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Les élites économiques urbaines, nouveaux acteurs politiques

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Texte de Christian Lefèvre

Texte écrit pour la revue M3 n°4.

Un moyen d’influer sur un espace dont elles sont dépendantes, une question de légitimité, l’occasion de tisser de nouvelles relations fructueuses : les entreprises ont d’excellentes raisons de s’intéresser à la gouvernance des villes. Et elles s’y impliquent selon des modalités variables qu’analyse Christian Lefèvre, urbaniste.

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Date : 08/02/2013

Ils prennent part aux débats sur le devenir des espaces urbains, sur les choix de développement des métropoles, sur la définition des réponses collectives à donner face à leurs enjeux, voire à l’élaboration de ces réponses mêmes… Les acteurs économiques, directement ou par certains de leurs représentants, s’impliquent dans la gouvernance urbaine, qui était autrefois la chasse gardée du monde politique. Ce choix de participer peut prendre de multiples formes : la production de contributions spécifiques aux stratégies métropolitaines, la mise en débat des enjeux, l’organisation de manifestations. Les firmes et/ou leurs structures de représentation s’en sont donné les moyen elles ont procédé à des réorganisations en interne ou parfois ont créé des organes dotés de moyens réels en personnel et autres ressources. À bien des égards, cette implication des firmes, que l’on observe depuis au moins dix ans, et notamment sa publicisation, est nouvelle, tout au moins en Europe.

S’impliquer, une question de dépendance
Des travaux empiriques montrent que cette attitude est ancienne, quoique sous des formes aujourd’hui plus visibles, dans des métropoles comme New York. Elle est plus récente et forte dans le cas de Londres. Alors qu’à Madrid, Paris ou Turin, l’implication des firmes apparaît plus incertaine et moins affirmée. Il n’y a aucune explication univoque pour rendre compte de cette façon de faire des entreprises, mais plutôt un faisceau d’éléments. S’impliquer dans la gouvernance urbaine peut être lié à une situation de dépendance locale, une notion formulée par les géographes Kevin Cox et Andrew Mair dans les années 1990. Plus un acteur est dépendant d’un espace donné, plus il s’implique. Et ce mouvement est d’autant plus fort, explique Kevin Cox, que l’espace dont il dépend pour son existence et son développement n’est pas substituable avec un autre. Récemment, Julie-Anne Boudreau et Roger Keil, dans leurs travaux sur Toronto ont identifié plus précisément certains acteurs économiques qui s’impliquent, comme les firmes globalisées. En croisant l’ensemble de ces travaux, il est possible de faire l’hypothèse que ces firmes s’impliquent dans la gouvernance de leur métropole parce que, pour elles, cette métropole n’est pas substituable. Il faut alors comprendre ce que recouvre cette notion de substituabilité pour de telles firmes et qui a vraisemblablement à voir avec la « globalité » de ces métropoles.

Monde politique, monde économique : quelle répartition des rôles ?
D’autres explications concernent le rapport au monde politique. Les acteurs économiques s’impliquent parfois en réponse à des sollicitations, qu’elles proviennent des collectivités locales ou de l’État. C’est le cas à Londres, Madrid, New York ou Turin. À Paris et en Île-de-France, en revanche, le monde politique sollicite peu les entreprises, ce qui explique peut-être les difficultés qu’ont ces dernières à se mobiliser sur les enjeux franciliens. La conception de la répartition des rôles entre le politique et l’économique dans la société joue également un rôle. Dans ce registre, les acteurs économiques vont s’impliquer parce qu’ils s’estiment légitimes pour le faire. Aux États-Unis, cette légitimité est ancienne, alors qu’elle est plus récente en Grande-Bretagne. En Île-de-France, la question de cette légitimité semble se jouer aujourd’hui dans le débat sur le Grand Paris. Enfin, les entreprises peuvent s’impliquer pour s’ouvrir de nouvelles relations avec de nouveaux acteurs. Les activités stratégiques, les processus et lieux de mise en débat et d’échanges sur les questions de l’avenir des métropoles sont alors vus comme autant d’opportunités de nouer de nouveaux contacts, d’élargir le champ des relations potentielles.

Les conditions de l’implication des acteurs économiques
Pour réaliser leur volonté de s’impliquer, les acteurs économiques ont besoin que certaines conditions soient remplies. Certaines sont externes aux entreprises ; d’autres leur sont propres, comme leur taille, leur secteur d’activités, leur ouverture à la compétition, mais aussi les relations qu’elles entretiennent entre elles. Concernant les conditions externes, plus les relations entre les sphères économiques et politiques sont bonnes, plus l’implication des acteurs économiques dans les affaires urbaines sera possible. À ce titre, l’attitude du monde politique vis-à-vis des entreprises est essentielle. Les firmes répondent aux sollicitations du monde politique à condition qu’il soit puissant, c’est-à-dire qu’il dispose de ressources juridiques, politiques et financières lui permettant une réelle marge de manœuvre dans les politiques produites. Il faut aussi qu’il soit fiable, qu’il fasse ce qu’il dit, qu’il s’engage, qu’il prenne des risques. Dernière condition externe : il faut que l’entrée en politique des firmes soit légitimée par l’État ou par la culture politique elle-même, comme aux États-Unis. En Grande-Bretagne, cette légitimité mité a été donnée par l’État durant la période du thatchérisme, sans remise en question depuis, malgré les changements politiques. L’entreprise elle-même doit disposer de capacités stratégiques, c’est-à-dire détenir des ressources cognitives et du personnel capable de penser l’entreprise dans son contexte métropolitain. À l’évidence, seules les firmes d’une certaine taille en sont capables. Les milieux économiques doivent également posséder un certain degré de cohésion. Une trop grande fragmentation et plus encore un niveau de conflictualité significatif forment des obstacles à l’implication du monde économique. Leur entrée en politique n’a de sens que s’ils peuvent influer sur les choix de développement de la métropole. Cela nécessite d’avoir une capacité de parler d’une seule voix et de s’entendre sur les enjeux majeurs pour peser sur les décisions collectives.