« Antidette » : construire avec les pairs la lutte contre les dettes locatives
« Antidette » : construire avec les pairs la lutte contre les dettes locatives
Article
Dans le cadre de son soutien au principe du Logement d’abord, la Fondation Abbé Pierre (FAP) Auvergne-Rhône-Alpes a financé une expérimentation, dite « Antidette », conçue par l’association le MAS (Mouvement d’Action Sociale).
Elle a été mise en œuvre par Malika Benzineb, responsable du service Résidence au MAS, et accompagnée par Anouck Patriarche, facilitatrice en intelligence collective.
Un groupe de femmes a ainsi travaillé à la construction d’un outil de prévention des dettes locatives, renforçant leur « pouvoir d’habiter ».
Le texte ci-dessous est tiré de l’évaluation que j’ai réalisée du programme mené entre septembre 2020 et juin 2021.
NB : Tous les prénoms des participantes ont été changés.
La notion de « pouvoir d’agir » désigne l’aptitude des individus à contrôler leur vie et à transformer leur environnement, traduisant la notion anglo-saxonne d’empowerment. Cette capacité se construit et s’outille, et c’est dans ce sens que l’on parle depuis plusieurs années du renforcement du pouvoir d’agir, afin de soutenir les personnes dans la réappropriation de leur parcours de vie.
Pouvoir d’agir, donc pouvoir d’habiter
Avec la même intention, on peut parler du « pouvoir d’habiter », c’est-à-dire la capacité des individus à peser sur différentes dimensions de leur vie concernées par la question de l’habiter. Payer son loyer et ses factures de fluides, développer des relations de bon voisinage, aménager son intérieur et entretenir son logement, échanger avec son bailleur, etc.
On le voit, l’habiter revêt une dimension dynamique et projective, et ne se cantonne pas au fait de demeurer passivement dans un logement. Le pouvoir d’habiter renvoie, de façon vaste, à la maîtrise de son lieu de vie, à la construction de son intimité, à la sécurité du repos. « Au final, écrit Barbara Hallen, habiter un lieu, c’est pouvoir articuler ces quatre composantes : disposer d’un abri qui permette l’intime et l’ouverture à autrui, demeurer dans un lieu permettant de se sentir situé dans le temps, porteur d’un passé et ménageant l’espoir d’un "à-venir”. » Or l’habiter peut être mis à mal. Parmi les menaces qui pèsent sur lui : l’endettement, notamment locatif, qui fragilise les personnes au point qu’elles risquent l’expulsion.
Soutenir les personnes en difficulté grâce à la prévention des dettes
En 2019, 125 000 expulsions locatives ont été prononcées pour impayé de loyer, soit une hausse de 55 % par rapport à 2001. Ces expulsions placent des personnes, déjà fragilisées matériellement et psychiquement par leur endettement, dans une situation particulièrement précaire, dont il est difficile de s’extraire. De fait, l’expulsion constitue un risque accru de relégation (rue, désocialisation, éloignement à l’emploi, etc.). L’enjeu de la prévention des dettes locatives est donc tout particulièrement décisif : il vise à enrayer un effet de spirale.
Faisant écho aux besoins repérés par la Fondation Abbé Pierre (FAP), le MAS a élaboré une expérimentation visant la prévention de la dette, « promouvant un programme collectif et citoyen d’entraide et de ressources » [1]. Le projet compte plusieurs dimensions. On trouve notamment l’auto-formation des personnes, à la fois par le partage de leurs expériences et grâce à l’apport d’intervenants extérieurs (juristes, banquiers, etc.). Présente également, l’ambition de mettre en avant les savoirs d’usage pour la construction d’un outil ressource à destination des habitants du territoire. Enfin, le souhait de renouer avec l’action sociale collective, rarement mobilisée pour les situations de dette, et de faire évoluer les pratiques d’accompagnement des professionnels. Pour réaliser ce travail, le MAS prévoyait de constituer un groupe de 8 à 12 personnes en situation de dette locative, accompagnées par une facilitatrice en intelligence collective durant une année et une dizaine d’ateliers.
