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Créer + partager = contribuer

Interview de David GAUNTLETT

David Gauntlette- Droits réservés Trafik/Grand Lyon
© Cédric Audinot
Sociologue britannique

<< Les individus les plus impliqués dans des processus de partage de leur activité créative sont aussi les plus engagés dans des projets civiques >>.

L’accroissement continu de la division du travail entre les individus ou entre les organisations a permis aux communautés humaines d’accéder à l’abondance et de porter le principe d’interdépendance à une échelle inédite. Dans le même temps, ce mouvement a instauré une distance croissante entre l’homme producteur et l’homme consommateur dont nous commençons à percevoir les limites. A titre d’exemple, la succession des scandales dans l’industrie agro-alimentaire ne fait que répéter une évidence : nous ne savons plus d’où vient ce que l’on consomme. Par ailleurs, cette césure entre production et consommation véhicule des stéréotypes – « la satisfaction est dans la consommation de choses produits par d’autres », « le travail manuel est moins épanouissant que l’intellectuel »…  – qui font l’impasse sur la puissance existentielle et sociétale de l’acte de création ou de fabrication. 

C’est tout le sens de la réflexion de David Gauntlett qui montre que faire par soi-même constitue un levier privilégié du bien-être de la personne et de la vitalité des communautés. Faire de la musique ou son jardin, fabriquer un meuble, créer une vidéo et les partager avec d’autres, permettent à chacun de trouver sa place dans le monde, de participer à sa construction et à son interprétation, de nouer des relations multiples et intenses avec d’autres personnes, de partager avec elles des objets, des idées, des envies. Derrière la confortable position de consommateur, chacun détient un potentiel créatif et collaboratif qui peut constituer une précieuse ressource pour accompagner la dynamique de changement de la société. Le politique peut ainsi trouver dans le citoyen contributeur un nouvel interlocuteur stimulant pour construire des projets collectifs.

Sociologue britannique, David Gauntlett est professeur de Médias et Communication à l’Université de Westminster, dont il co-dirige l’institut de recherche « Communication and Media Research Institute » (CAMRI), le centre de recherche britannique sur le plus en pointe sur ces sujets. Son site internet sur les médias et les identités,Theory.org.uk, est très populaire et animé. En outre, il mène de nombreux projets de recherche collaborative avec certaines des organisations les plus créatives du monde, notamment la BBC, Lego, et la Tate.

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Date : 29/04/2013

Pour vous, la créativité que chacun d’entre nous exprime dans sa vie quotidienne mérite autant d’attention que celle d’un compositeur de génie ou d’un inventeur révolutionnaire. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? 

Bien sûr, pour moi cette créativité quotidienne est un enjeu social majeur pour notre avenir. Regardons autour nous et demandons-nous quel genre de société nous voulons ? Certaines personnes regardent des émissions de divertissement à la télévision pendant que d’autres produisent eux-mêmes des vidéos amusantes et les publient sur Internet. Certains achètent des gants au supermarché pendant que d’autres tricotent des moufles multicolores et en font profiter leurs amis. Certains téléchargent des tubes de musique à la mode alors que d’autres enregistrent leur musique avec un groupe amateur et la partagent autour d’eux. Ce sont peut-être des sujets triviaux mais, pour moi, ces exemples sont révélateurs de deux attitudes vis-à-vis du monde : il y a ceux qui préfèrent acheter ce qu’un professionnel a fait pour eux et ceux qui font le choix de fabriquer eux-mêmes quelque chose. Et cela produit deux modèles de société très différents : l’une correspond à une culture de consommation passive que j’appelle “assieds-toi et écoute” et l’autre sur une culture de fabrication créative que j’appelle “fabrique et agis”.

Même si ces deux formes de culture ont toujours coexistées, la deuxième moitié du 20ème siècle a connu l’apogée de la consommation passive, avec les figures emblématiques de la télévision et de la grande distribution. Aujourd’hui, je suis plutôt optimiste et je pense que la culture de fabrication créative se diffuse de plus en plus largement dans notre société. Et en tous cas, je crois que c’est une question politique essentielle que nous devons poser !

 

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par créativité du quotidien ?

Dans la lignée de Mikhaly Csikszentmihalyi de nombreux travaux de recherche en psychologie ont analysé la manière dont naissent les grandes innovations scientifiques ou artistiques. La vision de la créativité qu’ils ont développée est très exigeante : une personne pour être considérée comme créative doit avoir produit quelque chose de brillant et d’original, qui n’a jamais été vu auparavant, mais surtout qui doit être reconnu et apprécié par d’autres personnalités de son domaine. L’intérêt de cette conception de la créativité est qu’elle met en évidence le processus social de génération d’une innovation : ce n’est pas l’affaire d’un génie solitaire, il est reconnu par ses pairs.

