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L’école dans la ville et réciproquement

Texte de François DUBET

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Date : 01/02/2005

Si, dans les petites villes et les villages, les élèves ont de bonnes chances de partager le même établissement tout au long de leur scolarité, le tableau est bien différent dans les grandes villes, où l’homogénéité sociale des quartiers se reflète souvent dans les écoles. Sur la carte scolaire définissant les secteurs, on distingue aisément les établissements d’élite, de classes moyennes, populaires et “difficiles”. François Dubet, professeur de sociologie, université de Bordeaux-2, CADIS, EHESS, plaide pour une meilleure régulation de ce qui est devenu le “marché” scolaire.Lire l'article sur le site de la Revue UrbanismePlus la ségrégation spatiale se renforce, comme le montrent toutes les enquêtes depuis une quinzaine d’années, plus la ségrégation scolaire augmente. En fait, la carte scolaire reproduit grossièrement celle des catégories sociales, alors que cette carte avait pour principe initial d’être un outil de gestion des flux scolaires et l’instrument d’une politique de mixité conduisant tous les jeunes à fréquenter des écoles de même type.

Le contexte fait la différence
Même si tous les établissements, publics en tout cas, sont formellement identiques puisqu’on y recrute les mêmes personnels et qu’on y enseigne les mêmes programmes préparant aux mêmes examens, le recrutement de plus en plus contrasté des élèves entraîne de grandes différences entre établissements. Plusieurs phénomènes se conjuguent dans la constitution de ces différences. Il s’agit d’abord de l’effet de concentration des élèves ayant les mêmes caractéristiques sociales et scolaires. Plus les élèves sont socialement favorisés et ont globalement de bons résultats, plus la norme scolaire tend vers le haut et l’excellence, plus le cadre de travail est favorable aux études, moins les problèmes sociaux parasitent la vie scolaire, moins la violence est présente. Placé dans ce contexte, n’importe quel élève, bon, moyen ou plus faible, bénéficiera d’un meilleur cadre éducatif et tendra davantage vers l’excellence. A contrario, la concentration d’élèves moins favorisés et plus faibles crée un contexte moins propice à de bonnes performances. La norme plus faible “tire” la performance moyenne “vers le bas” : les bons élèves le seront un peu moins et les plus faibles le seront encore davantage que dans un autre contexte. L’établissement résistera moins bien à l’emprise des problèmes sociaux, et connaîtra davantage de violence. En dépit de l’unité formelle de l’école, et de la vocation et de l’enthousiasme des enseignants, la composition sociale de l’établissement pèse donc fortement sur les performances individuelles.
Depuis une vingtaine d’années, des politiques de discrimination positive tentent de compenser ces inégalités en accordant des moyens supplémentaires aux établissements les plus défavorisés. Tous les bilans de ces politiques montrent que ces financements ne sont pas inutiles, mais qu’ils ne suffisent pas à inverser une sorte de loi d’airain de la composition sociale des publics scolaires. L’amélioration sensible du climat n’atténue guère les inégalités des performances. Elle ne parvient pas à renverser efficacement la tendance selon laquelle les lieux d’enseignement les plus difficiles accueillent les enseignants les plus jeunes et les moins stables, et bien des établissements populaires ont un taux de rotation du personnel extrêmement élevé. Enfin, le classement des établissements en ZEP fonctionne comme une sorte de signal public de faiblesse, conduisant les parents de classes moyennes à scolariser leurs enfants ailleurs. Sans ces politiques, les inégalités seraient sans doute pires qu’elles ne le sont, mais la tendance lourde à leur reproduction demeure.

