Sans précédent, en effet, a été la mise en commun, par d’anciens belligérants, de ressources énergétiques essentielles, de produits de la transformation industrielle vitaux. Sans précédent aura été la mutation d’une culture du conflit en une culture de la coopération s’objectivant dans le champ des politiques sectorielles aussi variées que l’agriculture, la science, l’industrie, la culture.
Sans précédent ont été les ressorts d’un assemblage d’états-nations renonçant volontairement sinon au principe même de la souveraineté, du moins à son exercice plein et entier. Sans précédent est la pratique permanente de la négociation et de la transaction se substituant à la culture du défi et de l’affrontement. Sans précédent à cette échelle est l’invention, aux dépens de la prérogative régalienne du « battre monnaie », d’une mesure monétaire commune.
Sans précédent aura été le fondement nouveau des valeurs étayant cette construction. Il n’en va pas seulement d’une Convention européenne des droits de l’homme inscrite dans le fil de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il en va d’un passage de la déclaration à l’effectivité d’un contrôle par une juridiction internationale : la Cour européenne des droits de l’homme.
Mais au « commun » des ressources, des projets et des institutions, n’est-il pas temps désormais d’ajouter une dimension nouvelle : celle du « commun » des rituels et des attachements ?
Une symbolique officielle existe, certes, qui permet aux européens de se reconnaître dans une devise, dans un emblème visuel, le drapeau, dans un hymne, dans la scansion calendaire de la Journée de l’Europe. Mais cette symbolique, pour heureuse qu’elle soit, demeure institutionnelle et n’atteint que par exception l’espace-temps ordinaire des européens.
Or, un rituel festif est là, appuyé sur le calendrier immémorial du solstice d’été, qui ne demande qu’à révéler sa puissance d’énergie et d’agrégation : la Fête de la musique. Est-il langage commun mieux partagé et partageable que le langage non verbal de la musique ? Est-il moyen plus aisé de faire littéralement « entendre » le commun de ce langage et l’extrême diversité des traditions qui en actualisent le potentiel ? Est-il moyen plus efficace que le partage physique et sensible d’un même espace-temps, en l’occurrence celui d’un rituel festif,
pour médiatiser le rapport à l’espace public en cours d’invention ?
Nommer les traditions musicales, appeler la mise en exergue de leur extrême profondeur dans le temps, de leur extrême diversité dans l’espace, de leur constant renouvellement, revient à designer la dernière des catégories constitutives du concept de patrimoine : celle du patrimoine culturel immatériel.
Le processus de patrimonialisation, contemporain de celui de la constitution des états-nations, a eu pour premier effet la sélection-protection des monuments. A leur suite ont été visés les objets et espaces naturels avant que l’on s’attache, depuis peu, à des objets dits intangibles ou immatériels. L’élection d’objets au titre d’objets patrimoniaux a d’abord été le fait d’experts avant d’être actionné par des « profanes ». Mais un même ressort a été la condition de l’activation de pareil processus, de sa longévité, de son actuelle diffraction, de son appropriation par le plus grand nombre : l’affectation à tel ou tel objet, monumental, naturel ou intangible, d’une valeur. Un même effet en a été attendu : la mise en réserve et/ou la protection de ce qui, affecté d’une valeur, est sorti de la sphère ordinaire des usages pour entrer dans celle de l’estimable, voire du vénérable.
Tels sont, à ce jour, les enjeux du processus de patrimonialisation : la désignation de l’estimable sur un autre mode que marchand ; la promotion du vénérable sur un autre mode que religieux ; la désignation des attachements sur un autre mode que guerrier et sacrificiel ; l’élection du non-commensurable sur un autre mode qu’élitiste.
A cette aune, les Journées Européennes du Patrimoine n’apparaissent pas seulement comme un outil existant méritant pérennisation. Cet outil peut être pensé comme l’instrument d’une construction, elle aussi, sans précédent : celle de cet autre rituel populaire européen susceptible de rendre possible l’affichage simultané de la diversité des objets de l’attachement et du commun du ressort de l’attachement.
Un autre moment de civilisation est immanent à pareil processus : celui de la transformation des objets particuliers de l’attachement en objets « communs » : ni privés, ni publics, ni particuliers, ni universels, « communs » ; celui où l’attachement aux objets patrimonialisés n’est plus la source des affrontements mais l’invitation à la « mise en partage ».