En revanche, cela ne nous permet pas de comprendre pourquoi il arrive à tout un chacun de se sentir “créatif” lorsqu’il fabrique un gâteau d’anniversaire en forme de dinosaure ou qu’il publie un petit film d’animation sur Youtube. Pourtant, je crois que cette forme d’expression créative a aussi de la valeur et je propose donc une définition de la créativité qui s’applique également à ces expériences quotidiennes, en conservant l’idée du processus. Ainsi, il me semble que la créativité du quotidien c’est un processus né de la rencontre d’un esprit humain volontaire avec le monde physique ou numérique, ce processus produit quelque chose de nouveau dans ce contexte social donné, et cela génère des sentiments d’excitation, de frustration mais surtout de joie.

 

Et ce sont ces expressions quotidiennes de créativité qui vous rendent optimiste quant à l’évolution de notre société ?

Effectivement, cette créativité du quotidien a une portée sociétale que le titre de mon dernier livre résume en une formule : “MakingisConnecting” (Fabriquer c’est Connecter). Et cela reprend les trois dimensions de la créativité que j’observe dans le fonctionnement de notre société. D’abord, fabriquer c’est connecter des idées et des matériaux que l’on a sous la main pour créer de nouvelles choses et exprimer de nouvelles idées. C’est la dimension plus matérielle de la créativité que nous expérimentons dans notre vie quotidienne en fabriquant des choses avec nos mains.

Mais fabriquer c’est aussi se connecter aux autres, partager avec eux ce que l’on a créé et s’enrichir de leur retour. De nombreuses communautés et réseaux sociaux s’organisent autour de pratiques créatives, de centres d’intérêt partagés ou de produits que l’on souhaite échanger, notamment sur le web et les réseaux sociaux. Enfin, fabriquer quelque chose c’est une manière de se relier au monde, de s’engager activement pour transformer son environnement plutôt que de rester passif et attendre que ça se passe. Nous assistons, grâce aux nouveaux usages du numérique notamment, à un renforcement de cet esprit contributif, que ce soit dans le champ de la culture, de la connaissance ou de l’écologie par exemple.

Et globalement, je constate que fabriquer des choses et être créatif, cela rend heureux. D’ailleurs, les recherches récentes sur le bonheur, comme celles de Richard Layard (Happiness: Lessonsfrom a New Science, 2006) montrent bien que les gens se sentent heureux s’ils se sentent engagé dans le monde et s’ils ont le sentiment d’avoir prise sur ce qui les entoure. C’est l’acte de fabrication lui-même qui est source de plaisir et de satisfaction, pas forcément le résultat obtenu. Et pour certaines personnes c’est même un besoin vital, celui de comprendre une chose en la fabricant, de se sentir vivant dans l’acte de création, de se faire plaisir en mettant en pratique sa dextérité, son imagination ou ses compétences manuelles.

 

Et pour nous faire comprendre la portée de ces pratiques de fabrication créative, vous proposez un étonnant parallèle entre le Web 2.0 et la pensée de deux anglais du 19ème siècle, John Ruskin et William Morris ?

Ce n’est pas par nostalgie que je me suis intéressé aux travaux de John Ruskin et de William Morris mais parce que leur philosophie a inspiré le mouvement Arts and Crafts à l’époque et pourrait bien nous éclairer quant à ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui avec le renouvellement de la culture des « Makers » (communautés d’amateurs ou de bidouilleurs fabriquant des objets matériels de tous genres) et les pratiques du Web 2.0.

Ruskin par exemple, était passionné par les gargouilles que l’on trouve en hauteur sur les cathédrales médiévales. Elles sont souvent bizarres, voire laides, et sculptées de manière assez brute, loin de la finesse de ce que l’on nomme les « beaux-arts ». Et pourtant, c’est justement cela qu’il appréciait. Pour lui, elles exprimaient la vitalité de l’esprit créatif de celui qui les avait sculptées, sa petite touche personnelle. Pour moi, c’est la même chose que l’on trouve dans les vidéos amateurs postées sur Youtube. Elles sont parfois étranges et pas très belles, en tous cas assez différentes de ce qu’un professionnel produira pour la télévision. Mais c’est aussi cela qui nous intéresse en tant que public.