Le choix des familles
Les inégalités scolaires ne sont pas le simple reflet des inégalités sociales telles que projetées dans l’espace urbain : les familles qui le peuvent fuient les établissements défavorisés et jouent sur un “marché” conduisant à accroître les contrastes entre les établissements. Ces derniers participent eux-mêmes à ces stratégies en cherchant à attirer les meilleurs élèves , de même que les enseignants qui se sentent piégés par une carte scolaire qui leur est défavorable, et qui choisissent de travailler dans les établissements les plus favorables.
Environ 17 % des familles préfèrent les établissements privés en raison de convictions morales et religieuses, mais surtout parce qu’elles veulent échapper au recrutement social de leur secteur scolaire. Bien souvent, c’est lors de l’entrée de l’enfant au collège que se fait ce choix, quand, du point de vue des familles, les choses sérieuses commencent et qu’il importe de mettre de son côté toutes les chances de réussite. Parfois aussi, les parents pensent que les établissements privés offrent de meilleures conditions éducatives et de meilleurs services : proximité avec les enseignants, études surveillées après la classe... En termes de flux, nous savons que 40 % environ des élèves passeront par des établissements privés au cours de leur scolarité, ce qui indique que les stratégies instrumentales des familles ont plus de poids que leurs seules orientations religieuses.
Mais, bien qu’il soit plus difficile à mesurer, le même mécanisme joue au sein de l’enseignement public, où les familles bien informées utilisent massivement les dispositifs de dérogation, les adresses de complaisance et le chantage de fuite vers le privé pour obtenir l’établissement de leur choix. Ce type de stratégie semble assez indépendant des orientations philosophiques et politiques des familles, car les enseignants de l’école publique les utilisent aussi largement alors même qu’ils sont attachés au principe de la carte scolaire et de la mixité sociale.
Si l’on additionne toutes ces stratégies, on peut considérer que de 25 à 30 % des familles scolarisent leurs enfants hors de leur secteur d’affectation. Pour le dire d’une autre manière, les familles dont les attentes ne sont pas satisfaites par la carte scolaire et qui ont aussi quelques ressources financières et relationnelles agissent comme des free riders. Dans les villes centres et les banlieues où les communes, les quartiers et les secteurs scolaires sont fortement contrastés, on peut considérer que ces mouvements prennent une ampleur considérable car les enfants n’ont pas à se déplacer beaucoup pour être dans l’établissement choisi par leur famille.
Les études portant sur ces mouvements d’attraction et de fuite montrent que les responsables des établissements concernés sont conduits à jouer le jeu de ce “marché”. Les uns comme les autres essaient d’attirer les bons élèves ou d’éviter leur fuite en offrant un service éducatif capable d’emporter la décision des parents flottants, en ouvrant des filières d’élites : classes européennes, langues rares... Ainsi, si les inégalités entre les établissements peuvent être limitées, c’est aux dépens des inégalités entre les filières.

L’école plus “ségréguée” que le quartier ?
Une étude conduite dans l’agglomération bordelaise montre que le taux d’élèves issus de l’immigration est plus élevé qu’il ne devrait l’être dans les écoles des quartiers populaires car une partie des élèves des familles non immigrées les ont fuies. Ainsi, dans bien des cas, l’établissement est plus ségrégué que le quartier, car on se trouve dans un cercle vicieux de dégradation pour les uns et d’amélioration pour les autres. Dans certains contextes urbains, il peut même se former un véritable “apartheid scolaire” quand les inégalités de la carte sont renforcées par les choix des familles ; non seulement les établissements sont socialement très inégaux, mais la qualité de l’offre scolaire se creuse encore et en rajoute aux seules inégalités spatiales.Le choix des familles n’est sans doute pas totalement bien informé, car il est très difficile de connaître précisément la qualité réelle des établissements : certains, bien que défavorisés, sont excellents et apportent une forte valeur ajoutée aux élèves, tandis que d’autres plus favorisés ne sont guère efficaces. Mais les parents éclairés tablent sur une sorte de loi générale selon laquelle le recrutement social des établissements est un indicateur de qualité scolaire globalement crédible. Ils savent aussi qu’une forte concentration d’élèves issus de quartiers difficiles est un indicateur fiable des difficultés scolaires, et ils pensent que ces concentrations de problèmes sociaux dans l’école affecteront fortement le climat éducatif de l’établissement. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’avoir des exigences de réussite scolaire élevées pour fuir la réputation fâcheuse d’un établissement perçu comme faible. Au fond, les parents savent que la scolarité de leurs enfants se fait sur de petites différences : les notes bien sûr, mais aussi la qualité des enseignants, le climat de travail, les opportunités d’orientation. La composition sociale du lieu d’enseignement apparaît donc comme une sorte d’indicateur synthétique crédible.
Quand il s’agit des établissements les plus réputés, ceux qui recrutent et forment les futures élites, les stratégies des familles semblent mieux maîtrisées et, surtout, elles semblent anticipées dès l’école élémentaire, quand ce n’est pas dès la maternelle.

