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Jean Haëntjens : « L’enjeu, c’est de s’affranchir de la référence au PIB pour apprécier le bien-être social »

Interview de Jean Haëntjens

Portrait de Jean Haëntjens
© Jean Haëntjens
Économiste et urbaniste

Économiste et urbaniste reconnu pour ses travaux consacrés à la « ville durable », Jean Haëntjens publiait en mai 2020 « Comment l'écologie réinvente la politique, Pour une économie des satisfactions ».

Dans cet essai, l’auteur propose aux tenants de l’écologie politique un discours qui se veut ambitieux, simple mais jamais simpliste, fédérateur et optimiste.

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Date : 15/01/2021

Pourriez-vous nous présenter les principes fondamentaux de l’économie des satisfactions ?

Quels sont les mécanismes qui permettent à une société de produire des satisfactions, sans forcément passer par la consommation ?

L’enjeu, c’est de s’affranchir de la référence au PIB pour apprécier le bien-être social et guider les politiques publiques. À partir des années 90, un certain nombre d’économistes, dont plusieurs prix Nobel, ont proposé des concepts comme le bonheur national brut, l’indice de développement humain ou l’indice de richesse inclusive. La conclusion de leurs travaux est que la mesure des satisfactions se heurte à de trop nombreux biais culturels pour pouvoir prétendre devenir une référence des politiques publiques. Les approches du bien-être social vues par un Américain, un Français ou un Chinois sont fortement divergentes.

J’ai donc essayé de poser la question autrement : quels sont les mécanismes qui permettent à une société de produire des satisfactions, sans forcément passer par la consommation ? Je suis parti de ce que je connaissais, à savoir les villes « pro-écologie », dont j’étudie les stratégies depuis plus de quinze ans. Ces villes ont réussi à déployer, sans la théoriser, une économie des satisfactions. Elles ont proposé des aménités urbaines (nature en ville, pistes cyclables, culture urbaine, vie sociale, circuits courts, tiers lieux…) qui se substituent pour partie à la consommation de biens matériels. Elles ont raisonné, avec succès, hors PIB. Elles ont aussi pensé différemment les circuits de décision, le rapport au capital (le bien commun, l’économie mixte), les systèmes productifs (circuits courts, économie collaborative) et la production de sens (le récit collectif). Plusieurs auteurs, dont Benjamin Barber (Et si les maires gouvernaient le monde ?) ont expliqué, à partir des années 2010, que les États devraient s’inspirer de leurs exemples pour relever les défis de notre temps. Ils se sont vu répondre que ces politiques locales n’étaient pas transposables à l’échelle de pays entiers.

J’en ai conclu que pour avoir une chance de convaincre les responsables nationaux, il fallait proposer une représentation plus théorisée de cette « économie des satisfactions » inventée à l’échelle locale. C’est ce que j’ai cherché à faire. J’ai pour cela croisé toutes les sources que j’ai pu trouver, à commencer par les nombreuses théories du bien-être social proposées depuis 2 500 ans par les sciences humaines et politiques, ou par l’histoire des civilisations.

 

© Mouenthias

Concrètement, comment avez-vous remis ces connaissances en perspective, à l’aune de notre époque ?

La société de consommation se caractérise par une approche très sélective – et donc très appauvrie - de la satisfaction

J’y ai ajouté les analyses sociologiques du mouvement actuel du « changer de vie » et les écrits des pionniers de l’écologie politique. Et j’ai eu l’heureuse surprise de constater que ces approches se retrouvaient, en dépit de leur diversité, autour de quelques idées communes :

1 - Les satisfactions recherchées par l’être humain ne proviennent pas seulement de la consommation. Elles sont le plus souvent rattachées à cinq grandes familles d’attentes ou de causes : un pôle « consommation-confort-plaisir », un pôle « action-production-accomplissement », un pôle « accumulation-capital-transmission », un pôle « relation- liberté-autorité-pouvoir », et enfin, à l’interface de ces quatre sources principales, un pôle « cohérence, cohésion, sens, médiation ».

2 - Au sein de chacun de ces pôles, il existe différentes options : une consommation-plaisir peut être plus ou moins naturelle, matérielle, sociale, politique, culturelle, éthique. Des options du même ordre existent aussi pour les systèmes productifs, les capitaux, les structures d’autorité ou les sources de sens. Et ces options ont des conséquences majeures sur le fonctionnement des sociétés, mais aussi sur leur empreinte écologique.

