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Sabine Barles, urbaniste : « On ne peut pas penser la soutenabilité urbaine sans penser la soutenabilité de tout ce qui nourrit les villes »

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Portrait de Sabine Barles
© Léo Guillerme
Professeure d’urbanisme-aménagement à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheure à l’UMR Géographie-Cités

Interview de Sabine Barles

Sabine Barles est professeure d’urbanisme-aménagement à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheure à l’UMR Géographie-Cités. Ses travaux portent en particulier sur l’analyse du métabolisme urbain, c’est-à-dire l’ensemble des flux d’énergies et de matières mis en jeu par le fonctionnement des villes.

Dans cet entretien, elle montre que l’approche par le métabolisme invite à inverser le regard sur les métropoles. Concentrant les populations, les forces économiques et les pouvoirs politiques, celles-ci n’en restent pas moins intrinsèquement dépendantes d’autres territoires pour leur approvisionnement physique : alimentation, énergie, eau, biens manufacturés, etc.

Ce constat nous amène à questionner l’échelle à laquelle se jouent la soutenabilité des villes, et le déploiement de l’économie circulaire dans le contexte de l’économie mondiale.

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Date : 22/03/2021

Vos travaux en matière de métabolisme urbain font référence. Pouvez-vous rappeler ce que signifie ce concept ?

La notion de métabolisme urbain n’apparaît qu’après la Seconde Guerre mondiale

Le métabolisme urbain désigne l’ensemble des flux d’énergie et de matière mobilisés par les villes, c’est-à-dire importés, transformés, transportés, exportés ou rejetés dans l’environnement. C’est une notion qui a une très forte connotation biologique puisque le terme métabolisme a été proposé au 19è siècle pour décrire l’ensemble des réactions chimiques qui sont caractéristiques du fonctionnement des organismes vivants. Mais il a très rapidement été utilisé dans le domaine des sciences sociales, notamment par Marx, pour désigner la manière dont les sociétés mobilisent des ressources naturelles et les transforment par l’intermédiaire du travail.

Au même moment, des chimistes, ingénieurs, philosophes, etc. développent des idées sur le métabolisme urbain sans que cette expression n’existe encore. Ils considèrent en effet que les villes doivent fournir des matières premières à la campagne et à l’industrie, ce qui résonne également avec ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie circulaire. La notion de métabolisme urbain n’apparaît qu’après la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1960, un certain nombre de chercheurs, des écologues spécifiquement, se sont intéressés aux villes et à leur métabolisme très particulier, puisqu’elles se caractérisent par une forte concentration d’habitants et donc la mobilisation de flux d’énergie et de matières importants.

Vous rappelez souvent que les villes, par définition, dépendent de flux de ressources de territoires qui leur sont extérieurs…

Dans les travaux des années 1960, la ville était décrite de façon très péjorative

En effet, pour le dire simplement, la naissance des villes a été rendue possible par la production d’excédents agricoles, grâce auxquels des individus ont pu faire autre chose que produire leur nourriture. Ils ont développé de nouvelles activités et de nouveaux échanges économiques qui ont besoin pour prospérer de ces lieux particuliers que sont les villes. Cette dépendance des villes à l’égard des ressources extérieures est aujourd’hui quasi-totale pour l’alimentation mais aussi pour l’énergie, les matières premières, les biens de consommation, l’eau, etc.

Ce constat peut amener à condamner la ville et son fonctionnement, ce que n’ont pas manqué de faire un certain nombre d’observateurs. Dans les travaux des années 1960 dont je parlais, la ville était décrite de façon très péjorative, certains parlaient de la ville comme d’un parasite ou comme d’un cancer. On peut cependant appréhender les choses différemment en considérant que cette situation de dépendance n’est en soi ni bien ni mal mais constitutive de l’existence des villes. Prenons acte de l’« externalisation » du métabolisme des villes pour nous aider à réfléchir aux enjeux d’aujourd’hui.

 

Quels sont ces enjeux ?

Il y a souvent un amalgame dans les discours entre ce principe de linéarisation et celui d’externalisation

Les villes incarnent un phénomène contemporain qui concerne plus largement les sociétés développées : la linéarisation de l’économie, c’est-à-dire le fait que les sociétés puisent sans cesse des ressources vierges dans la nature, les transforment, les transportent, les consomment et les rejettent ailleurs sous une forme dégradée, et ainsi de suite. Il y a souvent un amalgame dans les discours entre ce principe de linéarisation et celui d’externalisation, alors qu’il s’agit de deux réalités différentes. Ce qui pose problème aujourd’hui, ce n’est pas l’externalisation du métabolisme des villes mais le fait qu’il fonctionne de manière très linéaire et met en jeu des flux devenus particulièrement massifs et donc dommageables pour l'environnement.

