Naïm Naili, co-président du conseil de quartier du Grand Mas à Vaulx-en-Velin : « Ici, on a beaucoup de gens engagés, mais très peu qui votent »
Interview de Naïm Naili
co-président du conseil de quartier du Grand Mas à Vaulx-en-Velin
Interview de Jean-Christophe Vincent
Président de Lyon-La Duchère, Jean-Christophe Vincent défend l’idée d'un club de football pleinement acteur de la vie du quartier qui l’entoure.
Fort de ses valeurs de solidarité et du dévouement de ses bénévoles, le club veut aller au-delà des seules performances sportives, en proposant à la jeunesse qu’il accompagne une fenêtre sur le monde.
Entre difficultés quotidiennes et ambitions à long terme, Lyon-La Duchère essaie de montrer comment les objectifs de résultats n’empêchent pas de développer une certaine idée de l’éducation populaire.
Dans cet entretien, Jean-Christophe Vincent nous propose sa lecture du projet d’un club qui a choisi de jouer collectif sur le terrain de la citoyenneté.
Pouvez-vous nous présenter le club, son histoire et sa structure actuelle ?
Le club a été créé en 1964 et est complètement rattaché à la création du quartier de La Duchère. À la fin des années 50, Louis Pradel, maire de Lyon, décide de faire un grand plan pour résorber les bidonvilles à Vaulx-en-Velin et Villeurbanne. Il décide de créer 5 000 logements sociaux sur ce territoire, sur lequel il n’y a rien à part un château qui appartient à la famille de Varax, issue de la noblesse lyonnaise.
À la même période, la guerre d’Algérie se termine, et la création du quartier se fait en lien avec l’accueil des rapatriés d’Algérie, puis des travailleurs maghrébins, noirs-africains et asiatiques qui fuient les régimes dictatoriaux. Des populations immigrées, parfois dans des rapports conflictuels, s’installent donc dans le quartier à la suite des décolonisations et des indépendances.
Très vite, il y a une idée merveilleuse qui émerge : celle de mettre un terrain de football au milieu du quartier, à la place du Fort de la Duchère. Le stade est donc construit sur les fondations de cet ancien fort, au centre du territoire. Si vous êtes Lyonnais, vous avez remarqué qu’il y a 17 forts qui étaient placés autour et dans la ville pour la protéger des agressions extérieures et d’éventuelles révoltes internes, comme celles des Canuts. Ce fort, qui n’avait jamais servi, est devenu ainsi un terrain de foot.
En 1963, une association d’entraide est créée par des Pieds-noirs du quartier, pour la plupart d’origine espagnole. En 1964, de cette association découle la création de l’Association sportive de la Duchère. Il n’y a pas que des Pieds-noirs, mais aussi des populations maghrébines qui sont alors incluses dans le club. Nos couleurs rouge et jaune sont tout de même conservées en référence au drapeau espagnol, car de nombreux habitants du quartier venaient de la ville d’Oran.
Typiquement, vous avez la personnalité aujourd’hui connue Anne Hidalgo, dont la famille avait été installée dans des appartements insalubres à Vaise à son arrivée, et qui est montée à la Duchère lors de la création du quartier. C’est ce genre de populations qui habitait le quartier. Dès le départ, on voit que la notion d'entraide est attachée au club. Les générations de dirigeants se sont ensuite succédées avec des projets sportifs différents, mais en gardant ce fil rouge, cette âme qui a construit ce club.
À partir de 2008, quand je suis rentré dans le club en tant que bénévole, est née l’idée de mener des politiques actives qui se faisaient avant de façon désorganisée. Dès le début des années 60, il y avait des cours de soutien scolaire par exemple. Mais à partir de 2008, mon prédécesseur décide qu’il y aura des actions organisées et coordonnées en matière de citoyenneté, de santé, de scolarité et d’emplois. En 2012 par exemple, je crée le forum pour l’emploi qui s'appelle « Ton métier c’est ton but », qui est aujourd’hui le 3ème forum pour l’emploi de la métropole de Lyon, et un rendez-vous phare de l’agglomération sur la question de l’emploi.
Mon prédécesseur va mener cela pendant 10 ans, avant de changer de cap et de s’orienter vers un projet professionnel en se focalisant sur les performances sportives. À cette époque, le club est en 3ème division, en Nationale 1, et a de bons résultats. Il vise la montée en 2ème division, mais là le projet va un peu capoter. Beaucoup d’argent va être dépensé pour faire monter l’équipe 1 en Ligue 2, mais le club sera relégué en Nationale 2.
