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La position de l'Etat sur la question de la cohésion sociale

Interview de François DEMONET

<< Aujourd'hui les réponses aux problèmes d'exclusion qui ont du sens sont des réponses qui prennent en compte la globalité de la personne >>.

François Démonet est sous-préfet à la ville (préfecture du Rhône).
Les sous-préfets à la ville, nommés depuis 1991 dans les départements les plus urbanisés, ont pour mission de susciter, animer et coordonner la politique de la ville. Il paraissait par conséquent intéressant de connaître la position de l'Etat sur la question de la cohésion sociale. Néanmoins, préalablement à l'entretien, François Démonet a tenu à préciser qu'il exprimait davantage son propre sentiment de professionnel de terrain que la position institutionnelle de l'Etat. 

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Date : 09/08/2001

Dans le cadre de votre fonction, pourriez-vous rappeler comment vous avez vu émerger le discours sur la cohésion sociale, et rappeler les grands enjeux de la lutte contre l'exclusion. Il faut admettre que ces notions de cohésion sociale et d'exclusion ne sont pas aussi simples à saisir que celles, plus anciennes, de pauvreté ou d'inégalité.

La question de l'exclusion déborde bien évidemment celle de l'habitat et de l'urbanisme des quartiers, mais on peut d'abord considérer le cas des grands ensembles. 
Ils sont aujourd'hui stigmatisés et sont vécus comme une sorte d'échec. Mais il faut situer les évolutions sur un plan historique et se replacer par rapports aux objectifs des années 60.
Je suis né juste après guerre et j'étais adolescent quand je constatais combien étaient heureux les premiers occupants des grands ensembles : ils n'avaient jamais eu de salle de bain et de WC dans un appartement spacieux et moderne. Il faut savoir ce qu'était la situation du logement à l'époque : une famille de cinq personnes pouvait vivre dans une pièce et demi. 
Ensuite, on ne peut pas dire aujourd'hui que détruire une tour est la reconnaissance d'un échec. 
La ville a toujours été en mouvement. A Lyon, on a vingt-cinq siècles d'histoire de la ville. On a toujours construit et détruit sans que cela ne pose de problème, comme le montre la juxtaposition des styles et des témoignages d'époques. Or, depuis la fin des années 50, on a construit des quartiers nouveaux comme s'ils ne devaient pas bouger, et de ce fait, on a été très gêné pour poser les questions de démolitions partielles ou totales pour renouveler le "produit logement". 
Heureusement on a récemment évolué dans l'approche de cette question. Les "grands ensembles" répondaient donc à un besoin au moment de leur construction. Mais ce qui est en revanche choquant, c'est qu'au début des années 80, on en était encore resté à ce modèle de construction, alors qu'il était très largement dépassé, en terme d'architecture et d'urbanisme. Au-delà de ces questions d'habitat et pour penser l'exclusion, il y a un texte important qui est la loi de lutte contre les exclusions de juillet 1998. Elle aborde de manière très pertinente les trois thématiques de l'exclusion, l'emploi, et l'insertion professionnelle; l'habitat et le logement; l'action sociale au sens large. 
L'exclusion de l'emploi n'est pas seulement un problème d'adéquation entre offres et demandes d'emplois. La preuve en est, qu'on a, à un moment donné, des offres non satisfaites alors qu'on continue à avoir un volant de chômage important. 

