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L’art de mendier

Texte de Chris OLIVIER

Texte écrit pour la revue M3 n°2

Chris Olivier dirige le CerPhi (Centre d’étude et de recherche sur la Philanthropie) depuis 2005 et développe des recherches et des outils d’étude ad hoc lui permettant de conseiller associations, fondations et organismes publics sur leurs orientations stratégiques.
Date : 01/03/2012

S’intéresser à la mendicité nécessite de dépasser la simple considération de la pratique. Dans les grandes villes, diversité des formes, des lieux d’exercice mais aussi des niveaux de précarité, lui dessinent de multiples visages. Une récente étude s’est penchée sur les différents langages du corps et occupations de l’espace public imposées par la mendicité.

« Les mendiants » ne constituent pas un groupe homogène. Leur diversité recouvre celle des personnes en situation de précarité, de la plus grande précarité à la précarité relative. Ce constat est un des résultats de l’étude « Les mendicités à Paris et leurs publics » conduite par le Centre d’étude et de recherche sur la Philanthropie (CerPhi) en mai 2011, avec le soutien de la Fondation Caritas.
Elle se base sur un inventaire empirique des situations et des formes de mendicité réalisé à partir d’une observation in situ dans différents quartiers et lieux usuels de cette pratique. Des entretiens individuels d’accompagnement ont également fourni un éclairage des enjeux des mendicités, des stratégies mises en œuvre et de leurs résultats.

 

Présentation de soi : le choix tactique

Le terme de mendiant ne désigne ni un état, ni une identité sociale. La mendicité doit être envisagée comme une pratique, transitoire ou installée, inscrite dans le quotidien de personnes aux profils hétérogènes. Les formes et pratiques de mendicité sont construites par différents facteurs, parmi lesquels : la nécessité d’être vu et de capter l’intérêt pour recueillir des dons, les capacités physiques et psychologiques de la personne qui mendie, l’étape où elle se trouve dans le processus de désinsertion sociale. Ils influencent le choix des lieux de mendicité, la posture adoptée (statique ou mobile, silencieuse ou communicante), la rentabilité des pratiques. Les formes de mendicités diffèrent aussi selon que la personne cherche à se conformer à l’image sociale du mendiant, en adoptant un discours axé sur le manque, une posture de faiblesse, ou à s’en différencier en affichant le caractère exceptionnel de sa pratique. Ces tactiques de présentation de soi ne doivent pas être envisagées comme des supercheries mais comme des adaptations contraintes au milieu où s’exerce la mendicité.

 

Une exigence de visibilité

Être vu, et par un nombre suffisant de personnes, est la condition première pour que le don puisse avoir lieu. Les mendicités se concentrent donc dans les lieux qui connaissent une forte fréquentation. Pour forcer la barrière de la « nécessaire indifférence » qui prévaut dans les lieux publics, elles se localisent dans des espaces particuliers : sas et seuils entre le dedans et le dehors, où la vigilance réflexe dépassant augmente parce que l’espace se modifie ; goulets d’étranglement, lieux où le trottoir est rétréci, où l’attention est forcée par « l’obstacle  humain » à éviter ; points de fixation des citadins pour une activité ou le transport : rames de métro, distributeurs automatiques de billets, où se trouve un « public captif ». Certains lieux autorisent différentes postures de commerces et lieux de restauration par exemple, la mendicité s’exerce assis ou debout, immobile ou en allant à la rencontre des passants, en leur adressant ou non une demande. D’autres lieux en revanche imposent une forme de mendicité. Certains impliquent un mode de contact actif, en déplacement : les espaces de transport où les voyageurs sont immobilisés, mais aussi les vastes places, esplanades et halls de gares. Ailleurs il s’agit d’être vu, mais sans faire « peur » ni gêner, pour ne pas déclencher un réflexe d’évitement. C’est le cas aux abords des distributeurs automatiques de billets, où la mendicité se pratique plutôt assise, et pas trop proche du distributeur.
Dans les couloirs intérieurs des métros, on rencontre plutôt une mendicité « passive », en position assise, sans sollicitation verbale. Aux abords des lieux de culte, s’ils ne sont pas trop touristiques, se pratique une mendicité discrète et digne, conformément à la « disposition » des personnes fréquentant ces lieux.