3 - Ces choix sont à la fois complémentaires et conflictuels. Ils forment des systèmes, dont l’équilibre est instable. Toute société, en somme, est un système de satisfaction.

Par rapport à ce cadre général, la société de consommation se caractérise par une approche très sélective – et donc très appauvrie - de la satisfaction. Elle ne considère qu’une seule source de satisfaction, qui est la consommation de services et de biens matériels, et elle lui asservit toutes les autres. On ne travaille, on n’investit, on ne « socialise » ou on ne décide que pour pouvoir consommer plus. Le marché devient presque un repère moral. Ce qui se vend est jugé bon, ce qui ne se vend pas est jugé mauvais. C’est un système qui a été formidablement efficace pour faire décoller la production de richesses, mais il est aujourd’hui mis en limite. Il est incompatible avec les ressources de la planète. Il fabrique aussi une proportion croissante d’insatisfaits, et ouvre ainsi un espace, pour ne pas dire un boulevard, aux mouvements populistes et extrémistes qui menacent la démocratie et la sécurité du monde.

Il y a une volonté de votre part de réintroduire une démarche philosophique relativement classique, plutôt traditionnelle. Qu’est-ce que cela signifie en 2021 ?

L’économie des satisfactions ne prend pas le contre-pied du raisonnement économique. Elle propose de l’adapter à une autre finalité

Je ne suis pas philosophe et je ne propose pas non plus une nouvelle théorie du bien-être social. Je n’invente rien. Je propose simplement une grille de lecture qui permet de situer les approches aujourd’hui dominantes de ce bien-être par rapport à une histoire des idées politiques qui a débuté il y a 2 500 ans.

Si j’ai emprunté  le langage de l’économie, c’est pour mieux dialoguer avec elle. J’ai repris les concepts fondateurs de la science économique (production, consommation, capital, État, marché), mais je les ai investis d’un contenu plus large : la consommation, par exemple, n’est pas seulement marchande. J’ai conservé le principe d’un nécessaire équilibre des forces, posé par Adam Smith, mais en expliquant que cet équilibre n’est pas assuré seulement par le marché. Il se tisse aussi avec des institutions, de l’espace public, des pratiques, des liens sociaux, des symboles. L’économie des satisfactions ne prend pas le contre-pied du raisonnement économique. Elle propose de l’adapter à une autre finalité, qui n’est plus la consommation, mais la satisfaction. Elle propose aussi d’élargir la palette de ses outils, en insistant sur la dimension culturelle et spatiale des choix économiques.

Quand on publie ce genre de livre, quels effets on en attend ? Quels relais on espère ?

Je m’adresse en priorité aux élus ou citoyens qui sont convaincus que la question écologique est désormais centrale, mais qu’elle est en attente de théorie politique. Le fait que ce livre ait été récompensé par le Prix du livre pour l’environnement m’a envoyé un signal positif. Il m’a laissé penser que mon approche pouvait apporter quelques repères à ceux qui essayent d’inventer une société compatible avec la donne écologique. Ce livre m’a aussi permis d’échanger avec des personnalités comme Dominique Bourg ou Brice Lalonde, et à affiner mon analyse.

Mon ambition, c’est que mon approche soit reprise, critiquée, voire démolie par d’autres, mais qu’au moins elle participe à une réflexion qui dépasse les postures d’appareil. Mon souhait est d’aider les responsables politiques de « bonne volonté » à trouver des terrains d’entente sur l’essentiel. Aujourd’hui, le discours politique reste fortement parasité par des a priori idéologiques, voire par des conflits dogmatiques. Comme de nombreuses pensées utopiques, la pensée écologistes a été imprégnée d’a priori critiques  du type « le plaisir est péché, le travail est une punition, le capital asservit, le pouvoir corrompt, l’homme est coupable ». Le défi, c’est de passer à quelque chose de constructif. Quelle forme de capital met-on en forme ? Quelle consommation ? Quelles formes de pouvoir ? Quelles formes de travail ? Là, ça flotte.