C’est là que j’ai repris la présidence du club. Très vite, j’ai fait rentrer beaucoup de gens au sein de l’association qui avaient des parcours soit politiques, soit associatifs, soit au sein de leur entreprises. Des gens qui avaient mené des projets qui m’avaient plu dans différents domaines : la transition écologique, l’orientation professionnelle, la citoyenneté, la féminisation, le sport adapté… Je m’entoure donc de gens que je connais bien, dont je respecte le travail et qui veulent donner de leur temps. Aujourd’hui, il y a 18 personnes au sein du Comité directif qui ont des compétences particulières, pas forcément au niveau sportif, et qui mènent des projets ultra-construits.
L’idée, c’est de mener des projets à l’antithèse des « Journées de » : la Journée de l’environnement, des droits des femmes, etc. Ces journées sont très bien pour sensibiliser sur des questions, mais ça ne nous suffit pas, on veut mener des projets en profondeur. Par exemple, sur la féminisation, on a un groupe de femmes qui, l’année dernière, a mené un projet sur la question des menstruations et qui a reçu le Prix de la Fondation du Football.
L’idée était que les jeunes filles du club rencontrent des sages-femmes, des médecins, des naturopathes qui venaient leur expliquer les cycles menstruels et ses conséquences sur le plan sportif, en parallèle de former nos éducateurs à ces problématiques. Ce projet a ensuite été mis à l’essai par la Fédération dans 10 autres clubs et devrait être généralisé à l’ensemble des ligues.
Aujourd’hui, où en est le club sur le plan sportif ?
Notre équipe 1 d’adultes joue en désormais en National 3, on est donc loin de l’OL. Par contre, on a 32 équipes jeunes, et beaucoup d’entre elles jouent au même niveau que l’OL. On est clairement le deuxième club de la métropole en termes de formation. Ça représente 550 jeunes et 100 licenciés adultes, et l’an dernier, on a dû refuser 450 jeunes. Pourquoi ? Car dans le Grand Projet de Ville porté par Gérard Collomb à l’époque, il y a eu de grands oubliés, et parmi eux les infrastructures sportives qui manquent complètement sur le territoire.
Aujourd’hui, on nous demande de développer et d’accueillir toujours plus, sauf qu’on ne dispose que d’un seul terrain à se partager pour toutes ces équipes. On pourrait facilement avoir 1 500 jeunes licenciés, mais faute de places et d’infrastructures, on ne peut pas se développer plus. Au niveau des collectivités, notre problème est entendu mais n’est pas résolu.
Il y a donc une certaine sélection pour entrer dans le club, liée à cette contrainte de place ?
On ne fait pas de sélections jusqu'à 13 ans, contrairement aux autres clubs d’un niveau équivalent. Même après, dans les catégories où on est contraint de faire de la sélection, on essaye autant que possible de monter des équipes B pour accueillir un maximum de gens du quartier.
Dans les catégories d’enfants, on a 90% de Duchérois et Duchéroises. Plus on monte en d'âge, plus cette proportion diminue. Nos U17 jouent au niveau national, la plus haute division pour cette tranche d'âge, ce qui signifie une sélection plus grande et moins d’habitants du quartier. Depuis deux ans, on travaille pour qu’il y ait de plus en plus de Duchérois dans cette catégorie, et il y en a aujourd’hui 50%. En parallèle, on a créé une équipe B pour ceux qui n’ont pas le niveau de jouer au niveau national.
Vous portez la double casquette de président de club et de directeur délégué de 6ème Sens Immobilier. Est-ce que votre nomination à la présidence du club est liée au fait que ce promoteur soit l’un des actionnaires du club ?
C’est l’inverse, j’ai rencontré 6ème Sens par le club. J’y étais bénévole depuis 2008, depuis les premiers jours de Mohamed Tria en tant que président. Quand il est arrivé à ce poste, j’étais investi en politique avec son frère, Nordine Tria, qui est toujours collaborateur d’Hélène Geoffroy à la mairie de Vaulx-en-Velin. Il m’a demandé si je pouvais aider son frère, car il savait que je suivais La Duchère, que je jouais au foot avec des anciens du quartier et que j’habitais Vaise.
Il m’a sollicité pour deux choses. D’une part, le mettre en contact avec des élus de la Ville de Lyon que Mohamed Tria ne connaissait pas et que je connaissais très bien, notamment l’adjoint aux sports Thierry Braillard, et par la suite Gérard Collomb. Et d’autre part, pour l’aider à développer des partenariats avec des entreprises. J’ai donc rejoint le club bénévolement et accompagné Mohamed Tria dans l’ombre pendant des années.
