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CCAS de Lyon : « Nous abordons notre relation au terrain avec beaucoup d'humilité »

Interview de Abdelkader Larbi

Illustration représentant un campement urbain
© CCAS de Lyon

Dans cet entretien, l’équipe du CCAS de la Ville de Lyon présente notamment deux dispositifs dédiés aux personnes sans abri : la domiciliation et la mission Squat-Bidonville.

La situation de nombreux jeunes en errance préoccupe particulièrement ces travailleurs sociaux, qui évoquent également les changements en cours dans la vie associative liée à l’urgence sociale.

Entretien collectif réalisé le 22 octobre 2019 avec Abdelkader Larbi, directeur du CCAS, Alain Bouquand, Florence Ponteville, Solène Barriol.

Réalisée par :

Date : 22/10/2019

Pouvez-vous nous indiquer les missions spécifiques que mène le CCAS auprès des personnes sans abri ?

La procédure de domiciliation en Maisons de la Métropole pour les Solidarités est un important sujet de réflexion

Dans ce domaine, nos missions sont de deux ordres : la domiciliation et la mission « Squat–Bidonville ». Cette mission a été initiée il y cinq ou six ans, à la demande du maire de Lyon. Au départ, il s’agissait de réaliser un état des lieux des espaces squattés et occupés. Nous étions sur une cellule interne à la Ville. Cette mission est composée de différents services de la Ville de Lyon qui s’occupent d’immobilier, de sécurité et de prévention. Le CCAS était le seul acteur du champ social dans cette mission, qui s’est ouverte récemment à la Métropole et à l’État par la Direction Jeunesse Sport Cohésion Sociale (DRDJSCS).

Le but est bien de repérer les lieux, d’être dans le diagnostic des publics, et quand cela est possible, de faciliter les mises en lien entre les différents acteurs, que ce soit dans le domaine social ou avec les autres services, comme pour une hospitalisation, l’orientation en Maison de la Métropole pour les solidarités, ou le lien avec les maraudes. D’autres services de la Ville, notamment le service Sécurité, peuvent également se déplacer, en cas d’alerte sur le bâtiment par exemple. Par cette action de terrain, nous avons une très bonne connaissance de ces lieux et nous sommes sollicités pour la partager. Nous orientons également les publics en les mettant en lien avec les autres acteurs sociaux.

Nous sollicitons plus particulièrement les acteurs de la coordination que nous avons mise en place avec l’Action pour l’insertion par le logement (Alpil) depuis environ trois ans. Cette coordination réunit des acteurs du secteur socio-médical, dont Médecins du Monde, la Direction de l’éducation de la Ville et l’association « Classes ». Les services de Protection maternelle et infantile (PMI) de la Métropole devraient bientôt rejoindre la coordination, car celle-ci est désormais intégrée au Plan Pauvreté et s’élargit à l’échelle de la Métropole. Cette coordination est utile pour le suivi social, l’orientation des personnes concernant leur santé, leur sécurité.

Notre second outil spécifique, la domiciliation, est précieux. Lyon est la ville-centre, il est donc normal qu’elle concentre un grand nombre de domiciliations. Nous en avons environ 4 000 sur une année et environ 2 000 sur le flux, c’est-à-dire à un moment donné. Nous avons reçu récemment les chiffres de la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), au sein de l’État, qui confirment cette concentration : le CCAS de Lyon assure à lui seul 20% des domiciliations du département [1]. On observe toutefois une diminution de ces domiciliations depuis 2002, en volume et en pourcentage, due à une évolution de la gestion des fichiers. Les domiciliations sont désormais entrées dans un logiciel national et unique. Elles sont soumises à une loi qui est plus précise.

Actuellement, la procédure de domiciliation en Maisons de la Métropole pour les Solidarités est un important sujet de réflexion. Les usagers nous ont fait remonter certaines difficultés auxquelles il nous faut répondre. En interne, certains agents questionnent l’affluence, interrogations qui peuvent être nourries par l’impression que toutes les communes ne sont pas aussi ouvertes à la domiciliation. Il faut échanger entre CCAS pour améliorer ce fonctionnement. On peut toutefois noter que la situation s’améliore : nous allons vers moins de crispations.