 

Veolia Nancy 2020 - L'édition 2020 du Prix du Livre Environnement, Fanny Demulier, Thierry Vandevelde, Jean Haëntjens, Dominique Bourg, Bénédicte Solle-Bazaille© Sylvain Beucherie

Vous nous proposez des pistes pour un nouveau monde avec un terme que l’on connaît déjà bien, celui de « satisfaction », très présent dans le lexique du marketing commercial. Comment expliquer que cette notion soit si peu présente dans les politiques publiques ? Et est-ce que vous ne craignez pas qu’en se l’appropriant, les services publics importent également ses connotations qui feraient du citoyen un simple client à satisfaire ?

L’état de satisfaction est une sorte de bonheur minimum garanti

La raison est que depuis 30 ou 40 ans, le politique s’est laissé coloniser par la pensée économique. Il ne se pose même plus la question de savoir si le fait d’amalgamer satisfaction et pouvoir d’achat est, ou non, pertinent. Pour lui, c’est une évidence.

J’admets que le terme de satisfaction n’est qu’à moitié « satisfaisant », mais je n’ai pas trouvé mieux. En fait, toutes les valeurs positives ont été phagocytées par la communication commerciale. Si vous parlez de bonheur, de bien-être, c’est pareil. Sans hésiter, je préfère satisfaction à bonheur, qui me semble relever de la seule approche individuelle. La mission du politique n’est pas de promettre la lune ou de proposer un bonheur collectif. Revenons à la Déclaration d’indépendance des États-Unis, qui s’engage à respecter « le droit de chacun à la poursuite du bonheur ». Cela veut dire que l’État ne promet pas le bonheur : il garantit seulement les conditions qui permettront à chacun de s’inventer une vie heureuse. C’est très différent. Au demeurant, un État qui promettrait le bonheur ne pourrait être que totalitaire

Je préfère aussi « satisfaction » à « bien-être », parce que le bien-être, c’est une notion passive, douillette, matérialiste. Il peut aussi y avoir des satisfactions dans la création, dans l’implication militante, dans la prise de risque, dans plein de choses. Satisfaction ouvre plus de possibilités. En quelque sorte, l’état de satisfaction est une sorte de bonheur minimum garanti, c’est une base de départ qui laisse à chacun la possibilité de choisir sa vie.

Au-delà du seul mécanisme vertical entre l’État qui fournit un dispositif de société, et le citoyen qui dit s’il est satisfait ou non, prévoyez-vous aussi une dimension horizontale de débat dans lequel chacun, de manière démocratique, participe à la détermination des satisfactions retenues comme contribuant à l’intérêt général ?

Il faut que l’on s’habitue à vivre dans une société plus pluraliste que celles qui ont précédé

Oui, l’objectif n’est pas d’imposer un modèle unique de société de satisfaction, parce que ça ne marcherait pas et que ce n’est pas souhaitable. Il nous faut au contraire trouver la façon de faire cohabiter différents modèles et de les faire converger vers une même ambition écologique. On peut très bien imaginer des modes de vie écologiques très culturels, avec des urbains qui passent leur temps dans les théâtres, et d’autres, plus naturels et minimalistes, tels que les proposent des auteurs comme Pierre Rabhi.

Il faut que l’on s’habitue à vivre dans une société plus pluraliste que celles qui ont précédé. Historiquement, la société heureuse a presque toujours été pensée par rapport aux acquis de la classe dominante. Les bourgeois du XIXe, ont imité le modèle aristocratique. La classe moyenne des années 50, celle de la société de consommation, a adopté les standards bourgeois. Aujourd’hui, cette chaîne de l’imitation est en partie rompue. Les nouveaux modèles émergent dans différentes strates de la société. Le circuit court et la « récup’ » ont été pratiqués par les pauvres avant d’être repris par les riches. La mobilité ludique a été adoptée par les jeunes avant de convaincre les vieux.

Comment pourrait-on coordonner des actions qui, de façon complémentaire, résoudraient un problème global tout en évitant l’ethnocentrisme ?

L’exemple des pays scandinaves montre que l’on peut très bien partager une « fierté écologique nationale » sans tomber dans le nationalisme

Si on attend qu’il y ait un ONU, ou des COP 28 ou 38, qui expliqueraient comment tout le monde doit vivre, ou même qui s’accorderaient sur un montant raisonnable de la taxe carbone, on risque d’attendre longtemps. La COP 21 a eu le grand mérite de fixer des objectifs, mais elle laisse à chaque pays le choix de ses moyens. 