C'est la raison pour laquelle aujourd'hui, pour mener des actions d'insertion sociale et professionnelle, il est très important de travailler très en amont de l'insertion professionnelle, en se préoccupant de santé, d'accès au logement autonome, d'autonomie dans la vie de tous les jours, de remobilisation de personnes qui ont été "cassées" par les désillusions et les accidents de la vie.
Il n'y a pas de frontière nette entre insertion sociale et insertion professionnelle. Il n'y a pas non plus de norme de l'insertion sociale qui permette de considérer un individu comme socialement inséré. De ce fait, on ne peut dire d'un individu qu'il est, au terme d'un accompagnement social, socialement inséré, et que l'on peut donc passer à une "deuxième phase" qui serait son insertion professionnelle. Ces actions de réinsertion doivent se conduire ensemble. Outre l'habitat et les problèmes d'emploi, il y a aussi les problèmes sociaux au sens large, problèmes de santé, d'illettrisme, d'accès à la citoyenneté et d'une façon générale, d'accès aux droits.
Avec les personnes qui connaissent des difficultés, le pluriel est quasiment toujours de mise. Elles ont des difficultés, il est rare qu'il s'agisse seulement d'un problème de logement, ou d'accès à l'emploi. Il y a cumul et c'est pour cette raison que l'action publique en matière sociale peut paraître complexe.
Aujourd'hui les réponses aux problèmes d'exclusion qui ont du sens sont des réponses qui prennent en compte la globalité de la personne. Mais cette globalité pose un problème de lisibilité de l'action publique. C'est par exemple la personnalisation des parcours qui englobent à la fois des actions de formation, d'insertion sociale, de santé, de gestion du budget familial, etc. Ces actions peuvent paraître complexes.
En fait, la politique de la ville n'invente pas de nouveaux outils. On cherche à faire vivre des outils du droit commun et à les pratiquer ensemble, avec des professionnels qui restent dans leur cœur de métier, mais qui ont une capacité à voir plus loin que leurs strictes compétences professionnelles pour travailler avec d'autres professionnels.

 

Peut-on dire, comme on l'entend parfois, qu'il y a dilution du lien social, perte de cohésion sociale ?

J'ai l'impression qu'il y a eu une certaine dilution du lien social. Dans les années 50 et 60, je sentais dans les quartiers une plus grande solidarité. Les gens y arrivaient avec le sentiment d'un progrès dans leur parcours familial et résidentiel. On en avait une vision positive. Puis, au début des années 80, il y a eu un basculement. Il faut aussi penser qu'on est dans la société de l'instant, du zapping, de la vitesse, du repli sur soi, de la montée des égoïsmes, de la consommation. Tout ceci fait que l'on constate moins d'efforts collectifs dans le cadre de la vie sociale, et que la citoyenneté en est réduite à sa plus simple expression : c'est "moi et ma famille"; ensuite seulement sont pris en considération les "cercles" du quartier, de la ville, du département, de la France, etc.
Nous ne sommes plus dans une société où il y a une adhésion forte à des valeurs communes. Le pacte social s'impose moins naturellement. Il en est de même pour la loi. Or, la loi est importante, c'est l'expression des valeurs communes, elle n'est pas artificielle. Elle est la retranscription juridique des valeurs et elle doit dire clairement les choses. Si vous ne volez pas, ce n'est pas seulement parce que la loi le dit, c'est parce que vous avez intégré les notions de propriété et de respect de l'autre. Si des individus n'ont pas intégré ces valeurs, il faut mettre en oeuvre toute une démarche axée sur la citoyenneté.

 

Est-ce que vous intégrez dans les enjeux de la politique de la ville celui de l'intégration de populations d'origine étrangère ?

La notion d'intégration laisserait supposer que tout l'effort doit être fait du côté de ces populations issues de l'immigration. Or, quand vous avez affaire à un jeune Français de la deuxième ou de la troisième génération, vous ne pouvez pas lui faire un discours sur l'intégration. Si, comme tout citoyen, il a des droits et des devoirs, je pense que l'effort le plus important est à faire du côté du corps social. Aussi, plus préoccupante que la question de l'intégration, se pose celle des discriminations.
Par ailleurs, si l'on adopte un point de vue sur le long terme, on a l'impression qu'avant la deuxième guerre mondiale, et malgré un discours plus ouvertement raciste qui serait inimaginable aujourd'hui, l'intégration se faisait en moins d'une génération. Aujourd'hui, il me semble, et c'est mon inquiétude, qu'une, ou deux, ou trois générations, ne suffisent pas au tissage d'une société un peu plus composite. Ce tissage se fait moins simplement. Les raisons sont peut-être à chercher du côté de notre histoire, notamment de l'occultation de notre passé colonial.

 

Le thème de la sécurité est aujourd'hui omniprésent dans le discours politique, et il renvoie à une préoccupation très partagée par les Français.Dans quelle mesure les violences urbaines remettent-elles en cause la cohésion sociale ? 