Ce problème n’est-il pas occulté justement par le fait que l’externalisation du métabolisme des villes s’opère désormais à grande distance via le commerce mondial et les chaînes de valeur globales ?

Les politiques urbaines ont tendance à se concentrer ce qu’il se passe à l’intérieur de leur périmètre

Effectivement, ce qui est très marquant de ces dernières décennies, c’est la mondialisation du métabolisme des villes. On pourrait dire que désormais toute la planète alimente les villes ! Cela soulève des enjeux considérables. On pense bien entendu aux distances de transport que cela engendre et aux consommations énergétiques et impacts environnementaux associés. Plus largement, à travers cette mise à distance des aires d’approvisionnement des villes s’opère une forme de délocalisation des impacts environnementaux induits par la production des biens qu’elles consomment. Ce faisant, on assiste à une certaine « invisibilisation » des conséquences du métabolisme des villes. La distance est à la fois physique, puisque les choses se passent à des centaines ou milliers de kilomètres, et relationnelle dans la mesure où l’on n’a aucune idée de ce qu’il se passe là où sont produits les biens ou les aliments que nous consommons.

Si l’externalisation est consubstantielle à la ville, on comprend donc qu’il existe plusieurs formes d’externalisation et que l’on se trouve aujourd’hui dans un système totalement aberrant où les produits parcourent des milliers de kilomètres avant d’arriver en ville. Cela pose la question de la dette écologique de certains pays à l’égard d’autres ou des villes à l’égard d’autres territoires. Or force est de constater que les politiques urbaines, assez logiquement, ont tendance à se concentrer ce qu’il se passe à l’intérieur de leur périmètre, sans vraiment prendre en compte l’impact externalisé des villes qui représente pourtant une part importante et croissante des pressions environnementales.

Est-il juste de considérer que les villes jouent un rôle majeur dans les pressions environnementales, et donc les grands enjeux écologiques contemporains ?

Les villes qui sont en cause dans les grands enjeux écologiques, ce sont d’abord les villes des pays développés

De fait, parce qu’elles concentrent la population et donc les consommations finales, les villes sont à l’origine de l’essentiel des impacts. À ma connaissance, cela est valable pour la plupart des pressions environnementales. En revanche, il est trompeur de considérer « les villes » comme une seule catégorie à l’échelle mondiale. Car les villes qui sont en cause dans les grands enjeux écologiques, ce sont d’abord les villes des pays développés et le mode de vie occidental qu’elles incarnent. Et à l’intérieur des villes, on sait que tous les habitants ne génèrent pas les mêmes impacts, ceux-ci ayant tendance à croître avec le niveau de revenu.

 

Comment définissez-vous un métabolisme urbain soutenable ?

Ces dernières décennies, l'accent a surtout été mis sur la transition énergétique en lien avec l'enjeu climatique

Une des conditions majeures de la soutenabilité renvoie à ce que l'on appelle la dématérialisation, au sens de réduction en valeur absolue des flux d'énergie et de matières nécessaires au fonctionnement des villes. Toute la question est de savoir comment l'atteindre ! Jusqu'à présent les politiques qui sont promues portent avant tout sur la recherche d'une plus grande efficacité de l'usage des ressources (ressource efficiency), autrement dit réduire la consommation de ressources par unité de richesse produite et consommée. Il est bien évidemment crucial de faire un meilleur usage des ressources, mais les gains d'efficacité ne peuvent suffire dans la mesure où ils sont généralement compensés par l'accroissement des consommations.

Ce qui me paraît tout à fait fondamental en revanche, c’est d’aller vers des politiques de sobriété matérielle visant une diminution des consommations de ressources. J’ajoute que s’appuyer davantage sur les ressources renouvelables contraint également à la sobriété car leurs gisements sont limités. Cela implique pour les villes de mettre en place des politiques prenant en compte de manière globale l’ensemble des flux d’énergie et de matières. Or ces dernières décennies, l'accent a surtout été mis sur la transition énergétique en lien avec l'enjeu climatique. Une illustration de cela est le primat donné à la valorisation énergétique des déchets par rapport à leur valorisation matérielle. Cela aboutit à des politiques contre performantes du point de vue environnemental, puisqu'elles conduisent à développer des dispositifs techniques très coûteux pour récupérer de faibles quantités d'énergie, tout en gaspillant de la matière qui serait disponible en grande quantité et serait extrêmement utile. Pour le dire autrement, l’articulation entre politique énergétique et politique matérielle aujourd’hui n’existe pas. C’est un vrai sujet de préoccupation.

À quelle échelle de territoire se joue cette transition ?