En 2019, M. Tria a dû créer une société puisque le Code du sport impose aux clubs dépassant un certain budget de se monter en société sportive en parallèle de leur dimension associative. C’est à ce moment qu’il m’a proposé de rentrer comme petit actionnaire. Rapidement, il a eu besoin de gros actionnaires, et c’est comme ça que 6ème Sens est entré dans le club. C’est aussi comme ça que j’ai rencontré 6ème Sens, qui m’a alors proposé de les rejoindre, ce que j’ai fait en septembre 2020.
Je n’avais alors aucunement l’idée de présider un jour le club. Comme je m’occupais du fond de dotation, j’avais dans mes missions de contrôler l’utilisation de l’argent distribué dans les différents projets qu’ils accompagnent. C’est comme ça que j’ai mis mon nez dans la gestion du club de La Duchère, presque indirectement. Je me suis ensuite renseigné sur ce qui se faisait au club et à m'y investir de plus en plus. De fait, au moment où M. Tria est parti, il lui a semblé logique, ainsi qu'à Nicolas Gagneux (président du Groupe 6ème Sens), que je reprenne la présidence. Je ne suis donc pas président du club parce que je suis chez 6ème Sens, je suis chez 6ème Sens parce que j’étais investi au club préalablement.
Un jour, ces deux fonctions pourraient-elles avoir des intérêts divergents ? À quel moment peuvent-elles poser problème ?
Oui, il y a un effet négatif car ça tend à rendre illégitime le partenariat public/privé entre le club et 6ème Sens, qui représenterait pourtant la solution pour le club. Je crois beaucoup aux partenariats public/privé pour développer les infrastructures des clubs, vu que les collectivités publiques n’ont plus les moyens. Et le seul problème du club, c’est le manque d’infrastructures. Le stade Balmont s’effondre, les terrains d'entraînements manquent et nous n’avons pas de bureaux, si ce n’est ceux que nous prêtent 6ème Sens à Gerland.
J’ai l’impression que ma double casquette nous porte préjudice pour aller dans ce sens. Lorsque j’en parle, certains interlocuteurs ont l’impression que je ne défends que les intérêts de 6ème Sens à La Duchère. Cela m’énerve d’autant plus que 6ème Sens n’a aucun intérêt financier à faire ce qu’il fait au sein du club. Quand on voit les sommes investies, on ne peut pas se dire qu’une rentabilité est recherchée.
Dans l’actualité du club, il y avait aussi une procédure judiciaire en cours contre l’ancien président et sa gestion.
La procédure judiciaire n’était pas exclusivement contre l’ancien président Mohamed Tria. Elle était aussi contre le club représenté par Guillaume Targe pour la partie associative, et moi-même pour la partie société. Le 3 juillet dernier, la justice a abandonné toute poursuite contre la société et condamné l’association à une amende avec sursis. Par ces décisions, elle a considéré que rien ne pouvait être reproché à la direction actuelle.
On reproche à M. Tria d’avoir payé des joueurs avec des indemnités kilométriques. Sur le fond, c'est le système du sport qu’il faudrait interroger. Les clubs amateurs et semi-professionnels forment les joueurs de demain et ne sont pas rémunérés pour ça. L’argent du football reste aux clubs professionnels qui dirigent les instances et ne redistribuent pas. De fait, les petits clubs s’arrangent comme ils peuvent, ce qui passe parfois par ce type de dérives.
Entre performances sportives et aspect social et citoyen de vos activités, qu’affichez-vous en premier pour valoriser votre identité de club ?
On essaye de défendre un modèle soi-disant impossible à réaliser : faire de l’excellence sportive et sociale en même temps. Plein de donneurs de leçons viennent m’expliquer que l’on fait soit l’un, soit l’autre. Soit on est un centre social, soit on est un club de sport. Moi je pense que dans un quartier comme celui-ci, avoir une équipe 1 qui performe au plus haut niveau, c’est hyper porteur pour requalifier symboliquement le quartier.