Les violences et tensions ne se limitent d'abord pas aux quartiers. Ensuite, la violence des quartiers qui connaissent des déséquilibres économiques et sociaux est aussi l'expression d'une parole qui n'arrive à se faire entendre qu'à travers des comportements violents. 
Les jeunes d'origine étrangère sont en situation d'écartèlement entre quatre cultures. Il y a la culture du pays d'origine, telle que les parents l'ont vécu et qu'ils font perdurer dans le pays d'accueil. Elle est très vivace dans les communautés issues de l'immigration. Il y a une "deuxième culture" qui est celle de leur pays d'origine, culture qui a connu des évolutions au cours de ces dernières décennies et qui s'est écartée de celle des communautés immigrées. Il y a ensuite la culture du pays d'accueil, c'est-à-dire la culture française. Puis vient cette culture largement véhiculée dans les quartiers par la télévision, celle des feuilletons plus ou moins américanisés qui donnent une image standardisée de la société contemporaine.Tout ceci fait beaucoup de références et de richesses, mais c'est aussi, pour les jeunes, une cause d'instabilité et de difficulté à trouver ses repères. Cela peut aussi expliquer des comportements faits de ruptures et de déséquilibres.

 

Pour en venir aux services publics et à leur mission dans la lutte contre les exclusions, peut-on considérer qu'ils doivent s'adapter davantage, en particulier dans les quartiers défavorisés, afin de répondre aux enjeux de la cohésion sociale ? Quelles sont les orientations en ce sens au niveau de l'agglomération ?

La question des services publics est fondamentale. Pour les gens qui sont en difficulté, le service public est une nécessité, une vraie richesse. La cohésion sociale, les politiques de mixité sociale, finalement tout cela dépend de l'offre de services publics offerte ou non par les collectivités.
Pour une personne qui a des difficultés sociales, une crèche ou une halte-garderie, un restaurant administratif ou scolaire, sont en quelque sorte des compléments de ressources. Si le matin elle est amenée à aller travailler, ou si elle a une mission d'interim, il faut qu'elle puisse poser ses enfants dans une halte-garderie à sept heures; s'il n'y a aucune structure, peut-il y avoir accès à l'emploi ?
Il n'est pas possible de tisser une mixité sociale dans une commune qui, certes ferait un effort en terme de logement social, mais ne proposerait pas cette offre de services publics au sens large. Si la vie associative n'est pas riche et soutenue par la collectivité, il n'y aura pas de prise en charge occupationnelle et éducative des jeunes pendant l'été par exemple. 
Les populations les plus démunies attendent beaucoup du service public et il doit donc être à la hauteur. Pour ce faire, il doit notamment apprendre à travailler en transversalité, pour éviter des incohérences. C'est la raison pour laquelle on organise des formations inter-administrations, qui mobilisent chaque fois des dizaines d'agents de services publics (La Poste, EDF-GDF, SNCF, services municipaux, services sociaux du Conseil général...) : comment gérer un service d'accueil, comment travailler avec d'autres personnes, comment gérer des situations de conflit... Cela permet d'avoir la même lecture de l'environnement social, de partager les mêmes objectifs en termes de réponses à apporter au citoyen. 

 

On a depuis quelques années des formes originales d'action contre l'exclusion. Ainsi, le Défilé de la Biennale de la danse peut être considéré comme un moyen d'intégrer davantage les populations de l'agglomération, de favoriser le "dialogue" entre populations, de modifier l'image négative de certains quartiers ? Peut-on tirer un premier bilan des ces actions ?

Le Défilé de la Biennale de la danse valorise ce qui se fait dans les quartiers, alors que dans les médias, ces derniers figurent plutôt dans la rubrique "faits divers". Quand il y a le Défilé, vous avez des pages complètes dans les journaux locaux et la télévision nationale couvre l'événement. C'est aussi une forme de reconnaissance : les habitants des quartiers défilent au cœur de la cité devant une foule de 200 000 personnes. Il est significatif de noter qu'il n'y
a jamais eu le moindre incident sur le Défilé, alors que c'est le plus gros événement sur l'agglomération.
Avec le Défilé, on se rend compte qu'il y a des gens créatifs, que la multiculturalité est une addition plutôt qu'une confrontation. Enfin, participent aussi au Défilé des personnes en situation d'échec, cassés par les événements de la vie. Ce qui m'intéresse dans le Défilé, ce sont les six ou huit mois de préparation, où ces gens sont à la fois complètement dans le projet artistique et culturel, mais en même temps vont être mis en mouvement, vont pour la première fois faire une œuvre collective.. On essaie d'exploiter en terme d'insertion sociale et professionnelle cet instant de grâce où il y a mise en mouvement collective sur un projet valorisant.