 

[1] Bilan de l’enquête 2018 portant sur les domiciliations 2017 dans le Rhône de la DRDJSCS Auvergne-Rhône-Alpes (PDF)

La mission squat vous place en position de bien connaître les sites et les personnes qui occupent ces lieux. Que constatez-vous en ce qui concerne les types de squat que vous visitez ?

Nous nous occupons moins des personnes isolées sur l’espace public, même si nous nous mettons à leur disposition

Nous allons sur les sites en fonction des signalements qui nous sont faits. Les sites peuvent être très différents : terrains, hangars, immeubles, l’espace public aussi (squares, bouts de rue, allées…). La mission squat s’intéresse particulièrement aux installations. Nous nous occupons moins des personnes isolées sur l’espace public, même si nous nous mettons à leur disposition : c’est plus particulièrement le travail du Samu social. Nous allons plus souvent sur les sites qui réunissent des groupes et éventuellement des familles.

Quels sont les publics que vous rencontrez dans ces squats ?

Ces jeunes sont principalement dans les squats, mais nous les trouvons aussi de façon isolée

Ce qui nous inquiète, c’est que nous rencontrons beaucoup de jeunes, et de plus en plus. Il s’agit de personnes ayant entre 18 et 30 ans et qui vivent souvent en groupe dans des situations de non-recours avéré. Ils sont souvent accompagnés d’animaux : c’est un peu le profil que l’on désigne par l’expression « punks à chien ». Certains étaient dans la Zone À Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. Il peut arriver que l’on rencontre des jeunes mineurs non accompagnés.

Ces jeunes sont principalement dans les squats, mais nous les trouvons aussi de façon isolée. Ces personnes sont plus ou moins invisibles, c’est donc pertinent d’aller sur les sites de squat pour mieux les connaître. Certains de ces squats sont organisés, à la façon des ZAD. Les jeunes peuvent s’installer dans une maison et la remettre en état par exemple.

Quelles problématiques rencontrent ces jeunes ? Sur quelles démarches sont-ils accompagnés ?

Il s’agit d’une action « d’aller vers », pour rencontrer les personnes autrement que dans une relation institutionnelle classique ou un accompagnement socio-éducatif

De notre côté, il s’agit d’une action « d’aller vers », pour rencontrer les personnes autrement que dans une relation institutionnelle classique ou un accompagnement socio-éducatif. Nous cherchons une posture différente de celle de l’expert pour créer les conditions de l’émergence d’un dialogue, d’éventuelles demandes, et avoir de fait une connaissance plus fine des personnes rencontrées. Nous les approchons à partir de ce qu’ils sont, comme ils sont, avec leurs potentiels, leurs capacités et leurs envies. Nous travaillons avec eux la question de l’ouverture des droits, de la mobilité et nous évoquons leurs perspectives. Nous arrivons à orienter quelques-uns vers une demande de domiciliation. Ils sont souvent dans l’immédiateté, sans projection particulière, et dans un rapport compliqué à tout ce qui est cadrant. Cette approche complique la recherche d’une structure d’hébergement. Nous pouvons également ajouter que la présence d’animaux contribue à les éloigner des dispositifs qui leur sont dédiés, notamment l’accueil de jour et le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) du centre d’accueil de jour. Le Samu social va à leur rencontre et les accompagne.

© CCAS de Lyon

Quelle réponse apportez-vous à ces choix de vie communautaires ?

Nous avons une vision technique, mais avant tout empathique, en connaissance de situations de personnes que nous voyons parfois quotidiennement

Nous nous posons la question sur les jeunes et les zadistes qui ont un mode de vie communautaire décalé. Dans ce cas, nous sommes face à des personnes qui ont fait un choix : elles pourraient vivre autrement, mais elles souhaitent vivre de cette manière, ce qui n’est pas possible aujourd’hui dans la ville. C’est très compliqué. Tout d’abord, il est très difficile de rester en contact avec ces personnes. C’est déjà sur le maintien de ce contact que nous savons faire, parce que nous sommes présents depuis longtemps. Il faut ensuite mieux connaître l’occupation du site. Pour certaines personnes, la vie communautaire est un véritable choix de vie tandis que pour d’autres ce n’est pas le cas. En réalité, ces dernières aimeraient bien vivre autrement, ne pas avoir à brancher l’électricité sur le poteau d’à côté ou chez le voisin, et avoir une vie à peu près normale.