Les gens n’imaginent pas à quel point il y a un déclassement social chez les habitants de la Duchère. Mais selon moi, avoir des performances pour l’équipe 1, ça porte tout le monde, tout le quartier. Certes, on n’est pas en train de parler de L1 avec des joueurs qui gagnent des millions d’euros par an, mais d’un club qui vise l'accès à la 3ème division. Il faut donc relativiser, même si les joueurs sont payés. Mais c’est de l’excellence sportive quand même, et pour nous c’est une locomotive du reste ! Meilleurs sont les résultats de l’équipe, plus ça motive les gens, plus ça fait connaître l’impact social qu’on a, et plus ça donne envie à des gens et à des entreprises de nous aider.
À titre personnel, si demain on échoue dans ce projet sportif et si je dois partir sur un autre projet, je partirai vers un projet social et pas sportif. Mais ça, c'est à titre personnel, car je suis convaincu que sur ce territoire, on peut marcher avec nos deux jambes, sportive et sociale.
Vous évoquiez tout à l’heure le déclassement des habitants. Qu’y a-t-il selon vous derrière ce phénomène, et comment l’appréhendez-vous ?
Le club a mis en place ce qu’on a appelé l’Université ouverte de La Duchère. Malgré le nom un peu pompeux, l’idée de se tourner vers le reste de la population du quartier et d’organiser des conférences avec des universitaires, en lien avec le Ciné-Duchère, le cinéma associatif du quartier.
Je suis allé voir les établissements d’enseignement supérieur en leur demandant de nous envoyer des chercheurs capables de s’adresser aux gens de façon intelligente, c'est-à-dire de rendre intelligible un propos complexe, qui nous permet d’avancer dans nos réflexions. Tous les mois on accueille désormais un chercheur. On a eu Cédric Villani qui nous a parlé du sens des mathématiques à l’heure de la transition écologique, Philippe Torreton qui nous a parlé de l’émancipation par la culture, Edwy Plenel qui nous a parlé de liberté d’expression, Renaud Payre avec sa casquette d’ancien directeur de Science Po qui nous parlé de démocratie et de clivage politique, Catou Faust, professeure à l’EM Lyon qui nous a parlé d’interculturalité, ou encore Emmanuelle Cosse, ancienne ministre du logement, pour parler de l’habitat social.
Récemment, la directrice du Ciné-Duchère est venue me dire que des anciens du quartier étaient contents, voire surpris, de voir revenir une activité intellectuelle sur le quartier. Selon elle, ils sont super fiers de voir des personnalités de niveau national venir à La Duchère, car ils n'imaginent pas que des gens comme Edwy Plenel viennent leur parler. On a du mal à mesurer à quel point, dans ces quartiers, il y a un déclassement social qui fait que les gens vont rester entre eux et auront l’impression qu’il ne s’y passera rien.
C’est pareil pour la question des transports en commun qui, à part le bus, s'arrêtent à Vaise. Ce qui fait qu’une ville est métropole européenne, c’est notamment ses transports en commun, et si vous mettez le bus, le métro ou le tramway, ce n’est pas la même chose. À Vaise, vous vous arrêtez avec le métro, mais après pour aller à la Duchère, vous ne pouvez prendre que le bus. Pourquoi le métro n’est jamais monté ici ? Pourquoi est-on capable de faire aller des tramways jusqu'à Vénissieux ou Vaulx-en-Velin, et pas de les faire monter jusqu’à La Duchère ?
Quand on a parlé des prolongements des différentes lignes et qu’il y a eu le débat sur la fameuse ligne D, un projet a été proposé, qui prolongeait la ligne jusqu’à La Duchère. Ce projet a été éliminé d’office. Pourtant c’était le moins cher, mais personne ne l’a défendu politiquement et il a été abandonné directement. Comment voulez-vous que les populations n’aient pas un sentiment de déclassement, si même pour aller chez elles, c’est plus compliqué que pour un Vénissian ou un Vaudais ?
Est-ce que vous vous revendiquez d’une filiation avec l’Éducation populaire ?
Oui ! On n’est pas un centre social, et on pense qu’il y a des gens dont c’est le métier et qui font bien mieux leur travail que nous. Il y a plein d’acteurs sociaux sur le quartier, notamment la MJC, le Centre Social ou l’AFEV. Leur avantage, c’est qu’en tant que spécialistes, ils connaissent mieux la question que nous. Mais le nôtre, c’est qu’on touche les jeunes qu'ils ont du mal à atteindre. Aujourd'hui, dans les MJC et les centres sociaux, il y a très peu de jeunes. Nous, on a le bassin de population auxquels ils veulent s’adresser. Selon moi, la démarche la plus intelligente est donc de travailler main dans la main avec eux, ce qu’on essaye de faire au maximum.
