Vous êtes ici :

Vers une civilisation de l’empathie

Interview de François MAUGUIÈRE

Chef de service à l'hôpital neurologique Pierre-Wertheimer de Lyon

<< Il n’est pas possible d’affirmer, en l’état actuel des connaissances, que la solidarité a un fondement naturel, ou neurologique. Mais il existe une fonction biologique câblée pour l’empathie >>.

Interview réalisée le 10 janvier 2012 par Cédric Polère. 

François Mauguière est chef de service à l’hôpital neurologique Pierre-Wertheimer de Lyon où il exerce au service des patients atteints de maladies neurologiques, en particulier ceux souffrant d’épilepsie. Il mène des recherches sur la physiologie des systèmes sensoriels, le handicap lié aux lésions cérébrales et les mécanismes de la douleur et de l’épilepsie. Ancien directeur de l’Institut fédératif des neurosciences de Lyon, il dirige aujourd’hui la fondation Neurodis.

Nous l’interrogeons sur les mécanismes neurologiques de l’empathie. En effet, de nombreux travaux paraissent en neurologie, en psychologie, mais aussi en sciences humaines et sociales sur l’empathie, cette capacité que nous avons à nous mettre à la place de l’autre pour comprendre ses émotions et ses sentiments. L’être humain est-il naturellement empathique ? Les enjeux autour de l’empathie sont considérables, car comme le dit de manière extrêmement juste le prospectiviste Jeremy Rifkin, auteur de l’ouvrage « Une conscience nouvelle pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (2011), « la façon dont on définit la nature humaine a des conséquences sur le type d'institutions et la forme de civilisation que nous choisissons ».

Tag(s) :

Date : 10/01/2012

Pouvez-vous expliquer à travers quel cheminement les neurosciences ont transformé la compréhension que nous avons de l’empathie ? D’après vous trois noms, ceux de Geschwind, Damasio et Rizzolatti permettent de résumer ce cheminement…

Oui, il me faudra pour cela revenir au moins une quarantaine d’années en arrière et m’arrêter sur des découvertes essentielles, quitte à établir des raccourcis un peu rapides… Au tournant des années 60-70, il a été démontré que lorsque le corps calleux, faisceau épais de connexions qui relie les hémisphères droit et gauche du cerveau, a été sectionné, des dissociations se produisaient : lorsque dans le même temps, l’hémisphère droit, en charge du traitement des messages non verbaux, reçoit par exemple un message visuel triste, et l’hémisphère gauche, où siège le réseau neuronal du langage, un message verbal évoquant la gaîté, une situation de conflit est réalisée que le patient lui-même n’est pas capable d’expliquer. Cela a entrainé les premières analogies entre cerveau avec corps calleux coupé et schizophrénie, ainsi que la prise de conscience que l’hémisphère considéré alors comme mineur, le droit, est digne d’intérêt parce qu’il régit notre comportement émotionnel.
Au tournant des années 60-70, Norman Geschwind, neurologue et psychiatre américain a dit le premier, qu’en termes de survie et d’adaptation au milieu social, l’hémisphère majeur n’est peut-être pas celui qui permet de parler et d’analyser (le gauche), mais plutôt celui qui permet de réagir de façon adaptée aux émotions, et de comprendre les émotions d’autrui (le droit). Cette compréhension immédiate n’a d’ailleurs rien à voir avec l’analyse consciente. Vous marchez par exemple en pleine nuit dans un quartier un peu menaçant d’une grande ville, quelqu’un arrive en face et vous devez prendre une décision immédiate, sans élaboration intellectuelle : ami-ennemi ?, dangereux ou non ?
Je franchis des étapes. Antonio Damasio, un neuropsychologue, en s’inspirant de Spinoza, nous a pour sa part alerté : attention, ce ne sont pas les sentiments qui créent les émotions, ce sont les émotions qui dictent les sentiments.

 

Que nous apprend ce renversement ? 

 Alors que le sens commun nous fait dire : « quand on est triste, on pleure », Damasio a étayé le message inverse : « quand dans une situation notre cerveau nous fait pleurer, nous éprouvons de la tristesse », ceci pour dire qu’en tant que fabrique des émotions, le cerveau conditionne finalement les sentiments que nous éprouvons. Cette fonction du cerveau n’avait jamais été étudiée en tant que telle.
Quant à Giacomo Rizzolatti, le père du concept des neurones miroirs, il a montré, à travers la neuro imagerie et des observations électro-physiologiques sur le macaque, que les mêmes populations neuronales sont impliquées dans l’observation de l’action et dans l’action elle-même. En raison de leurs connexions synaptiques, ces neurones sont activés à la fois quand nous observons autrui exécuter un geste, et lorsque nous réalisons ce geste à partir de notre volonté propre. On y a vu une base neuronale au modèle de l’apprentissage par imitation, mais aussi de l’empathie par imitation des sentiments…  

 

Les neurones miroirs démontrent-ils que nous avons une capacité à nous mettre à la place d’autrui ?