Cela implique qu’on admette collectivement des limites aux politiques de mise à l’abri. Dans ce cas, il faudrait corréler cette vision temporaire avec une vision sur la fin, c’est-à-dire la résorption des bidonvilles et l’éradication du sans-abrisme. Nous, nous avons une vision technique, mais avant tout empathique, en connaissance de situations de personnes que nous voyons parfois quotidiennement. Nous nous poserons donc toujours une question : qu’est-ce que ce temporaire apporte aux personnes ?

En poursuivant notre réflexion, seule une intervention très en amont, c’est-à-dire au moment où l’on pense et crée les modèles d’urbanisme pourrait régler la question en associant les personnes sans abri au stade de la conception. Il faudrait pour cela rendre visible ces personnes sans abri qui pourraient s’exprimer, et les dénombrer, ce qui n’est pas simple.

La sociologue Pascale Pichon évoque les ressources de la ville-centre, qui sont recherchées et fondamentales pour que les personnes à la rue puissent vivre. Il peut s’agir de l’accès à l’eau (fontaine, toilettes publiques), ou des bancs. Ces ressources deviennent plus rares, un mobilier « anti-SDF » est installé dans certains espaces publics. Alors que la recherche de participation et d’inclusion augmente ailleurs, elle ne trouve pas d’écho auprès des personnes à la rue. Quel est votre sentiment sur l’aménagement urbain et ses perspectives ?

La tendance sur l’aménagement urbain est moins d’associer les personnes à la rue que de les rendre invisibles sur l’espace public

Actuellement, la tendance sur l’aménagement urbain est moins d’associer les personnes à la rue que de les rendre invisibles sur l’espace public. L’idée de consulter ces personnes dans l’aménagement de la ville est bonne, mais nous pensons que les esprits ne sont pas encore prêts. L’ensemble des acteurs tolère que l’usage d’un équipement soit détourné pendant quelques heures, tant que cela ne perturbe pas le fonctionnement normal de l’espace ou du service public, et qu’il n’est pas « confisqué ». Pour le reste, les personnes en situation de rue ont des espaces qui leur sont quasi-dédiés et visent à pourvoir à des besoins primaires (s’alimenter, se doucher, se vêtir…) ou à garantir un accès aux droits.

Nous souhaitons organiser collectivement la mixité d’usage. Par exemple, les bains-douches sont aujourd’hui bien repérés, avec une fréquentation quotidienne importante, mais uniquement de personnes en très grande précarité sans nuisance repérée pour les riverains. C’est donc un équilibre qui est recherché entre un service reconnu et adapté, et une vie du quartier préservée.

Vous avez évoqué les partenariats et la coordination locale des acteurs. Pouvez-vous nous préciser votre rôle auprès de ces acteurs ?

En tant qu’acteurs institutionnels, nous abordons notre relation au terrain avec beaucoup d’humilité

Nous avons des associations institutionnalisées, comme la Fondation AJD ou le Samu social. À leurs côtés, il existe également de petites associations, certaines constituées en collectif, en autogestion… Ces associations s’organisent entre elles.

Nous en sommes les financeurs. Nous réfléchissons à un modèle de conventionnement qui nous permettrait de mieux coordonner les efforts de chacun : nous assurer tout d’abord d’une gouvernance démocratique au sein de l’association ; nous serons également plus proactifs à l’avenir sur le financement d’objectifs globaux, communs et convergents entre le CCAS et les associations sur le développement local (ancrage territorial, publics cibles, coordination…).