Est-ce que vous sentez un bénéfice de cette filiation en terme sportif pour le club ?
La pierre angulaire de tout ça, c'est l’éducation. On a deux enjeux vis à vis de nos jeunes : les sortir de leur quartier pour qu’ils découvrent plein de choses, et leurs inculquer des bases de l’éducation. Ça peut être serrer la main, s’exprimer sans insultes, et plus largement comprendre que des comportements, des façons d'être, des usages, des pratiques peuvent permettre d’évoluer. Nos jeunes sont aussi intelligents que les autres ! Mais après, c’est une question d’accompagnement, pour qu’ils aient la sociabilité et l’éducation qu’il est nécessaire d’avoir pour trouver sa place dans la société.
Quand on travaille avec le collège Schœlcher sur notre section sportive, ça marche. Le club a mis en place des cours de soutien scolaire quatre soirs par semaine. Sur une classe d'âge, le taux d’accès au secondaire a été multiplié par deux. C’est avant tout le fruit du travail des professeurs du collège, mais on y est aussi pour quelque chose avec notre soutien scolaire. On sait très bien que selon le niveau social, on n’est pas accompagnés par ses parents de la même manière.
Le deuxième volet, c’est de les sortir de leur quartier. Une anecdote qui m’a coupé les deux jambes récemment. J’allais voir les U15 qui jouaient l'après-midi. J’étais assis avec des services civiques et des éducateurs sur le bord du terrain, et une jeune fille de sept ans vient me parler. C’est une jeune fille qui parle beaucoup et qui est hyper intelligente. Au bout d’un moment elle me dit « Mais t’es qui toi en fait ? » et je lui réponds « Moi je suis le grand chef ! ». Elle me répond qu’elle ne me croit pas et je lui redis : « Si, je te jure je suis le grand chef ! ». Ça a duré plusieurs minutes mais aucun argument ne fonctionnait, et elle ne me croyait toujours pas.
Au bout d’un moment je lui demande pourquoi, et la jeune fille me répond « Parce que tu as les yeux bleus ! » (rires) Elle m’explique alors qu’on ne peut pas être président de La Duchère si on a les yeux bleus car ici, « tout le monde a les yeux marron ». Vous vous rendez compte à quoi ça renvoie ? Il n’y a aucune malice dans cette anecdote, on n’est pas en train de parler de communautarisme là. C’est juste que la réalité d’une jeune fille de sept ans du quartier, c’est que les populations avec lesquelles elle vit au quotidien ont tous les yeux marron. Elle ne cherche pas à savoir s'ils sont noirs de peau, s'ils sont maghrébins ou asiatiques, elle s’en fiche. Pour elle, elle voit des yeux marron autour d’elle et elle se dit que si tu as les yeux bleus, tu ne peux pas être de La Duchère. Vous vous rendez compte de la portée que ça a une réflexion comme ça ? Ce que ça donne à voir sur son monde ?
Le quartier de La Duchère connaît une certaine évolution depuis quelques années, notamment en matière de transformation urbaine. Est-ce que vous le ressentez ?
Franchement, il n’y a rien à dire sur le renouvellement urbain, il est formidable. Simplement, déjà en 2003, quand les architectes venaient pour imaginer la nouvelle apparence du quartier, en insistant sur la « skyline » vue de Lyon que représentait le quartier, il y avait déjà des gens qui alertaient sur les autres problématiques sociales.
L’année dernière, on a eu 13 blessés par armes dans le quartier et trois morts. Au club, on est directement impactés, car d’une manière ou d’une autre, ce sont des gens qui ont un lien avec le club. Soit des anciens joueurs, soit des grands frères de joueurs ou de joueuses actuels, des membres de la famille d’éducateurs du club, etc. Donc on est bien au courant de toutes ces autres problématiques sociales.
L’an dernier, sur fond de rapport de forces pour des réseaux de drogues, ça a même impacté l’affluence au stade. On avait des familles entières qui venaient, entre 800 et 1 000 personnes pour les matchs de l’équipe 1. On en a 200 ou 300 cette année… Pourtant, l’année dernière, on jouait les dernières places et cette année on est premiers, mais les gens sortent moins la nuit à La Duchère. Il y a un vrai sentiment d’insécurité qui est présent sur le quartier, qui est vivace.
On a une ambiance particulière ici, on n’est pas à Lyon, et beaucoup d’élus ne mesurent pas la situation car il faut y être au quotidien. Moi-même, je ne connais pas tout et ce sont mes éducateurs qui connaissent vraiment la situation. Donc pour répondre à la question, non la situation ne s’est pas améliorée. Il y a toujours aujourd’hui quasiment 50% de la population du quartier qui vit en dessous du seuil de pauvreté.
