Nous avons beaucoup travaillé avec Alain Morel sur les « espaces intermédiaires » et la façon dont on passe, symboliquement mais aussi physiquement, de l’espace privé, celui du logement, à des espaces publics, la rue, les squares et jardins publics. Toute transition progressive entre ces espaces, du privé au public, soulève un certain nombre de problèmes dont, bien sûr, la propreté, qui sont pris en charge avec plus ou moins de succès par les copropriétaires, par les locataires, par les bailleurs et par la puissance publique.
Il y a eu différentes stratégies que l’on peut évoquer pour traiter de la gestion de ces fameux « espaces intermédiaires ». Dans les années 80 et 90, des bailleurs ont tenté de fermer ou de restreindre l’accès à l’environnement immédiat des logements et des bâtiments, via des stratégies dites de « résidentialisation ». Celles-ci ont notamment conduit à contrôler l’accès à l’environnement immédiat du logement avec l’installation de grilles autour des espaces communs attenants et de digicodes. Cela visait à limiter les attroupements de jeunes dans les cages d’escalier qui laissaient des mégots et salissaient les entrées d’immeuble. Il s’agissait d’empêcher l’accès à des personnes étrangères aux résidences, en faisant l’hypothèse que c’était ces personnes qui salissaient les halls d’immeubles et non les occupants eux-mêmes.
Cela s’est avéré plutôt efficace, ça a eu des résultats positifs au regard des objectifs visés de maintien de la propreté et, jusqu’à un certain point, en matière de sécurité. Il y avait toutefois des divergences d’appréciation de la part des résidents eux-mêmes, dans la mesure où cela introduit un contrôle de l’accès à la résidence et à ses espaces communs.
Il y a eu d’autres manières de faire, reposant sur l’esthétisation de la ville, avec la réalisation de fresques murales. Celles-ci se sont largement développées dans de nombreuses villes. Au-delà de rendre la ville plus belle, il s’agissait de limiter la possibilité de tagger ou de produire d’autres inscriptions considérées comme indésirables et sales dans la ville. Les fresques ont l’avantage de protéger les murs des résidences des tentatives de tag puisque les taggeurs respectent assez largement les œuvres murales dès lors qu’elles ont un caractère artistique. En termes de propreté des murs, il y a eu un résultat tout à fait positif.
L’autre aspect important de ce travail collectif dont « La société des voisins » rend compte, c’est l’idée qu’il existe des normes formalisées et parallèlement des normes sociales, plus ou moins collectives, plus ou moins partagées et plus ou moins implicites. Celles-ci sont souvent informelles, elles renvoient aux formes dominantes de la sociabilité locale, de l’habitat. Selon la nature de la résidence, les normes ne sont pas tout à fait les mêmes et ce qu’on appelle transgression et conformité ne revêt pas exactement les mêmes formes de pratiques et de comportements. La reconnaissance ou non de ces normes sociales, qu’elles soient explicites ou implicites, provoque des tensions entre les résidents. La question de la propreté tient alors une place relativement importante dans ces interactions.
Comme chacun sait, « l’enfer c’est les autres » : ceux qui salissent, ce sont bien évidemment les autres. La propreté est susceptible d’être un enjeu entre les autres et nous. Les autres se comportent mal et sont à l’origine des saletés et des dégradations. Ce type de constat est valable aussi bien dans l’environnement immédiat de la résidence que dans la rue. Ce « eux » et ce « nous » existent quel que soit l’environnement ; l’altérité est un enjeu essentiel à considérer dans l’appréhension des espaces urbains.