Effectivement dans le cas des personnes concernées, on peut dans un certain sens parler de carrières de rue, mêlées à des carrières migratoires souvent anciennes, que l’on mesure quand on lit les travaux de ces dernières années concernant la métropole, notamment ceux de Thomas Ott [4] ou Benjamin Vanderlick [5]. Un nombre important de familles présentes sur la métropole (et c’est le cas dans la plupart des territoires concernés) ont fait le choix de la migration dans les années 2000, voire un peu avant pour certaines. Elles connaissent donc très bien le territoire. D’ailleurs il faut noter au passage que même si certaines familles sont arrivées plus récemment, l’ensemble des acteurs s’accordent sur l’absence « d’appel d’air », et sur une diminution globale du nombre de ressortissants européens vivant en squats et bidonvilles
Ce qui interpelle dans ces carrières – loin des représentations sur un nomadisme fantasmé – c’est la recherche de stabilité que l’on retrouve dans de nombreux parcours.
Le premier signe de cette recherche de stabilité est le fait que, dans les stratégies des gens, se retrouve souvent l’idée de rester au maximum sur un même territoire. Il y a vraiment une notion d’ancrage territorial, que plusieurs auteurs dont Samuel Delepine ont identifié depuis longtemps [6]. Cette stratégie d’ancrage ne se situe pas qu’au niveau de la métropole, mais à l’intérieur de la métropole, sur des lieux assez circonscrits. Prenons par exemple le bidonville de la Feyssine à Villeurbanne. Expulsés en 2015, de nombreux habitants ont ensuite construits des abris au rond-point de Croix Luiset, ensuite de l’autre côté du fleuve à Saint Jean, dans des squats ou des voitures toujours dans le même secteur. Les mêmes logiques sont à l’œuvre pour les familles qui sont plutôt vers le 9ème arrondissement de Lyon.
Cet ancrage s’explique par le fait que les squats et bidonvilles sont des lieux très connectés à la ville. Ils ne sont pas autant fermés que ce que l’on peut croire à la base. Il y a des gens qui entrent, qui sortent. Il y a des gens qui passent, qui déposent des choses. Il y a une organisation sociale à l’intérieur et il y a une très forte connexion au territoire environnant. Au fur et à mesure, Les personnes ont développé leur réseau de subsistance : les distributions de nourriture, de vêtements, les réseaux de solidarité, les poubelles, les réseaux économiques légaux, illégaux, formels ou non, les réseaux amicaux, la scolarisation, la domiciliation…Donc malgré les expulsions, malgré le « nomadisme forcé » subit par les personnes, elles cherchent à tout prix à ne pas rompre ces liens et ces sécurités.
Ce qui me semble important ici, c’est le fait que les personnes ont acquis une véritable expertise de la rue, mais aussi de la ville dans son ensemble. Or, on ne prend pas assez en compte selon moi cette intelligence expérientielle, cette expérience de la ville. Par exemple, dans les diagnostics sociaux des personnes qui sont faits à l’entrée des dispositifs dits « de résorption des bidonvilles » (I2E, ANDATU, etc.), il y a une prise en compte quasiment nulle de cette connaissance très fine développée par les familles.
Enfin l’autre caractéristique de ces carrières – et qui distinguent en cela les migrants européens vivant en bidonvilles d’autres personnes sans-abri – se situe dans les liens que les personnes continuent d’entretenir avec leur village d’origine, leur famille restée au pays. Il y a une dimension transnationale très forte, que l’État français comme les travailleurs sociaux d’ailleurs ont extrêmement de mal à appréhender. Ainsi très souvent les dispositifs mis en place cherchent à fortement limiter, voire interdisent les allers-retours au pays, estimant que ceci est incompatible avec les logiques d’insertion en France. Or quand on se place du point de vue des personnes, ces liens sont extrêmement importants, à la fois du point de vue des relations familiales (comme pour tout à chacun d’ailleurs), mais aussi en termes de sécurité. Il faut bien saisir que les personnes concernées sont dans des situations de précarité extrêmes, de très forte vulnérabilité, et ont de ce fait bien du mal à se projeter dans l’avenir, et à concevoir un « parcours d’insertion » linéaire, qui les mène vers une situation stabilisée en termes économique, de logement, etc. Elles développent donc une approche que l’on pourrait qualifier de « stratégie de la base arrière », qui s’avère souvent bien utile en cas notamment d’expulsion, de maladie grave, ou autre. Et selon moi ceci n’obère pas du tout les possibilités et la volonté des personnes de s’insérer durablement en France, d’accéder à un emploi, un logement.
[4] OTT T., (2015), « Les ingouvernables - la faillite du gouvernement des roms en bidonvilles : Lyon, 2005-2012 », thèse de doctorat en Sociologie et Anthropologie, Centre Max Weber, Université Lyon 2.
[5] VANDERLICK B., (2004), « Une mondialisation par le bas : étude auprès des Roms en bidonvilles sur l'agglomération lyonnaise depuis 2001 », Lyon : Université Lumière Lyon 2, DEA Villes et Sociétés, 103 p.
[6] DELEPINE S., (2012), « Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom », Éd. Autrement, Paris.