En visitant votre site, nous avons remarqué la création d’un Conseil des Enfants du Club, et de nombreux autres projets comparables. Quels sont leurs objectifs ?
Je crois qu’on est le seul club qui a un Comité de direction paritaire. Quand je suis arrivé, il n’y avait pas de femmes à la direction. Rapidement, il y en a eu 30%, et depuis le mois de février, il y a 50% de femmes, dont deux places réservées pour des femmes du Conseil des Mamans du Club.
C’est quoi ce Conseil des Mamans ? Un mercredi d'hiver, il y a quelques années, une de nos permanentes arrive au stade de la Sauvegarde alors qu’il fait super froid. Elle réalise que toutes les mamans sont autour de la pelouse, et tous les papas à l’intérieur en train de boire des cafés. Elle avait du caractère donc elle a viré tous les papas et elle a fait rentrer les mamans qui ont commencé à discuter. Elles se sont rendues compte qu’elles partagent toutes une charge mentale lourde, que beaucoup sont dans la même situation de monoparentalité à devoir gérer plusieurs enfants, que beaucoup ont des boulots de ménages ou d’aides-soignantes difficiles, avec des horaires décalées… L’idée de ce conseil démarre comme ça, autour d’un thé, d’un café, un peu par hasard.
On se dit alors qu’on doit formaliser cette initiative en l’animant un peu différemment. On propose alors au Consul des États-Unis de venir et on a une discussion avec lui autour de la laïcité, du port du voile, du drapeau français, etc. Dans la salle à ce moment, il y a 50% de femmes voilées et 50% de femmes non-voilées, et il n’y a aucun problème. Au contraire, on a une discussion super constructive, super intelligente. Surement grâce au prisme d’une approche culturelle américaine différente de la nôtre par rapport aux communautés. Ça permet à chacun de s’ouvrir, de discuter.
À ce moment, on se dit qu’on va répéter ce rendez-vous chaque semaine. On a commencé à utiliser ces rendez-vous pour organiser des séjours au ski, des séjours au bord de la mer, etc. À terme, on a formalisé ces réunions en un véritable Conseil des Mamans, qui ont désormais deux places au sein du Comité directif du club.
De la même manière, on a fait un Conseil des Enfants entre 8 et 15 ans. Deux jeunes sont élus par équipe. Ils reçoivent alors une écharpe d’élu, et une fois par mois viennent discuter de différents sujets et participer à des projets. Ça nous a menés à leur faire visiter le bureau de la maire de Paris, qui leur a expliqué comment elle était passée du quartier de la Sauvegarde sans parler français à maire de Paris. On est aussi allé à l’Assemblée nationale, au Sénat, on a créé au sein du conseil une branche éco-citoyenne pour traiter des questions d’environnement, etc. Le Conseil des Enfants se passe tous les mois, avec l’idée que ça puisse se répercuter auprès des autres jeunes du club.
Est-ce que la mise en place de ce genre de projets s’est déroulée sans problèmes ?
Il y a eu des freins d’un certains nombres d’éducateurs qui étaient là juste pour faire du foot. Il a fallu leur expliquer que c’était un vrai avantage pour le club. Aujourd’hui, je crois qu’on est le seul club tout sport confondu qui répond à tous les critères de notre principal financeur public qu’est la Ville de Lyon : l’éco-responsabilité, la gestion des déchets, la mobilité, l’alimentation, l’action pédagogique, l’inclusion, l’égalité, etc. La plupart des autres clubs vont chercher deux trois sujets dans ce dossier et y répondre. Nous, pour chaque ligne, on a des projets déjà faits ou en cours.
Ensuite, on passe au deuxième stade : expliquer à ceux qui ne viennent que dans une perspective de carrière d’entraîneurs qu’ils vont être malheureux dans ce club, que ce n’est pas que le sport le projet du club, et on les invite à rejoindre un autre club s’ils ne veulent pas s’inscrire dans ce projet.
Je veux des gens qui correspondent à ce que je veux faire. Ce club me prend tout mon temps libre. J’ai un premier travail dans l’immobilier, pour lequel je suis rémunéré, et un deuxième, de président du club, pour lequel je ne suis pas payé et auquel je consacre énormément de temps, pour lequel je fais des concessions, notamment auprès de ma famille. J’ai besoin que ce temps serve à quelque chose, et donc que les gens avec qui je travaille partagent cette vision.