On imagine mal aujourd’hui, que la communauté internationale puisse aller beaucoup plus loin. Oui, on pourra préciser, affiner les objectifs, faire parler le Giec plus souvent. On pourrait utilement créer d’autre Giec, par exemple sur les enjeux de l’eau, des polluants chimiques ou de la biodiversité. Sur les objectifs, tout le monde peut se mettre assez facilement d’accord. Mais les réponses politiques resteront, je crois, très différentes selon les pays. Il y aura même probablement,  au sein de chaque pays, des réponses modulées selon les régions ou les groupes socio-culturels. L’enjeu est d’articuler cette diversité et cet emboîtement des échelles. Et cela ne se fera pas seulement par des normes. Il faudra aussi des exemples, des pratiques, des envies, des symboles, du mouvement. L’exemple des pays scandinaves montre aussi que l’on peut très bien partager une « fierté écologique nationale » sans tomber dans le nationalisme.

 

© Amélie LAMBERT-SERRANT

Vous nous dites qu’il faut trouver un nouveau discours pour mettre tout le monde d’accord, et en même temps, qu’il faut garder, dans les mots, la mémoire des capitaux déjà accumulée par l’intelligence humaine. Comment élaborer un nouveau langage sans recourir à la « magie » de néologismes qui éclipseraient la dimension conflictuelle des débats ?

Une réflexion est aujourd’hui ouverte sur la nécessité de revisiter les mots de la politique

Je crois qu’un des problèmes de la pensée politique contemporaine est qu’elle est souvent piégée par de mots qui ont une forte charge idéologique. Je pense à des mots comme capital, travail, pouvoir, modernité, productivité qui sont implicitement associés à des postures critiques.

Si vous posez comme postulat que le travail (du latin tripalium, supplice) est une activité exécrable, humiliante, qui met le salarié sous la dépendance d’un patron avide, vous arrivez vite à la conclusion qu’il faut le réduire ou s’en affranchir en instaurant un revenu universel. C’est le cheminement logique. Le problème est que le revenu universel, on ne sait pas le financer. Surtout si parallèlement, vous souhaitez réduire le PIB, donc les recettes de l’État, qui en dépendent.  Si vous posez que le travail peut être aussi, dans certaines conditions, une activité formidablement épanouissante, vous parvenez à des conclusions politiques totalement différentes.

Une réflexion est aujourd’hui ouverte sur la nécessité de revisiter les mots de la politique. Elle est particulièrement vive dans le monde de l’urbanisme. Je pense au livre de Francis Beaucire sur La ville prise aux mots, à celui de Jean-Marc Offner sur les Anachronismes urbains, ou à un colloque de Cerisy qui a réuni, en 2019 les meilleurs spécialistes français de l’aménagement. Tous ces auteurs auraient pu mettre en exergue de leur propos cette phrase de Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde ». Il me semble que certains mots sont comme des perturbateurs doctriniens. Ils portent une telle charge doctrinale qu’ils perturbent sérieusement la prise de décision.

Dans mon essai, je me suis efforcé de revisiter des concepts comme consommation, production, capital, autorité, sens, en essayant de les affranchir de leurs charges idéologiques. La nature, par exemple, c’est aussi un capital, elle a été modelée par l’Homme, c’est du travail accumulé. Il ne faut donc pas « condamner le capital » mais s’intéresser, de façon différenciée, aux principaux capitaux naturels, techniques, culturels, socio-politiques et éthiques accumulés par les sociétés humaines. Et regarder comment on pourrait, dans chaque cas, améliorer leur conservation, leur valorisation, leur répartition, leur statut juridique et leur transmission.

Vous êtes méfiants à l’égard d’une critique du travail, mais en même temps, vous défendez l’idée d’une société des métiers qui prend en compte l’idée du travail plaisir, et s’oppose à « l’emploi » dénué de sens.

Le contenu idéologique donné à certains mots peut avoir des conséquences considérables sur l’orientation des politiques publiques

C’est un bel exemple de mot à forte charge idéologique. Le travail est présenté globalement de façon plutôt négative dans le discours politique. Or aujourd’hui, il y a des gens satisfaits et d’autres insatisfaits de leur activité professionnelle. Pour traiter la question de manière objective, il faut commencer par s’intéresser à toutes les satisfactions ou insatisfactions attachées au travail : toucher un salaire, exercer une activité épanouissante, tisser des relations sociales, développer des connaissances, être ou non reconnu. On peut alors raisonnez sur des faits et non sur un présupposé idéologique.

