Vous êtes ici :

Villes et mondialisation : la force des particularismes

Interview de Saskia SASSEN

© A.Rusbridge
Professeur à l'université new-yorkaise de Columbia

<< Le rôle que telle ou telle ville est amenée à jouer tient moins à son classement ou à son pouvoir qu'à sa spécialisation >>.

Tag(s) :

Date : 30/11/2011

Professeur à l’université new-yorkaise de Columbia, Saskia Sassen a forgé le concept de ville globale, « global city », ainsi que celui « d’État dénationalisé », développé dans son livre, Critique de l’État, paru aux éditions Demopolis en 2009.
Saskia Sassen a été choisie par Foreign Policy, news magazine américain, comme l’un des 100 meilleurs penseurs mondiaux. C’est la première fois qu’une sociologue figure dans ce genre de liste. www.foreignpolicy.com

Une interview réalisée en juillet 2011, pour la revue M3 n°1, par Ludovic Viévard, pour la revue M3 docteur en philosophie (Paris IV – Sorbonne), et membre du réseau de veille prospective du Grand Lyon.

 

Standardisation, avènement du « virtuel » sous toutes ses formes et sur fond d’affaiblissement des États-nations : comment la mondialisation va-t-elle affecter les villes ? Et comment peuvent elles tirer leur épingle du jeu ? Les réponses de Saskia Sassen, qui plaide pour la différenciation et l’ancrage historique.
Comment avez-vous été incitée à repenser la place des villes dans la mondialisation ?

J’ai développé la notion de ville globale (global city) dans les années 1980 pour tenter de capturer la spécificité de notre modernité mondialisée. Dans ces villes apparaissaient des formes nouvelles, en lien avec la mondialisation, mais opérant selon un mode spécifique. Ce mode était différent de celui des villes typiques dans la hiérarchie urbaine d’un pays, et différent de celui des acteurs globaux, comme l’Organisation mondiale du commerce. On constatait des transformations systémiques montrant que ces villes globales, comme Paris, Frankfort ou New York, se démarquaient des traditions qui prévalaient jusque-là dans les relations internationales. Elles jouaient un rôle nouveau, concentrant les firmes internationales et les flux financiers. Si ces villes étaient des éléments systémiques de notre modernité globale, cela signifiait-il que la mondialisation produirait une demande pour ce type de villes, dont le nombre serait amené à croître ? Aujourd’hui, je constate que le monde s’articule autour d’une centaine de villes globales. Mais ce qui n’a pas été suffisamment relevé dans la mondialisation de ces trente dernières années, c’est le facteur de différenciation entre les villes. Le rôle que telle ou telle ville est amené à jouer tient moins à son classement ou à son « pouvoir » qu’à sa spécialisation, et cela fait une différence.

 

En quoi cette spécialisation des villes change-t-elle la relation entre elles, ou la situation d’une ville face à la mondialisation ?

Beaucoup de choses ! Cela signifie qu’une ville tire ses atouts de ses particularités, ce qui lui permet de se différencier à l’heure de la mondialisation. On observe bien sûr une standardisation de l’organisation des espaces de niveau international, comme certains bureaux, hôtels, restaurants ou lieux de shopping. Mais je pense que cela constitue une sorte d’infrastructure. Une erreur très commune est de confondre cette standardisation de l’ordre visuel des centres d’affaires avec la manière dont ils sont utilisés. Si l’on regarde l’implantation des grandes firmes mondiales, on constate qu’elles veulent être présentes dans des grandes villes, mais qu’elles ne souhaitent pas toutes s’installer à Londres ou New York ! Cela dépend surtout du secteur économique dans lequel se positionne une firme. Les industries de la consommation comme McDonald’s ou Gucci veulent être dans un maximum de villes, mais ce n’est pas le cas pour le secteur intermédiaire de l’économie, autrement appelé le secteur firme à firme. C’est un point important pour les villes « secondaires », car de nombreux secteurs économiques spécialisés se trouvent dans ces villes.

 

Quelles opportunités voient le jour pour ces villes « secondaires »?

Pour une firme internationale d’un secteur intermédiaire de l’économie, il sera plus pertinent de s’installer dans une ville comme Chicago, Lyon, Copenhague ou Shenzhen, qu’à New York, Londres, Paris ou Shanghai. Dans l’ordre mondialisé, le rôle économique, culturel, technologique d’une ville, se construit sur sa culture propre et non sur une économie standardisée. Prenons l’exemple de Paris et Lyon. On pourrait se demander si cela a un sens que ces deux grandes villes entrent en concurrence. La réponse est évidemment non. Ce sont des villes différentes et Lyon doit miser sur sa spécificité. New York et Chicago, les deux plus importants centres d’affaires et de finance des États-Unis, sont deux villes très différentes qui ne se placent pas en situation de compétition. Lorsque Boeing a décidé de partir de Seattle, il n’a pas envisagé de s’implanter à New York. Le choix s’est porté sur Chicago, dont le savoir économique provient de l’industrie lourde et de la manufacture d’acier servant à l’outillage pour l’agriculture et le transport notamment. Cette ville offrait une base cohérente avec les attentes de Boeing en termes d’économie de services et de finances. Cette histoire singulière, ce n’est pas l’histoire de New York. Je crois donc qu’il faut moins penser en termes de compétition qu’en termes de racines. Une ville doit connaître son identité et son histoire pour en extraire des savoirs économiques qu’elle améliorera pour les adapter à la modernité et les vendre comme services hautement spécialisés.