Concernant la Protection de l’enfance, on a monté un Pôle de prévention des violences faites aux enfants pour lutter contre le harcèlement, le cyber-harcèlement et la pédocriminalité, qui est un sujet central dans le monde du sport. C’est un fléau sur lequel tout le monde ferme les yeux. Récemment, le président du club de Bellecour vient d’être condamné e première instance à neuf ans de prison pour viol sur mineur et détention d’image pédopornographique. On n’a pas entendu la Fédération française de Football, ni la Ligue, ni le district. La première chose à faire, ça serait de se porter partie civile, de se demander si la famille du jeune a les moyens de se payer un avocat, d’aller voir les autres jeunes pour savoir s’ils sont choqués par la situation, de faire une recherche d’éventuelles autres victimes, et de former toutes les parties prenantes (éducateurs, bénévoles) à la prévention des violences. Tout ça, ce n’est pas fait.
Nous, c’est un combat qu’on porte à travers notre Pôle de prévention. En un an, la permanente qui gère ce pôle a reçu plus de 40 jeunes. Elle en a suivi 10. Trois ont fait l’objet d’un signalement au Procureur car ils étaient victimes de violences au sein de leur famille, et ont été placés en famille d’accueil.
C’est un sujet qu’on porte aujourd’hui auprès du président de la Métropole et des élus, pour que l’argent public qui est distribué aux clubs soit conditionné à de la formation obligatoire sur les préventions des violences. Et ça, ce serait facile à mettre en place, c’est une question de volonté politique. Le président de la Métropole et le maire de Lyon font travailler leurs services. On essaye de porter la question au niveau national. Cette année, on était lauréat de la Fondation du Football sur ce sujet et on espérait avoir le Grand Prix. C’est un club qui a planté 32 arbres pour 32 victoires qui a eu le grand prix… c’est dire où en est la FFF sur la prévention des violences …
Lyon est une ville très importante dans le développement du football féminin. Comment le club de Lyon-Duchère se positionne par rapport à ce sujet ?
En effet, c’est très important pour la Ville de Lyon, et la féminisation des effectifs est d’ailleurs aujourd’hui un critère sine qua non pour obtenir une subvention de la part de la Ville. De notre côté, cette féminisation a commencé dès 2012. Une habitante/joueuse de la Duchère était venue convaincre mon prédécesseur d’ouvrir une première équipe féminine. Quand j’ai été nommé président, la première chose que j’ai faite, c’est de redonner le nom La Duchère au club qui avait été enlevé depuis deux ans pour s’appeler le Sporting Club de Lyon. La deuxième chose, ça a été d’appeler cette personne qui avait créé la section féminine, qui était partie du club pour un désaccord avec l’ancien président, et de lui proposer d’être vice-présidente du club à la féminisation.
Elle s’appelle Inès Dahmani, et aujourd’hui elle gère la section féminine et tout ce qui a trait à la féminisation du club. C’est avec elle qu’on a fait les 50% au sein du Comité de direction, et elle fait partie de celles qui ont été à l’initiative du projet sur les menstruations. Hier encore, on discutait ensemble pour mettre en place à partir de la prochaine saison un budget « section féminine » à part du reste, parce que même avec la meilleure volonté du monde, on s'aperçoit que les filles passent toujours en second plan.
Vu qu’on ne peut pas s’agrandir, plus on prend des filles, moins on prend de garçons. De fait, on laisse des garçons qui ensuite vont traîner dehors. À la base, les clubs de sports ont été créés dans l’idée d’occuper les jeunes. À partir de la fin du XIXe, on crée des clubs de sport pour occuper les jeunes hommes, pour qu’ils ne fassent pas de conneries dehors.
Pour la première fois cette année, on a dû refuser des filles. Jusqu'à l'année précédente, on prenait toutes celles qui venaient. Mais quand on refuse 450 jeunes par an, on ne peut pas refuser 450 garçons. Donc on pourrait vraiment connaître un développement extrêmement fort, mais aujourd’hui nos conditions de jeu sont mauvaises, et c’est un enjeu particulièrement important pour nous.
Vous sentez qu’il y a des évolutions dans les mentalités par rapport à l’acceptation du sport féminin ?
Ah oui, c'est impressionnant ! Ce n’est plus du tout une question de sport masculin ou féminin. À La Duchère ou on pourrait penser que culturellement, il y aurait des blocages, on n’en rencontre aucun auprès de notre public. En plus, il y a des championnes auxquelles s’identifient les jeunes filles, donc tout ça est en train de très bien fonctionner.