Si on a besoin de sel, vu que les gisements de sel sont localisés, il y a nécessairement une ère de chalandise élargie

Une première remarque est que, de fait, comme les villes sont dépendantes de l’extérieur, on ne peut pas penser la soutenabilité urbaine sans penser la soutenabilité de tout ce qui nourrit les villes. Ensuite cette question de la bonne échelle est une question ancienne sur laquelle se sont penchés de nombreux travaux pour essayer de comprendre dans quelle mesure la proximité des aires d'approvisionnement des villes est gage de soutenabilité de leur métabolisme. Je pense qu’il n’y a pas de réponse absolue à cette question dans la mesure où cela dépend de la taille des villes mais aussi des ressources dont on parle.

Dans le cadre de travaux portant sur le système alimentaire de l’agglomération parisienne, et selon les biogéochimistes avec lesquels je travaille, la bonne échelle de soutenabilité en termes d’alimentation serait le bassin de la Seine, c'est-à-dire à peu près 70 000 km², à comparer avec la région Île de France qui représente 12 000 km². Pourquoi ? Parce que ce qui dégrade fortement la qualité de l'eau de la Seine aujourd'hui, c'est l'agriculture, et plus précisément une agriculture qui n'est pas tournée vers l'agglomération parisienne mais vers les marchés mondiaux. Si l'on prend en compte cette interdépendance majeure entre la production alimentaire et la qualité de l’eau, c'est à l'échelle du bassin versant qu'il faut penser la soutenabilité de l'alimentation de la région parisienne. On voit bien à travers cet exemple que l'on n'est pas dans l’idée selon laquelle l’alimentation doit être produite en bas de ma porte !

Pour d'autres ressources, les périmètres à prendre en considération vont être différents. J’ai coutume de prendre l’exemple du sel : si on a besoin de sel, vu que les gisements de sel sont localisés, il y a nécessairement une ère de chalandise élargie. Encore une fois, il faut prendre acte de ces réalités et organiser les approvisionnements en conséquence. Ceci est vrai pour les villes et pour l’ensemble des territoires. C'est la raison pour laquelle on peut aussi parler de métabolisme territorial et pas seulement de métabolisme urbain.

 

Ce qui soulève la question de l'organisation des relations entre les villes et les territoires qui les alimentent ?

Jusqu’au 18è siècle, les relations des villes avec leurs territoires d'approvisionnement sont souvent des relations de pouvoir

Absolument, et cela est un autre angle mort. Les villes tissent des échanges avec tout un ensemble de territoires à travers leurs importations et exportations au sens large, mais ces liens fonctionnels ne sont pas assortis de liens politiques. Les villes n’ont pas la maitrise de tous ces flux qui sont organisés par d’autres acteurs. Cela soulève des enjeux importants de solidarité interterritoriale. Sur ce point, on évoque souvent l'idée de retrouver ou recréer les relations de proximité que les villes entretenaient par le passé avec les territoires qui les environnent. Mais un regard historique montre que l'inspiration n'est pas nécessairement à aller chercher de ce côté-là. Jusqu’au 18è siècle, les relations des villes avec leurs territoires d'approvisionnement sont souvent des relations de pouvoir, voire de prédation, à travers la détention de propriétés foncières rurales, la maîtrise des marchés ou encore le contrôle juridique extraterritorial sur les ressources, directement ou par l'intermédiaire de l'État.

Quel regard portez-vous sur le développement des démarches de coopération interterritoriale que l'on observe ces dernières années ?

L'image de la ville prédatrice n'a pas disparue et le risque d'aller vers des relations privilégiant l'intérêt des villes est réel

Il est vrai que la question des coopérations interterritoriales fait l'objet d'une attention croissante aussi bien du côté des collectivités que de l'État. Elle peut se traduire par des démarches spécifiques comme les « contrats de réciprocité ». Mais il y a plusieurs bémols. Le premier c’est que souvent les flux qui sont traités dans le cadre de ces coopérations demeurent absolument mineurs par rapport à l'ensemble des flux mis en jeu par le métabolisme urbain. Par exemple, on va développer des relations interterritoriales autour de productions maraîchères. C'est important bien entendu, mais cela compte très peu dans les rations alimentaires, que l'on raisonne en masse ou en calories. Et même par rapport à l’ensemble des fruits et légumes mis sur le marché, cela pèse très peu aussi.

Le risque ici, c'est de développer des coopérations qui vont se contenter de succès emblématiques sur des flux mineurs, en laissant de côté l'essentiel des consommations de ressources et des pressions environnementales associées. Ce qui peut paradoxalement contribuer à pérenniser le modèle dominant plutôt qu’à le bousculer. Je ne veux pas dire qu’il ne faut pas développer ce type de projet : la somme des petites choses peut faire de grandes choses… mais si et seulement si on veut les multiplier et les amplifier suffisamment.