Ces vidéos sont attractives ou même addictives car nous ressentons l’enthousiasme de celui qui les a créées, sa passion et son envie de la communiquer. En valorisant ainsi la créativité de l’être humain, à l’époque Victorienne, Ruskin s’est insurgé contre la division du travail portée par la révolution industrielle qui dégrade l’être humain. Et en reprenant ces mêmes arguments aujourd’hui, cela nous conduit à repenser la valeur travail, comme un besoin vital en termes moral et spirituel.

William Morris, lui, est allé plus loin car il s’intéressait à l’impact sur la société de ces pratiques amateurs, à l'émergence de communautés qui se réunissent autour des choses que fabriquent leurs membres. Ces écrits résonnent comme un manifeste pour que les gens deviennent des créateurs plutôt que de simples consommateurs, qu’ils puissent remplir leur vie des fruits de leur travail créatif. Il considérait aussi que pour comprendre quelque chose pleinement, il faut la fabriquer. C’est cet état d’esprit qui est repris aujourd’hui par l’éthique des “makers” ou des “hackers” et qui se prolonge dans le partage des connaissances et savoir-faire acquis dans ce travail de fabrication. William Morris estimait que ces dynamiques de partage et d’échange autour d’activités créatives, pouvaient conduire au bonheur et à l’épanouissement de chacun. Que d’arguments en faveur du web 2.0, de ses réseaux sociaux (Facebook, Twitter ou Google+), de ses plateformes de partage collaboratives (Youtube, Vimeo, Flickr...) et de tous les outils qui rendent aujourd’hui plus facile l’acte de créer et de partager ses œuvres amateurs.

Par l’acte de création et cette démarche contributive, l’individu trouve ainsi sa place dans une société qui valorise la diversité et la contribution de chacun au bien commun.

 

Pourtant, tout n’est pas parfait dans ce monde du web 2.0. Les plateformes de contenus ne profitent-elles pas du travail réalisé gratuitement par les individus pour engranger des recettes publicitaires ?

Aujourd’hui il existe effectivement une multitude de plateformes ou d’outils qui permettent à chacun d’entre nous de produire et partager facilement et gratuitement ses créations. En outre, il est également possible de recevoir des commentaires ou des contributions d’autres utilisateurs, et donc de créer des liens voire de collaborer. Ces arguments vont bien dans le sens de mon propos, mettant en évidence l’accroissement des capacités créatives offertes aux individus. Pourtant, tout n’est pas rose et des critiques se font entendre.

La première de ces critiques que vous évoquez concerne le fait que les grandes entreprises gérant les plateformes comme Youtube ou Facebook gagnent de l’argent sur le dos du travail bénévole de chacun de nous. Bien sûr ce sont ces entreprises qui collectent la quasi-totalité des revenus publicitaires générés par les visiteurs qui viennent voir vos contributions. Mais c’est peut-être la contrepartie du service qu’elles vous offrent en hébergeant gratuitement vos contributions. Et surtout, à mon avis, vous ne considérez pas que c’est du travail que vous effectuez en partageant une vidéo sur Internet, une recette de cuisine ou la photo de vos vacances. Vous attendiez-vous réellement à en percevoir une rémunération ? Je ne crois pas dans cet argument de l’exploitation du travail gratuit.

Et puis il y a aussi les critiques éthiques portant sur les données collectées et utilisées par ces géants du web à propos de votre vie quotidienne en ligne. Ce sujet, lui, mérite d’être pris au sérieux mais il ne faut pas voir que de mauvaises intentions dans la stratégie de ces entreprises, et il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité des individus à agir de manière responsable et à éviter de se faire piéger par des arnaques ou des manipulations.

Une troisième critique concerne le risque d’appauvrissement de la créativité individuelle, et elle est notamment portée par Jaron Lannier, l’un des pionniers d’internet, philosophe, musicien et ingénieur ayant développé des applications médicales aussi bien que des jeux vidéo. Il s’inquiète du formatage des individus qui utilisent les outils standardisés du web 2.0, mais aussi de l’idéologie de la foule créatrice de valeur, par la collaboration de masse et l’intelligence collective. Pour lui, le danger est de réduire la créativité des individus à une bouillie informe, sans caractère et sans originalité. Il faut cependant mettre cela en balance avec la simplicité offerte par ces nouveaux outils de diffusion qui permet à un nombre croissant de personnes d’exprimer leur créativité à grande échelle. En revanche je crois comme lui que la collaboration de masse ne garantit en rien la valeur créative du résultat final… Le modèle collaboratif de Wikipédia se prête bien au développement d’une encyclopédie, mais pas forcément d’une symphonie. Mais cela n’ôte rien, à mon avis, à l’intérêt de disposer de plateformes pour agréger une grande variété de contenus, pour inciter les participants à commenter les contributions des autres, et collaborer ainsi dans la diffusion plutôt que dans la création elle-même.