L’une des réflexions les plus fécondes, sur ce thème, a été apportée par Patrick Viveret, un théoricien de l’écologie politique qui s’est beaucoup inspiré des travaux d’Hannah Arendt. Il propose de passer d’une société de l’emploi à une société des métiers. Ce qui distingue, selon lui, un métier d’un emploi strictement alimentaire, c’est qu’il produit du beau, du lien et du sens. C’est très exactement ce que recherchent les gens qui veulent « changer de vie ». Ils veulent aussi plus de liberté, ils veulent pouvoir organiser leur activité comme ils le souhaitent.

Si vous souhaitez faire émerger une société des métiers, il faut s’intéresser au coût du travail. Le beau, le lien, et le sens, cela demande du temps. Recycler, réparer, cela demande plus de temps que de produire en usine. Vous arrivez à la conclusion qu’au lieu de financer un revenu universel, il serait peut-être plus intéressant de détaxer le travail, ce que très peu d’écologistes proposent de faire. Cet exemple montre bien que le contenu idéologique donné à certains mots peut avoir des conséquences considérables sur l’orientation des politiques publiques.

Plus qu’une simple paix sociale qui permet la gouvernance, s’agit-il bien de faire émerger un nouveau discours qui peut appeler une forme de concorde nationale ?

Une nouvelle génération de responsables politiques est en train d’émerger

Tocqueville disait que dans une société où il n’y a plus de débat, on peut s’assurer qu’il n’y a plus de liberté. Je crois qu’il ne faut pas esquiver la possibilité qu’il y ait des débats vifs et des points de vue divergents. L’un des débats qui se profile opposera l’approche techno-solutionniste de la crise écologique, proposée par les Gafam, et l’approche plus sociétale, voire conservatrice (il faut assumer le mot) proposée par certains courants de la société. L’approche techno séduit naturellement les milieux financiers et les responsables politiques qui pensent que « faire bouger les modes de vie, c’est trop compliqué. Ils pensent qu’un plan de « relance verte » suffira.

D’autres ont compris que la relance verte ne serait pas pour eux et ils vont essayer d’autres solutions, en se retirant du jeu, en changeant de vie, en quittant les mégapoles, en s’investissant dans la vie politique locale. On voit bien ces deux approches se structurer politiquement.

Si vous regardez la carte politique, vous voyez que la plupart des métropoles françaises de taille intermédiaire sont désormais gouvernées par des coalitions pro-écologie. Une nouvelle génération de responsables politiques est en train d’émerger. Ce ne sont plus des théoriciens, des militants campés sur des postures critiques, mais des élus qui pilotent des locomotives économiques à l’échelle du million d’habitant. Dans quelques années, je vois assez bien une coalition de ces responsables s’opposer à un pouvoir central qui, tenu par son administration, sera tenté de rester dans les logiques de la « finance verte » et de la de la start-up nation.

 

Conférence "Dégooglisons Internet" par Montpel'libre à la médiathèque Émile Zola, le 18 février 2017© Pascal Arnoux

Vous rappelez que les nouvelles idées naissent le plus souvent dans ces pôles urbains relativement autonomes, comme lors du mouvement des communes et l’émancipation de leurs habitants, aux 11e et 12e siècles. Est-ce que vous avez l’impression qu’on est dans ce type de reconfiguration, amenée peut-être aussi par les conséquences d’un néolibéralisme qui a repoussé les États centraux vers leurs prérogatives régaliennes ?