 

Comment faire le lien avec l’économie de la connaissance ?

L’idée commune est que l’économie de la connaissance, ou « knowledge economy », est le produit de la classe créative, qui désigne une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée. C’est faux ! Il n’est pas possible que ces villes, porteuses d’histoires si profondes et complexes, qui ont accumulé tant de connaissances au fil des siècles, n’aient pas la mémoire de leur pratique ou de leur économie. Dans la période keynésienne, le classement des villes nationales correspondait sans doute plus à une réalité, dans un système urbain national. Aujourd’hui, la spécificité compte davantage. Il est important de comprendre la ville à partir de son identité profonde.

 

Certaines collectivités organisent désormais des rapprochements. Quelle serait la recette pour construire un nouveau territoire à partir de réalités historiques différentes ?

Il convient de respecter les espaces et ne pas chercher à les agréger trop fortement autour d’un centre. Penchons-nous sur l’exemple de la configuration de Chicago. Son centre, assez petit, a servi de base à la production d’un espace métropolitain regroupant toutes les administrations.
Aujourd’hui, beaucoup de gens habitent en périphérie et travaillent à Chicago, conférant un rôle de lien important au réseau de transport. Mais je crois qu’il est crucial de maintenir des petites centralités, tout en reconnaissant l’existence d’autres spatialités en formation, pour ouvrir l’espace. Il faut arriver à détecter les possibilités d’articulations territoriales, qui sont plus complexes que celles classiques de la grande ville centre qui distribue sur son espace périurbain. On parle alors d’une organisation territoriale plus radicale, où tout ne passe pas par le centre mais se maille autrement, possiblement à partir de plusieurs centres et des différences marquées. Cela suppose de travailler à partir, entre autres, des aspects topographiques et touristiques des territoires et de leurs identités, pour éviter de produire des mégapoles qui sont un désastre pour le transport, l’air, les gens, la qualité de vie, etc. Quant à une ville comme Lyon, proche des frontières suisse et italienne, elle a l’opportunité de devenir multipolaire et transfrontalière, sur la base d’une territorialité qui ne se limite pas seulement au centre urbain clos.

 

Comment ces métropoles secondaires peuvent-elles jouer un rôle dans la mondialisation, voire la transformer ?

L’étude des lieux où les grandes entreprises localisent leurs opérations est intéressante à cet égard. On constate que nombre d’entre elles, qui souhaitent s’inscrire dans l’espace européen, préfèrent Copenhague ou Zurich à Londres. Ce sont des villes plus petites qui offrent de belles possibilités, ce qui montre que les métropoles secondaires jouent déjà un rôle sur la scène globale. Si j’étais chercheur à Lyon, je me poserais la question de savoir quelles sont les firmes internationales qui y sont présentes, si elles sont également à Paris et sinon, pourquoi ? Je ne parle évidemment pas des grandes firmes commerciales du type McDonald’s, mais de firmes positionnées sur des secteurs intermédiaires. Vous trouverez ici des entreprises implantées pour la particularité de la ville, parce que celle-ci offre exactement ce qu’elles recherchent.

 

Que peut faire une ville pour cultiver et stimuler son identité ?

Le principal est de vraiment connaître l’économie et l’histoire du territoire. J’ai vu des villes dirigées par des gens parfaitement formés sur les domaines de la finance, de la compétition internationale et du marketing territorial, aboutir à une standardisation. C’est ce qu’il y a de pire. On peut bien sûr faire de la publicité pour sa ville, mais en communiquant sur ses particularités. Pourquoi un touriste visiterait-il une ville qui ressemble à toutes les autres ?
Il recherche précisément ce qu’il ne peut pas voir ailleurs. Pour une firme, c’est la même chose. Un exemple. Une grande firme internationale souhaitait manufacturer des verres et optiques de haute technologie. Elle aurait pu s’orienter vers le Research Triangle Park, en Caroline du Nord, deuxième centre de recherche de techniques avancées des États-Unis. Non. Elle a choisi Toledo, Ohio. Pourquoi ? Parce que bien qu’elle soit une ville industrielle en déclin, elle est riche d’une tradition de manufacture du verre. Cette firme, à la recherche de compétences bien spécifiques, a redynamisé Toledo car elle avait conservé la mémoire de ses savoir-faire.

 

Quel est le rôle des citoyens à l’intérieur des villes et de cette nouvelle place qu’elles occupent ?

Leur rôle est important, moins dans le champ de l’économie que pour la constitution d’une urbanité. L’un des grands défis posés au citoyen est de conserver toujours à l’esprit : « C’est aussi ma ville ». Tant de transformations lui échappent que cela met la citoyenneté à rude épreuve. Le citoyen ne peut pas se contenter de « consommer » la démocratie et la citoyenneté, il doit aussi les « faire ». Le succès de l’époque keynésienne, au sortir de la guerre, a été de produire une importante classe moyenne protégée par l’État-providence. Beaucoup de gens sont alors devenus des consommateurs. Il faut parvenir à créer des formes nouvelles hors de cette consommation et je me demande si des phénomènes comme la crise ou la question environnementale ne sont pas des occasions qui peuvent aider les citoyens à s’approprier leur ville.