La dernière critique, et peut-être la plus stimulante, consiste à remettre en cause la propriété privée de la plupart des outils du web 2.0. Doit-on s’en remettre à des entreprises en quête de profit pour gérer ces ressources culturelles partagées sur Internet ? Aujourd’hui les alternatives crédibles ne sont pas nombreuses pour faire fonctionner un réseau social comme Facebook ou un site de partage de vidéos comme Youtube. Est-ce qu’on ne devrait pas avoir recours à la collectivité publique pour en faire un service public ? Mais alors se posent des questions de financement et même de légitimité territoriale. Est-ce que l’on peut mobiliser une communauté pour garantir le libre accès à ces biens  ? Moi je crois dans l’émergence d’une solution hybride combinant un soutien public, une communauté, et pourquoi pas aussi des micro-paiements de la part des utilisateurs.

 

Finalement, quel est le sens politique que l’on peut donner à votre analyse de cet individu qui se prend en main, exprime sa créativité et appose son empreinte sur le monde ?

Est-ce que je défends une vision « de gauche » qui milite contre la société de consommation et la domination des médias de masse, qui valorise la créativité et une éducation alternative, favorisant l’expression de soi ? Ou, en mettant l’accent sur l’aspiration des individus à se prendre en main, est-ce que je ne propose pas un programme « de droite »,réactionnaire, qui incite l’individu à résoudre ses problèmes par lui-même plutôt que d’attendre, en assisté, qu’on le fasse pour lui ? En fait, je ne souscris à aucune de ces deux positions extrêmes. Les valeurs que je veux porter à travers ce principe de « fabriquer c’est connecter » (« makingisconnecting ») consistent à permettre aux individus de faire les choses eux-mêmes (DIY – Do It Yourself) mais aussi de les faire avec les autres (DIWO – Do It WithOthers). Je suis attaché à une approche pragmatique de l’action politique, mobilisant l’ensemble de la société. Je constate par exemple, que les individus qui sont les plus impliqués dans des processus de partage de leur activité créative sont aussi les individus les plus engagés dans des projets civiques sur le terrain. L’expérience des villes en transition est emblématique de cette approche où les habitants se prennent en main pour trouver des solutions créatives et concrètes afin de répondre à des enjeux collectifs et créer des communautés résilientes.

Bien entendu, beaucoup de personnes apprécient encore le confort douillet d’une attitude de consommation passive de loisirs et de médias. En outre, pour la plupart, ils ne sont pas directement affectés par de terribles catastrophes. Pourtant, dans le même temps, ces personnes ne se sentent pas vraiment comblées, créatives et heureuses… Et puis des catastrophes sont bien présentes, et ils les voient autour d’eux : la fragmentation sociale, le réchauffement climatique, la pollution atmosphérique,… ! Leurs attitudes sont pleines de contradictions mais je crois que la diffusion de cette culture de fabrication créative dont nous venons de parler est une voie riche d’opportunités qui peut à la fois accroître notre plaisir au quotidien, débloquer nos capacités d’innovation, et construire des communautés plus résilientes pour affronter les enjeux du futur avec confiance et originalité. Pour aborder les enjeux climatiques, économiques ou sociaux, nous avons certainement besoin de stratégies nationales ou internationales, de réponses politiques locales à l’échelle de nos régions et de nos villes. Mais les choses seront plus faciles avec des individus et des communautés plus créatifs et plus actifs. Ainsi, renouveler la politique ne passe pas seulement par des solutions innovantes venant d’en haut, cela passe aussi par un changement venant du bas et donc par la valorisation de cette nouvelle culture de créativité au quotidien.

 

Pour aller plus loin avec David Gauntlett :

  • moving experiences, David Gauntlett, John Libbey, Media, 1995
  • media, gender and identity, David Gauntlett, Routledge, 2002
  • creative explorations : new approches to identities and audiences, David Gauntlett, Routledge, 2007
  • making is connecting : the social meaning of creativity, from DIY and knitting to YouTube and Web 2;0, David Gauntlett, 2011