 

Adapter la gestuelle au lieu ou l’inverse ?

Différents auteurs ont souligné les rapports existants entre postures de mendicité (couché, assis, debout, en mouvement à la rencontre) et la phase du processus de désinsertion dans laquelle les personnes se trouvent (phase de résistance, d’adaptation, d’installation). Aller « à la rencontre » suppose un ensemble de compétences relationnelles, une maîtrise du langage parlé et des codes corporels de présentation de soi, une capacité d’adaptation aux différents interlocuteurs. Elles sont le fait de personnes résistant à la désinsertion, aptes à manifester qu’elles sont dans « le même monde » que le passant. À l’opposé, la mendicité en position couchée, totalement passive, est bien le signe d'une désocialisation avancée.
La position debout, même statique, manifeste la validité, la capacité de résistance physique dans une forme de tenue de soi, et le partage avec les passants du champ social qu’ouvre la verticalité. Elle potentialise aussi la mobilité, le déplacement vers l’autre ou vers d’autres activités. À l’inverse la position assise traduit une forme d’installation dans la durée : on ne s’assied normalement que si on envisage de rester un temps à la même place. Elle pose en outre la personne assise en position d’infériorité physique par rapport au passant, qui la domine de toute sa hauteur autant que de son statut de personne « occupée à autre chose ». La position assise signe ainsi une allégeance du solliciteur. Ceux dont l’apparence peut effrayer ou rebuter le passant tendent à se tenir assis, ce qui minore leur « dangerosité » éventuelle.
C’est le cas par exemple des « punks », qui savent que leurs codes vestimentaires, leurs chiens, leurs attitudes ne sont pas pour rassurer a priori.

 

Multiplicité des postures et rentabilité

Entre les positions statiques debout ou assise, avec interpellation verbale ou non, de multiples combinaisons sont possibles, manifestant un degré plus ou moins marqué de socialisation ou de marginalisation.
Certaines pratiques de mendicité, bien qu'en position assise sont très actives, riches en sollicitations verbales, signant la capacité des personnes à résister à leur condition. Le fait de ne mendier assis que pour une durée limitée, ou alternativement assis et debout, peut refléter soit une capacité d’adaptation de la personne, soit au contraire l’effondrement de sa résistance. Enfin, des personnes qui mendient en position assise ou statique debout, tous les jours, dans de très grandes amplitudes horaires, sans initiative d’interaction verbale sont manifestement installées dans un mode de survie fortement dépendant de la mendicité.
Toutes les formes de mendicité n’ont pas la même rentabilité. Si l’on s’en tient au rapport entre le nombre de dons et le nombre de passants, on a observé que ce rapport se situe entre un à deux dons pour 100 passants dans les lieux profanes, et de six ou sept dons pour 100 dans les abords de lieux de culte.
Dans des rues ayant des taux de fréquentation très similaires, et pour des femmes du même âge, on a observé des moyennes de temps entre deux dons allant de 5 à 20 minutes selon la forme de mendicité adoptée et l’apparence physique de ces personnes. Les différentes formes d’occupation de l’espace public et de présentation de soi actualisées par les mendicités se différencient d’une part par un langage du corps dont les grandes lignes sont immédiatement lisibles par les passants, et d’autre part par l’intervention, ou non, du langage verbal, sous sa forme minima, la pancarte, ou dans la parole adressée.
Il faut considérer que les différentes postures et pratiques sont des ajustements, à un temps T, entre plusieurs dimensions : ce qui est imposé par le lieu et le public concerné ; les facteurs individuels, liés à la trajectoire de la personne, à sa position dans le processus de désinsertion sociale, qui déterminent la « disposition » physique, psychologique et relationnelle de la personne à telle ou telle posture ; et enfin la sanction économique de la pratique.