Un effet retour
Bien que le phénomène ait été beaucoup moins étudié, il semble que la qualité de l’offre scolaire ait un impact non négligeable sur les stratégies résidentielles des familles. À côté du prix des logements, des services disponibles, des commodités de déplacement, la qualité de l’offre scolaire joue un rôle décisif dans le choix d’implantation. La proximité et la qualité de l’école, du collège et du lycée sont sans doute essentielles, mais aussi la préservation des fréquentations scolaires indésirables. D’ailleurs, les agents immobiliers utilisent largement cet argument lors des ventes ou des locations. Ainsi, sans que chacun en décide véritablement, il se développe une recherche de l’entre-soi urbain dans laquelle l’école joue un rôle central.
En effet, si l’on peut souvent trouver quelques charmes à la mixité sociale et à la diversité culturelle, ceux-ci s’estompent dès qu’il s’agit de l’avenir des enfants car c’est là un enjeu essentiel. Nous vivons dans une société où l’école détermine en grande partie la distribution des individus dans les structures professionnelles. Les enfants n’assurent plus leur avenir par l’héritage d’entreprises et de terres ou par des mariages utiles, mais principalement par le cursus scolaire, qui fixera leur niveau d’entrée dans la vie professionnelle. Les parents donnent moins à leurs enfants des capitaux que des dispositions et des ressources scolaires. Il devient donc impératif de tout faire pour assurer cette réussite et de mobiliser toutes les ressources possibles en ce sens, notamment le choix de l’établissement. Aucun parent raisonnable ne peut prendre le risque d’un échec scolaire sous le seul prétexte d’un attachement au principe républicain de la mixité sociale. Et il serait bien facile de dénoncer l’hypocrisie de ceux qui prônent la mixité scolaire à l’abri de quelques établissements particulièrement choisis.
Point n’est besoin ici de faire des hypothèses “lourdes” sur le racisme, l’égoïsme, la déliquescence du lien social, le déclin de la République... Il suffit que chaque famille souhaite la meilleure réussite de ses enfants pour que le cercle ségrégatif s’installe. Si l’on fait l’hypothèse raisonnable selon laquelle toutes les familles désirent que leurs enfants réussissent à l’école, il suffit que ces familles disposent de ressources économiques et sociales différentes pour qu’elles accroissent les inégalités scolaires et spatiales sans vraiment le vouloir. Il est même vraisemblable que chacun se plaigne de la conséquence collective de ses choix personnels et déplore sincèrement le creusement des inégalités scolaires, puisque l’on observe un resserrement du recrutement social des élites d’un côté et une relégation scolaire de plus en plus prononcée des mal lotis de l’autre.La régulation du “marché” scolaire
Les observations pessimistes et assez largement partagées que nous venons de résumer entraînent des réactions contrastées. Nous en distinguerons trois.
1. Pour les uns, il faudrait redéfinir la carte scolaire afin d’en renforcer la mixité sociale et limiter drastiquement les possibilités de choix et de dérogation, quitte à y inscrire les établissements privés. Ainsi, la ségrégation scolaire serait moins forte que ne l’est la ségrégation spatiale, et l’on pourrait même imaginer des systèmes de busing déplaçant les enfants dans des écoles éloignées de leur logement afin de créer une mixité scolaire plus volontariste. La difficulté de ce scénario tient à ce qu’il enclenche un système très autoritaire ; de plus, les élus locaux ont peu de propension à jouer un jeu qui les conduirait à accueillir des élèves défavorisés dans leur commune ; enfin, on peut imaginer que ce système durcirait fortement la ségrégation spatiale car fuir une zone populaire et socialement fragile deviendrait encore plus impératif aux yeux de bien des familles.
2. Pour d’autres, la politique scolaire doit viser avant tout à faire que les familles de classes moyennes n’aient plus de bonnes raisons de fuir les établissements défavorisés. Il faut alors renforcer résolument une politique de discrimination positive plaçant les établissements populaires à un niveau de performance équivalant à celui des établissements plus favorisés. Cette orientation, sans doute la plus satisfaisante sur le plan idéologique, rencontre toutefois deux difficultés. D’une part, elle repose sur le pari optimiste selon lequel l’action éducative volontaire parviendrait à compenser significativement les inégalités sociales. D’autre part, cette politique heurte un certain égalitarisme républicain car elle semblerait défavoriser relativement les catégories et les individus les mieux placés dans la compétition scolaire, et conduirait également à introduire de fortes différenciations au sein du monde enseignant, dans la mesure où il faudrait donner plus d’argent et de ressources à ceux qui enseignent dans les zones défavorisées.