 Là on extrapole ! L’aspect révolutionnaire a été la découverte de la colocalisation d’une modalité visuelle (voir autrui exécuter une action) et de modalités qui relèvent de la programmation motrice (faire soi-même cette action). C’est l’élément fondamental, qui consomme la rupture avec le temps héroïque de la neurophysiologie unitaire, où chaque spécialiste étudiait une zone du cerveau qui correspondait à une activité sensorielle ou motrice, sans penser que ces activités étaient reliées entre elles. Il faut savoir que pendant longtemps nous autres chercheurs pensions que le cerveau avait une « entrée », disons la perception sensorielle, et une « sortie » : la programmation de l’action. C’est l’élément fondamental disais-je, tout le reste est de l’interprétation. Pour l’empathie, il s’est passé la même chose que pour le couplage entre observation et programmation de l’action. Les chercheurs ont identifié une zone du cerveau, l’insula, zone profonde, camouflée dans le sillon sylvien, impliquée à la fois sur le versant somatique, douloureux (elle intègre l’information douloureuse, est capable d’en coder l’intensité, surtout dans sa partie postérieure) et, en charge, dans sa partie antérieure, du contrôle des émotions associées à la douleur, jusque dans leur dimension mécanique (horripilation, vasoconstriction, rubéfaction, blocage respiratoire…). Plus récemment cette région insulaire a été identifiée comme celle où s’élaborent également nos réactions empathiques à la vision de la souffrance d’autrui. Pour résumer, ayant reconnu le rôle très important des émotions dans la régulation du comportement humain, dans la genèse des sentiments, dans les choix essentiels de société, dans la survie, on en vient à se demander si la compréhension des émotions d’autrui indispensable à une vie sociale adaptée pourrait être sous tendue par un réseau de neurones miroirs localisés dans l’insula (qui permet à nos propres émotions d’entrer en symbiose, en harmonie, avec celles d’autrui), ce qui serait une façon de comprendre comment les règles sociales sont acquises par observation et imitation.

 

Avez-vous les réponses à toutes ces questions ?  

Non. Mais des expérimentations ont permis d’avancer. Dans leurs premiers papiers, Singer, Jackson et Decéty ont fait apparaître que regarder une situation explicitement douloureuse vécue par autrui active l’insula antéro-inférieure, zone qui commande les réponses émotionnelles à la douleur propre de chacun de nous. En utilisant l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, Jean Decety et son équipe ont réalisé une expérience impressionnante. Ils présentaient deux sortes de photographies à des volontaires : des photos neutres (une main par exemple) et des photos à dimension douloureuse, comme une main dans une situation potentiellement nocive. Face à chaque image, les volontaires devaient noter quelle douleur ils ressentiraient dans cette situation, ou quelle douleur ressentirait une autre personne. L’IRM fonctionnelle indique que la même aire de l’insula est activée face à une douleur directe éprouvée par l’individu quand on lui fait mal, et par l’émotion qu’il ressent quand il voit qu’on fait mal à autrui. Dans certains cas, la personne s’identifie à autrui, comme si c’était elle qui allait avoir très mal, dans d’autres, elle ne s’identifie pas mais souffre avec, en pensant « oh, le pauvre ». Il est incontestable que ces travaux ont séduit les neurophysiologistes et les cognitivistes, d’abord car ils faisaient enfin le même métier, ensuite parce que c’était un modèle qui reproduisait celui de Rizzolatti sur les neurones miroirs. Pour comprendre et pour apprendre, notre cerveau ne mobiliserait-il pas la comparaison entre le soi et le non soi, avec des zones impliquées dans la gestion de cette interface ? Nous nous posons ce type de questions, sans avoir encore de véritable réponse.  

 

Quand on se réfère aux neurosciences pour soutenir que l’être humain à une aptitude spontanée à l’empathie et la compassion, elles-mêmes faisant socle au sens moral, ou que la survie des espèces est moins liée à la compétition, la lutte pour la survie, qu’à l’entraide, la réconciliation, cela permet de donner un fondement, par la biologie, à un projet de nature sociétale et politique, celui d’une société plus solidaire et cohésive. Or, si je comprends bien, l’idée que l’empathie est « naturellement » inscrite dans notre cerveau n’est qu’une hypothèse… 

Il est très difficile à partir d’expérimentations comportementales de montrer que la capacité d’empathie est similaire à la capacité de discriminer les couleurs, qu’elle a un circuit qui se développe sur le plan phylogénétique, qu’est elle plus importante chez l’homme que chez le chat, ou encore chez l’homme du 21ème siècle que chez ses ancêtres préhistoriques. Il n’est pas possible d’affirmer, en l’état actuel des connaissances, que la solidarité a un fondement naturel, ou neurologique. Mais il existe une fonction biologique câblée pour l’empathie. C’est aussi une belle idée, optimiste, de penser que ce réseau, comme le réseau du langage, se complexifie et s’élargit au fur et à mesure de la phylogenèse. Cela rejoint la pensée d’un Jean-Jacques Rousseau qui voyait dans la compassion une des qualités essentielles de l’Homme. Pour le philosophe, l’être humain naît avec deux inclinaisons fondamentales, celle d’augmenter son bien être et l’aversion irraisonnée pour la souffrance, le fait de voir souffrir les autres, ce qui déclenche la compassion. Personnellement, je m’intéresse à l’empathie automatique, ou plutôt implicite, car la question est déjà de savoir si l’empathie peut être conçue comme une fonction du cerveau au même titre que la vision, l’audition ou le contrôle de la motricité.