Le problème, c’est plutôt que malgré tout, ça reste moins pris au sérieux que le football masculin. Au moment où il faut avoir accès aux infrastructures, elles ne sont pas avantagées. Il peut aussi y avoir des clichés qui persistent quand quelqu’un vient me dire que les femmes ne savent pas conduire et cabossent les minibus, ce genre de choses qu’on va retrouver dans plein de pans de la société et qui se retrouvent aussi là. Ce n’est plus du tout la question de la pratique qui pose problème. Aujourd’hui, les papas sont fiers que leurs filles jouent au foot, au même titre que quand leurs garçons jouent.
Les collectivités territoriales ont baissé les subventions. Est-ce que le fait que vous soyez un quartier emblématique des quartiers populaires peut être un atout pour demander des financements aux entreprises ?
La Ville de Lyon nous accompagne bien car elle a parfaitement conscience, comme la Métropole et l’État, de notre travail réel sur ce territoire. 75 projets sociaux auront été menés pour cette seule saison 222-2023, soit deux par semaine en moyenne. La part d’argent public dans notre budget (25%) est plutôt moins importante que dans beaucoup d’autres associations sportives.
Certaines d’entre-elles ont des budgets composés de 85% d’argent public, et pour moi c’est un modèle qui ne peut pas perdurer. Les collectivités publiques en ont de moins en moins les moyens, donc le modèle est voué à changer.
75% d’argents privés, ça fait environ 140 entreprises partenaires, et aucune ne vient pour nos performances sportives. Même ceux qui sont sponsors de l’équipe sénior, qui ne récupèrent pas de crédit d'impôts après leurs dons, sont là pour le projet social. Les gens sont contents quand on a de bons résultats, mais ce qui les intéresse, c’est ce qu’on fait en matière de féminisation, de transition écologique, d’emploi et de prévention à la violence.
On est le premier club de sport à s'être déclaré « société à mission », c’est à dire que dans les statuts de la société sportive, on a mis tous les objets de notre association. Tout ce que fait l’association doit aussi être fait par la société.
Finalement la marque « populaire » peut devenir un atout dans votre développement ?
Ça c’est quelque chose d’essentiel, et j’en suis vraiment convaincu. Plus les choses sont « pourries », plus ce qu’on fait de bien est bien. On est tellement montré du doigt. Par exemple, notre quartier va passer sur CNews dès qu’il y a un problème. Attention, il ne faut pas nier qu’il y a de vrais problèmes dans le quartier. Mais en même temps, quand des acteurs font des choses positives, on ne le voit jamais à la télé, alors que ça amplifierait encore plus l’effet positif.
De fait, ça peut constituer une marque à terme, et je suis sûr qu’on peut faire de La Duchère une marque. Et d’ailleurs, on a besoin de faire de la Duchère une marque. On a besoin d’avoir quelque chose à vendre réellement, quelque chose qui soit valorisant. Aujourd’hui, on ne vend pas de billets d’entrée au stade, pas des maillots du club. Il faut que l’on puisse le faire, car plus on créera une activité, plus on créera notre richesse, moins on sera dépendants des collectivités et des entreprises. Le modèle du foot aujourd'hui, il est fait et pensé par et pour les clubs professionnels. Pourtant, il n’y a pas un joueur pro qui n’est pas passé par un club de quartier ou un club de campagne.
C’est l’argent public et celui d’entreprises mécènes qui forme les joueurs, qui après vont aller dans des centres de formation, et ça ne nous est pas ou très peu rémunéré. On peut avoir des joueurs qui passent 10 ans chez nous, et on va nous payer deux fois 7 500 euros car ils sont passés en tel catégorie deux années de suite, mais c’est tout. On a quasiment aucun retour financier des instances sportives, alors qu’on joue ce rôle. En fait, le foot c’est nous ! Ce ne sont pas les équipes de L1 et de L2, eux c’est le foot pro et c’est très bien. Mais le foot qui sert à ses 2 millions de licenciés qui ne seront jamais footballeurs professionnels, c’est nous.
Notre conviction, c’est que le foot, ce sont ces deux millions de gens qui ont une pratique associative, où ils vont apprendre pleins d’autres choses : le travail d’équipe, le respect des règles, le respect des arbitres, l’importance du collectif… Ça, ce n’est pas du tout considéré aujourd’hui !
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