récit et de la parole pour permettre aux citoyens de vivre leurs expériences, de les échanger et de les transmettre. Les chiffres et les protocoles rendent invisible le savoir artisanal des récits professionnels et de leur expérience particulière. Quand on fait dépendre la dotation de moyens des résultats à la performance, au mieux on risque de produire des biais évaluatifs, au pire on fabrique des impostures. Quand, par exemple, on évalue les praticiens de Pôle emploi sur leurs performances et leur « taux de placement de bénéficiaires », on les encourage à exclure du périmètre de leurs efforts les personnes les plus vulnérables. La prime à la performance que véhiculent les palmarès et les évaluations standardisées accroît les inégalités sociales et la vulnérabilité des plus démunis. Le pilotage par les indicateurs de performance n’est plus seulement adémocratique ou postdémocratique, il devient antidémocratique. Ce type d’évaluation incite les professionnels à l’imposture : exclure tous ceux qui alourdissent les résultats statistiques même s’ils sont la raison d’être de nos missions. Faute de prendre du temps pour parler des chiffres et des résultats, on risque de choisir le mode d’emploi simplifié et connu plutôt que la pensée complexe, ambiguë, ouverte à l’inconnu.

Les indicateurs de performance ne nous donnent de la réalité professionnelle qu’une vision simplifiée et myope qui ne rend pas compte des conséquences à long terme de nos pratiques. Comment, par exemple, prendre en compte les effets des nouvelles politiques culturelles, des nouvelles missions sociales des théâtres, de leurs effets sur leurs territoires et au long terme, lorsque ce sont des indicateurs de fréquentation de ces lieux qui priment dans  une évaluation ?

L’évaluation ne doit plus être le sésame qui ouvre la porte des financements et qui pilote les procédures, mais un des moyens internes aux pratiques professionnelles elles-mêmes. Il conviendrait de favoriser des moments et des lieux d’échange entre praticiens, usagers et financeurs. Il convient de permettre aux professionnels, aux décideurs et aux politiques eux-mêmes de sortir d’une « curatelle technico financière » qui rend invisibles les finalitésde nos actes et contraint nos décisions. Il s’agit moins d’adapter le citoyen en le transformant en instrument animé que de l’inviter à créer et à se créer par son travail.

Voilà les questions que pose à nos démocraties la bureaucratie des expertises. Peut-être conviendra- t-il de se rappeler avec le philosophe Georges Canguilhem que « la raison est régulière comme un comptable, mais la vie anarchiste comme un artiste ». N’oublions pas que l’homme ne produit pas que des biens et des services, il se produit lui-même à travers sa production et il produit ainsi son humanité. Cette humanité était, aux dires de Jean Jaurès, cette « parcelle » déposée en tout homme qui lui faisait refuser la fatalité biologique comme la fatalité économique. C’est de ce refus, de la part d’une société, de la résignation comme du fatalisme que sont issues les inventions renouvelées de la démocratie. Les crises, celle du libéralisme comme celle de notre démocratie, attestent une véritable dissociation entre la bureaucratie des administrations et le politique. Le philosophe Marcel Gauchet le formulait avec justesse dans son ouvrage La Crise du libéralisme à propos de l’antiparlementarisme qui toucha au début du XXe siècle les nations européennes :  « Si le gouvernement échappe à la société, en un mot, la société échappe au gouvernement. » Nous y sommes, à nouveau.