Les métropoles ont su prendre une avance sur le terrain de l’écologie

Ce mouvement est parti des années 80. Il a été à la fois économique, politique, culturel et institutionnel. En France, un premier signal été donné par les lois de décentralisation, en 1982.  Barcelone a su utiliser les jeux Olympiques de 1992 pour proposer au monde un nouveau modèle urbain. Les maires des villes européennes y sont allés en pèlerinage, puis à Copenhague, à Bilbao, ou à Fribourg, et ont repris des idées. Le mouvement a progressivement pris une ampleur que Patrick Le Galès a théorisée, en 2003, dans un livre qui a fait référence, Le retour des villes européennes. Paul Krugman, Prix Nobel d’économie en 2008, a montré que les vrais moteurs de l’économie mondialisée, n’étaient plus les États, mais les régions urbaines comme la Silicon Valley, qui fonctionnaient en archipel à travers la planète. Les métropoles ont aussi su prendre une avance sur le terrain de l’écologie. Parce qu’elles concentraient les problèmes, et qu’elles avaient des moyens, elles ont sur inventer des solutions, notamment dans le champ de la mobilité. On a vu des villes comme Copenhague réaliser des mutations spectaculaires en seulement une vingtaine d’années. Les réformes institutionnelles ont suivi, partout en Europe. En France, on a un peu traîné, mais en 2014, la loi Maptam a acté l’idée que les métropoles étaient devenues les moteurs de l’économie et de l’innovation.

Donc pour vous, ce processus de métropolisation fait plus partie de la solution que du problème ?

La dynamique d’innovation se diffuse désormais dans des villes moyennes

Attention, il ne faut pas confondre métropole et mégapole. La mégapole, en France, c’est Paris. Et les mégapoles ont aujourd’hui plus de problèmes que de solutions. Ce n’est pas le cas des métropoles intermédiaires. À l’échelon européen, il y a incontestablement une dynamique très forte de ces villes ou métropoles intermédiaires, entre 500 000 et 4 millions d’habitants. C’est là que les richesses sont créées, que les centres de recherche sont concentrés et que les innovations en matière d’écologie foisonnent.

Ceci dit, on est peut-être à la fin de ce cycle. Depuis quelques années, en Grande-Bretagne et en France, les États ont resserré les marges budgétaires des collectivités locales. Le temps des projets métropolitains pharaoniques est sans doute révolu. La dynamique d’innovation se diffuse désormais dans des villes moyennes comme Angers, Dijon, Poitiers, Besançon, qui concilient dessertes TGV et prix immobiliers abordables.

Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les métropoles ? On se souvient que le mouvement des Gilets jaunes a montré qu’on ne pouvait plus avancer sans prendre en compte les spécificités des ruraux et des périurbains.

Absolument. Il y a des ajustements en cours. Je pense à Nantes qui a passé des contrats avec des territoires périphériques du type « Je vous dessers en transport, mais vous approvisionnez mes lycées et mes hôpitaux en nourriture ». Bordeaux a sans doute été moins attentive à son hinterland, ce qui explique qu’elle ait été particulièrement touchée par le mouvement des Gilets jaunes. Il y aussi une explication géographique. Les métropoles de l’Ouest animent un réseau urbain relativement serré de petites villes, quand Toulouse et Bordeaux sont plus isolées et se voient reprocher d’assécher » leur arrière-pays.

Vous parlez d’assèchement. Sur ces sujets-là, on parle plus souvent de ruissellement. Il y a une dimension culturelle dans la société des satisfactions et dans les changements que vous appelez, dans lesquels ce sont donc peut-être les hinterlands qui peuvent « irriguer » les métropoles ?

La région urbaine s’impose comme la bonne échelle pour structurer les systèmes clés de la transition écologique

En fait, la région urbaine (métropole et arrière-pays) s’impose comme la bonne échelle pour structurer les systèmes clés de la transition écologique que sont les transports urbains, les circuits alimentaires et la production distribution d’énergies renouvelables. C’est le concept de la bio-région.

On vient de parler la dialectique entre les zones rurales et urbaines. Vous parlez aussi de l’opposition entre espaces virtuel et réel. Quelle est la nature de cette tension ?

L’une des cartes maîtresses des pouvoirs municipaux, c’est leur maîtrise de l’espace réel

L’espace public réel est un enjeu absolument stratégique. On ne peut que s’inquiéter de voir des villes comme Londres ou New York céder leurs espaces publics à des groupes financiers. L’une des cartes maîtresses des pouvoirs municipaux, c’est leur maîtrise de l’espace réel - qu’elles le possèdent ou qu’elles en maîtrisent l’usage par les règlements d’urbanisme. Si les espaces réels passent sous contrôle des Gafam, déjà maîtres de l’espace virtuel, leur dynamique d’expansion n’aura plus de limite. Le confinement a donné un avant-goût de ce qui pourrait se passer. Les commerces ont fermé dans les centres villes et Amazon a ramassé la mise.