L’autre problème, c’est que ces coopérations peinent à s'engager de manière équilibrée entre les villes et les autres territoires. L'image de la ville prédatrice n'a pas disparue et le risque d'aller vers des relations privilégiant l'intérêt des villes est réel. C'est la raison pour laquelle je parle non pas de récréer des liens antérieurs mais plutôt de créer des relations de coopération gagnant-gagnant, ou donnant-donnant. Un enjeu symbolique ici serait de renverser la perspective des villes toutes puissantes et de la métropolisation triomphante en reconnaissant à l'inverse que, du point de vue du métabolisme, ce sont bien les villes qui dépendent des autres territoires pour leur survie.

 

L’économie circulaire s’est imposée ces dernières années comme un axe phare des politiques de transition écologique en France mais aussi en Europe. En quoi peut-elle favoriser un métabolisme territorial soutenable ?

Le paradoxe du recyclage local est que, bien souvent, les matières secondaires qui en sont issues ne sont pas valorisées localement mais renvoyées directement vers le marché mondial

D'une manière générale, l'approche de l'économie circulaire qui domine aujourd'hui se fonde sur les principes de l'écologie industrielle : les déchets des uns deviennent les matières premières des autres. Le problème c'est que cette vision de la circularité présente plusieurs limites. Tout d'abord, pour que le recyclage puisse avoir un réel impact en termes de substitution et donc de réduction des prélèvements de ressources vierges, il faudrait que le niveau des consommations à satisfaire soit maîtrisé, ce qui n'est pas le cas comme je l'ai souligné précédemment. De plus, le focus mis sur le recyclage amène à concevoir des installations de traitement dont le modèle économique suppose d'avoir des flux importants de déchets à traiter, ce qui s'oppose à l'objectif de réduction de la production de déchets. Un autre écueil est celui de l'échelle pertinente.

Les politiques urbaines sont tentées d'internaliser le recyclage des flux de déchets et d'investir la « mine urbaine ». Mais à vouloir privilégier l'hyper-local, on peut se retrouver à ne recycler que des flux dérisoires par comparaison avec des circuits de recyclage plus éloignés mais en capacité de traiter des quantités industrielles. De même, le paradoxe du recyclage local est que, bien souvent, les matières secondaires qui en sont issues ne sont pas valorisées localement mais renvoyées directement vers le marché mondial. C'est ce que montre par exemple un travail en cours conduit avec des étudiants du Master urbanisme de l’Université Paris 1 pour la Métropole européenne de Lille concernant le recyclage des métaux. On ne voit pas bien en quoi ces pratiques favorisent une moindre circulation des matières, ou une moindre dépendance des villes à l'égard de ressources extérieures. Peut-on parler d'économie circulaire lorsque le bouclage des flux de matières se déploie sur des milliers de kilomètres ?

Ces limites ne devraient-elles pas nous inciter à mieux connecter les politiques d'économie circulaire et les politiques de développement économique, pour mieux prendre en compte la question du cycle de vie des matières qui interviennent dans la production et la consommation du territoire ?

Dans quelle mesure un métabolisme territorial soutenable est-il compatible avec le système économique mondialisé dominant ?

Oui absolument, l’économie circulaire telle qu’elle est définie aujourd’hui ne prend pas en compte l’ampleur du problème et n’a pas une vision métabolique en fait. On se situe en bout de chaîne, face à des gisements de déchets que l'on cherche à valoriser, sans vision globale des besoins à satisfaire, des processus de production par lesquels transitent les matières, ni des spécificités du cycle de vie de chaque matière. Il y a des matières de flux qui sont liées aux grands cycles biogéochimiques, comme l’azote, qui nécessitent une réflexion à l’échelle des bassins versants pour connecter la production et la consommation alimentaire et la récupération des nutriments en bout de chaîne pour les réinjecter en début de chaîne dans la production alimentaire.

Et puis nous avons les matières de stock non renouvelables, par exemple les métaux, pour lesquels l’enjeu est à la fois de moins consommer et d'essayer de compter d'abord sur ce que l’on a déjà extrait et accumulé dans nos stocks. Là se pose la question du rapprochement de la production et de la consommation de façon à pouvoir connecter les matières secondaires issues du recyclage à la production, plutôt que les laisser s'échapper vers les marchés mondialisés. In fine, cela revient à poser une question économique fondamentale : dans quelle mesure un métabolisme territorial soutenable est-il compatible avec le système économique mondialisé dominant ? 

 

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