Mais nous sommes également un acteur présent sur le terrain. En tant qu’acteurs institutionnels, nous abordons notre relation au terrain avec beaucoup d’humilité car les personnes à la rue et les associations qui œuvrent au quotidien auprès de ces personnes jugent non pas des discours, mais des actions. Il faut démontrer une capacité de faire. Les acteurs reconnaissent une légitimité à partir de ce que vous avez fait et de ce que vous savez faire. C’est à partir de l’action que vous obtenez – ou non – une place autour de la table. Ainsi, si vous n’êtes que dans le discours, les personnes à la rue et les acteurs de l’urgence sociale ne vont pas vous reconnaître la capacité à agir et à mettre à l’abri des personnes ou à les accompagner. Au contraire, si vous avez pu démontrer votre capacité à faire, tout en suivant un discours, vous pourrez trouver votre place. Cette forme de cooptation est généralement positive et, globalement, l’écosystème vit et arrive à trouver des équilibres. Toutefois, il peut y avoir des tensions entre associations sur des financements dans un contexte de réduction budgétaire, ou lorsque de nouvelles orientations comme celles du Plan Pauvreté ou du Logement d’abord impliquent de se répartir les rôles.

Il est donc important pour les collectivités et institutions d’avoir un pied sur le terrain pour connaître les situations, les associations et être en appui. Il faut rappeler que l’État est le premier compétent sur toutes les questions liées aux personnes vivant dans la rue et en premier lieu sur le logement.

Quelles évolutions de cette gouvernance et de cet « écosystème » pressentez-vous ?

Nous nous trouvons à un tournant du modèle citoyen et associatif

Nous nous trouvons à un tournant du modèle citoyen et associatif. D’un côté, le modèle du bénévolat sur le long terme, avec des gens très mobilisés, parfois sept jours sur sept, est en difficulté. Les bénévoles vieillissent sans être remplacés. De l’autre côté, un nouveau modèle de gouvernance associative se développe. Ces associations retournent le regard et le stigmate.

« Retourner le regard », c’est avoir une vision différente de la responsabilité individuelle et collective. Là où nous étions habitués à travailler avec des associations qui se voyaient comme un relais plus efficace des institutions, nous avons, avec ces nouvelles associations, un nouveau mode de coopération qui ne se contente pas de renvoyer à l’État ses responsabilités mais prend également une part active de l’action et s’engage sur l’hébergement, l’accompagnement et l’inclusion des personnes. Ils associent donc responsabilité collective et responsabilité individuelle.

Sur ce modèle, nous travaillons avec des associations comme Singa, La Cloche, L’Ouvre-Porte, Entourages

« Retourner le stigmate », c’est faire une force d’un handicap, ou ce qui pourrait être perçu comme tel. C’est voir les ressources des personnes avant leurs difficultés. Par exemple, dans le cas des personnes migrantes, il s’agit de considérer tout ce que peut apporter un vécu, une culture différente… Ces personnes sont encore assez distantes des institutions, probablement parce que cette vision n’est pas encore généralisée, mais on note qu’elle se répand.

Quelles sont les perspectives du CCAS et de la mission Squat dans le temps ?

Il ne faut pas croire qu’il est facile de visiter un squat et d’échanger avec ses occupants

Il faut bien signaler que le travail accompli par la mission est basé sur une présence de terrain depuis de nombreuses années. Il ne faut pas croire qu’il est facile de visiter un squat et d’échanger avec ses occupants. Il faut une légitimité pour cela. Cette légitimité est acquise par le CCAS parce qu’Alain Bouquand est présent, inlassablement, depuis des années. Il a longtemps travaillé de façon autonome, plus facilement reconnu par les partenaires qu’en interne. Aujourd’hui, la mission Squat a bien été confirmée comme une mission du CCAS, et nous travaillons actuellement à la transmission pour que Solène Barriol prenne la suite.

Dans nos missions de CCAS, nous affirmons notre volonté de continuer à travailler activement sur les squats et sur la domiciliation, qui sont des sujets concrets et importants. Nous n’ignorons pas notre responsabilité de CCAS de ville-centre, et nous affectons des ressources non seulement sur ces questions, mais également sur la grande précarité à travers différentes actions et dispositifs : le restaurant social, les bains-douches notamment.

 

N.b. : Depuis la réalisation de cette interview, Solène Barriol a quitté le CCAS et Céline Troncy a pris le relais d’Alain Bouquand après un tuilage durant le confinement du printemps.