 

Cet espace virtuel, c’est celui où, particulièrement du fait de la pandémie, se diffusent et se partagent les produits culturels, les créations artistiques. Vous parlez du fait que ce nouveau modèle, cette économie des satisfactions, cette société écoresponsable, doit trouver des arguments sensuels, esthétiques qui la rendent séduisante. En quoi la culture est-elle donc si importante à cet égard ?

L’espace culturel virtuel tue et remplace l’espace culturel réel

D’abord, elle permet la rencontre, au-delà des cercles immédiats de sociabilité. Là aussi, on peut observer cette même confrontation entre espace réel et espace virtuel. La culture locale, ce sont les théâtres, les manifestations culturelles. Ça peut se passer sur les murs, dans la rue. C’est la Fête des Lumières à Lyon, ce sont toutes ces cultures urbaines qui s’inventent parfois avec du financement public, et qui sont irremplaçables. Le modèle mondialisé, c’est Netflix. Il est en train de gagner aux États-Unis. Le Covid a entraîné la fermeture, sans doute sans retour, de nombreuses salles de cinéma. L’espace culturel virtuel tue et remplace l’espace culturel réel. Chacun chez soi, confiné devant son home cinéma, sera disponible pour absorber des produits culturels qui lui seront proposés par des algorithmes prédictifs (cas de 50% des films diffusés par Netflix).

On attend de la technique des progrès pour rendre nos façons de vivre plus économes en ressources. Mais dans le modèle de société que vous proposez, une forme de sobriété doit émerger, et se détacher d’un certain techno-solutionisme, pour revenir à une recherche du bien commun.

On reste encore dans la finance verte, ou la relance verte. C’est un début mais on est encore loin du compte

Quand on regarde les sondages, 70 % des Français ont admis l’idée que pour résoudre la crise écologique, ils devront changer leur mode de vie. Cela ne veut pas dire qu’ils sont prêts à tout changer. Ça chemine. Quand je gare ma voiture électrique, je suis souvent interrogé : « Est-ce que c’est bien ? J’ai une grosse bagnole, j’en ai marre, ce n’est pas écolo ». On sent poindre des questions qui n’étaient pas posées il y a deux ans. Il y a une prise de conscience. Cette demande d’écologie a rencontré l’année dernière une offre politique à l’échelle locale, mais cette rencontre n’a pas encore eu lieu à l’échelle nationale. Les partis politiques ont encore trop peu réfléchi à la façon dont pourrait fonctionner une société écologique. Pour l’instant, on reste encore dans la finance verte, ou la relance verte. C’est un début mais on est encore loin du compte.

Est-ce que vous pensez qu’une partie de ce travail de migration intellectuelle doit être impulsé par les acteurs culturels ?

Depuis les Lumières, nous nous sommes habitués à raisonner la politique comme une démarche descendante

Bien sûr. Si vous regardez ce qui a fait bouger les choses en matière d’écologie, ce ne sont pas les primes de l’État ou les beaux discours. C’est la question de la santé, avec un raisonnement complètement autocentré et pas du tout universaliste. C’est aussi le discours à la fois diététique et culturel sur l’alimentation. Rien n’est plus culturel que l’alimentation, en particulier en France. Les pratiques sont une voie très intéressante pour faire évoluer la société.

Depuis les Lumières, nous nous sommes habitués à raisonner la politique comme une démarche descendante : d’abord la projection d’idéaux philosophiques dans des textes fondateurs (comme la Déclaration des droits de l’Homme) puis la projection de ces textes fondateurs dans la production d’un Droit plus quotidien. La transposition de cette démarche à la situation actuelle reviendrait à penser qu’une « bonne constitution », affirmant un « droit de l’Humain et de la Nature » suffirait à fabriquer une société écologique. Or ce type de démarche a aujourd’hui peu de chance de produire des résultats, pour au moins deux raisons. La société, éduquée et critique, n’est pas spontanément prête à se laisser gouverner par des « belles idées » ou des pensées magiques. Les producteurs d’idées sont par ailleurs loin d’être d’accord sur la définition d’une éthique écologique. Entre un écolo-hédonistes comme Daniel Cohn-Bendit et l’ascétique Greta Thunberg, on est presque aux antipodes de l’éventail philosophique.