3. Enfin, si l’on admet l’existence d’un marché scolaire, force est de constater qu’il fonctionne à présent comme un “marché noir”, car les plus pauvres n’y accèdent pas en raison de la faiblesse de leur capital économique et social. Alors, le choix offert aux classes moyennes devrait également être accessible aux moins favorisés par le biais d’une abolition au moins partielle de la carte scolaire, et par un système d’aides – chèques éducation – permettant aux élèves de se déplacer vers les établissements retenues. Au fond, puisque le marché est là, autant l’ouvrir à tous plutôt que d’en exclure les plus démunis. Pour les plus croyants des libéraux, cette solution aboutirait à un équilibre général équitable. Mais on peut aussi craindre que ce scénario n’accentue encore les inégalités devant l’école, car aucun système de vouchers n’abolira jamais les distances spatiales et sociales et ne compensera les inégalités initiales de ressources.Quand on y regarde de près, aucune de ces solutions n’apparaît parfaitement satisfaisante, sinon du point de vue de sa cohérence idéologique. La première, en restreignant la liberté des individus au nom de l’intérêt général, finirait probablement par creuser encore les clivages spatiaux, toutes les classes moyennes fuyant les zones moins favorables. La discrimination positive renforcée est certainement plus satisfaisante, mais il reste à savoir dans quelle mesure elle parviendrait à abolir l’effet des inégalités sociales dans l’école ; et, comme celle-ci est un espace de concurrence, on peut aisément imaginer que les familles favorisées seraient disposées à payer pour maintenir un avantage différentiel significatif. Quant à la solution libérale /1, elle serait juste en étendant une liberté de choix dont sont privés les plus pauvres, condamnés à être républicains pour deux, mais le coût de cette liberté – en déplacements et en acculturation notamment – serait beaucoup plus élevé dans les familles et les quartiers défavorisés.
Il semble donc plus raisonnable de construire une politique combinant diverses dimensions de ces grands scénarios, quitte à renoncer à la fiction d’une école parfaitement juste, afin de tenter, au moins, de la rendre plus juste qu’elle ne l’est actuellement. Cette combinatoire appellerait d’abord une redéfinition minutieuse de la carte scolaire et, par exemple, la construction de nouveaux équipements dans des zones socialement mixtes. Il faudrait sans doute être beaucoup plus efficace et beaucoup plus volontariste dans la construction d’une équité scolaire en renforçant l’efficacité des établissements les moins favorisés : équipes stables et expérimentées, attention portée aux meilleurs élèves afin qu’ils ne soient pas tentés de fuir, qualité du climat éducatif, services rendus aux familles : études dirigées, animations durant les vacances... Enfin, puisque toute une partie de la population a la possibilité de circuler et de choisir, il faudrait à la fois contrôler ces choix et ces déplacements et les ouvrir aux catégories sociales qui en sont privées ; le marché ne serait pas nécessairement juste, mais il le serait toujours plus que le marché noir réservé aux seuls initiés. Il faut agir sur les structures mais aussi sur les individus en développant leurs capacités d’action.La politique scolaire façonne l’urbainL’école est très largement “victime” du creusement des inégalités sociales et de leur projection de plus en plus tranchée sur l’espace. Plus les publics scolaires sont homogènes, plus cette homogénéité creuse les différences et les écarts de performances scolaires avec les autres groupes sociaux. Par cette valeur ajoutée et par cette valeur retirée, l’école ne fonctionne pas seulement comme un rouage passif du mécanisme de production des inégalités. À ces inégalités mécaniques s’ajoutent celles qui tiennent aux choix des individus qui circulent dans le système scolaire et “rajoutent une couche” aux seules inégalités sociales et spatiales. Face à l’ampleur de ces phénomènes, dans les grandes villes notamment, il semble clair que la qualité des offres scolaires devient un des éléments déterminants de la décision des classes moyennes de vivre entre soi, de fuir une mixité spatiale qui apparaît comme un handicap scolaire objectif.
Devant cette rationalité limitée mais solide, les grandes idéologies de la mixité sociale ne pèsent guère : bien souvent, les individus accepteraient volontiers de partager l’espace public avec des voisins différents, voire “exotiques”, surtout quand le cadre urbain est agréable, mais la plupart d’entre eux ne sont pas prêts pour autant à y sacrifier ce qu’ils considèrent comme l’avenir de leurs enfants. Tous ces phénomènes conduisent à considérer que les politiques scolaires sont des politiques urbaines au plein sens du terme, car l’école n’hérite pas seulement du cadre urbain, elle le façonne ; et l’exigence d’une école plus juste ne concerne pas seulement les destins et les parcours des individus, mais aussi leur répartition dans l’espace.