C’est donc plutôt par la diffusion de pratiques culturelles que le mouvement se produit et « remonte » progressivement dans le ciel des idées. À San Francisco, c’est par la pratique du tri sélectif qu’une conscience écologique s’est installée. J’y ai loué une maison pendant 15 jours et la propriétaire venait au début tous les matins vérifier si j’avais bien trié mes poubelles. San Francisco a été classée comme la ville la plus performante au monde en matière de tri des déchets. Les habitants ont adhéré au projet, ils se sont dit : « C’est bien qu’on soit les premiers. On montre l’exemple ». À Copenhague, c’est par une autre pratique, celle du vélo, que la prise de conscience écologique s’est installée. Les habitants sont fiers de vivre dans la ville la plus cyclable du monde. Il ne s’agit pas d’une idéologie, mais d’une pratique culturelle. Ils ne sont pas militants mais pratiquants, et leur pratique est soutenue symboliquement par des sculptures en cadres de vélo et disposés dans l’espace public.

 

À Lyon aussi, la petite reine étend son règne !© Thierry Fournier - Métropole de Lyon

Pour s’approprier ce nouvel habitus, ces nouvelles pratiques, il est donc bien question de forger, en toile de fond, un nouvel imaginaire collectif.

L’imaginaire est assurément une des clés du changement des comportements

Complètement. À Helsinki, la municipalité a décidé d’éclairer le nuage de la centrale d’épuration au laser. Cela forme une sculpture aérienne lumineuse. Plus les gens envoient d’ordures à la poubelle, plus le nuage est gros. Quand vous regardez le ciel au-dessus d’Helsinki, vous avez un indicateur en temps réel de ce qui est d’habitude caché, le déchet, et ça marque. À plus petite échelle, vous pouvez voir au Mucem de Marseille une sculpture faite avec des robinets soudés. Le message subliminal, c’était que l’eau est précieuse. Il ne faut sans doute pas abuser de ce type de messages culpabilisant, mais l’imaginaire est assurément une des clés du changement des comportements. Ce sont plus aujourd’hui ces petites touches que la théorie générale qui font bouger la société.

La République s’est construite dans les écoles avec des maîtres en blouse grise qui expliquaient aux gamins qu’il fallait être un bon soldat pour la nation, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. On leur faisait répéter ça quatre fois par jour. C’était par un processus descendant et idéologique que l’on cherchait à installer une vision collective de la société souhaitable. L’école a toujours un rôle à jouer, essentiel, mais il est sans doute plus pratique. En Finlande, dans certaines écoles, les enfants apprennent à cuisiner et à manger bio dès l’âge de 9 ans.

L’enjeu reste symbolique, comme toujours avec une société humaine.

Créer des pistes cyclables, c’est une façon de créer de la culture du vélo. Si vous ne donnez pas l’espace à cette culture pour qu’elle puisse s’exprimer, elle n’existe pas

Oui, et c’est pour ça qu’il ne faut pas que l’espace public réel soit colonisé par l’espace virtuel. L’espace public, c’est un lieu où peuvent s’instaurer des pratiques. Créer des pistes cyclables, c’est une façon de créer de la culture du vélo. Si vous ne donnez pas l’espace à cette culture pour qu’elle puisse s’exprimer, elle n’existe pas. Quand je dirigeais une agence d’urbanisme, nous avions assuré la conception d’une promenade urbaine le long du littoral, à Saint Nazaire. Le jour de l’inauguration, j’ai été stupéfait par la vitesse avec laquelle cet espace a été approprié. En trois heures, la moitié de la ville s’est retrouvée sur la promenade en train de marcher ou de rouler. On se demandait d’où sortaient tous ces vélos que l’on n’avait jamais vus. Et la municipalité s’est engagée, par la suite, dans un plan vélo ambitieux.

Je crois beaucoup à ce genre d’actions pour créer une culture écologique partagée. Parce que là, ce n’est pas imposé, ce sont les gens qui ont envie. C’est le principe de l’économie des satisfactions. Cela n’exclut pas, bien sûr, qu’il faille aussi des contraintes, mais elles doivent être équilibrées par des envies.

 

  • Jean HAËNTJENS, Comment l'écologie réinvente la politique : pour une économie des satisfactions, Éditions Rue de l'échiquier, 2020

 

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