Les participantes : des femmes victimes de violence en foyer d’hébergement d’urgence
Après une première tentative peu fructueuse, le recrutement des personnes au dispositif Antidette a dû être réorienté. Sans entrer dans le détail, on peut citer des raisons logistiques, l’impact de la Covid, mais aussi la réticence des personnes à parler de leur endettement. J’insiste sur ce dernier motif, car il est révélateur de la problématique : la dette relève de l’intime. Derrière, se cache une histoire souvent douloureuse, constituée « d’accidents de vie » (maladies, perte d’emploi, séparation, etc.). Françoise, ancienne comptable et l’une des toutes premières membres du groupe, avait ainsi témoigné de la « honte » que lui avait procuré cette expérience, avant de mettre fin à sa participation, préférant tenir à distance une situation désormais réglée. Fathia, également membre du groupe initial, explique :
Je me suis isolée et j’avais tellement honte […] C’est quand même un lourd passé […], il y avait mon histoire, mon passé, mon enfance. […] je ne regrette pas. Je regrette juste d’avoir perdu mon logement. […] Si j’étais restée, j’aurais pu déménager dans un autre appartement, plus grand, avoir une chambre : je n’ai jamais eu de chambre. […] J’aurais pu le choisir moi-même.
La réorientation du recrutement s’est faite de façon opportuniste puisqu’elle a coïncidé, en pleine pandémie, avec l’ouverture d’un centre d’hébergement d’urgence pour femmes victimes de violences. Une dizaine d’entre elles a ainsi accepté de rejoindre Fathia, unique rescapée du premier recrutement. Il en a résulté un groupe plutôt homogène – et même soudé – mais où toutes n’avaient pas l’expérience des dettes locatives. Pour autant, le lien avec la précarité financière et le logement est demeuré présent, sauvegardant le principe de l’expérimentation. En effet, les participantes résidaient toutes en foyer et la plupart n’avait pas d’emploi et seulement de très minces ressources. Ces femmes se rétablissaient progressivement, avec en ligne de mire la volonté de restaurer leur pouvoir d’agir et d’intégrer un logement indépendant. Comme le dit Soraya :
Mon rêve, c’était d’avoir un logement. Là, je suis hébergé grâce au MAS, c’est grâce à eux. Peut-être que ça ne va pas tarder d’avoir un logement personnel, qui est à moi.
Mais, ainsi que je l’ai rappelé plus haut, avoir un logement, c’est d’abord être en capacité d’avoir un logement, et relève du pouvoir d’habiter.
Valoriser les savoirs expérientiels
Au terme de neuf séances d’atelier, dont je ne reprends pas ici le détail, il était manifeste que les membres du groupe avaient parcouru un important chemin. Cette évolution, visible y compris dans les attitudes physiques des personnes (postures ouvertes, soin de l’apparence et des vêtements), n’est pas seulement imputable à l’expérimentation, mais elle y a participé. En plus d’un effet « groupe de parole » incontestable, j’aimerais tirer trois fils d’enseignements qui permettent de comprendre comment l’Antidette a pu renforcer le pouvoir d’agir des participantes, et plus singulièrement leur pouvoir d’habiter.
Le premier apport tient à la valorisation des savoirs d’usage. Les ateliers ont largement reposé sur l’expérience des participantes. D’abord, celle de Fathia, témoignant de la façon dont se noue un processus progressif d’endettement et de ses conséquences logistiques et psychologiques.
Trois phases apparaissent :
Une phase amont, où une fragilité est percutée par un événement de la vie ;
Une phase de déni qui amorce la chute, jusqu’à l’expulsion et la rue ;
Puis une phase de rétablissement qui, dans son cas, passe par une prise en charge au MAS, des assistantes sociales, etc.
Je travaillais, en CDI, j’avais un bon salaire, sous-cheffe d’équipe en clinique, tout se passait bien et j’ai arrêté de payer mon loyer. La dette, je l’ai cumulée par dépression morale. […] On perd l’appétit, on perd le sommeil, on vit dans l’angoisse permanente : les sirènes des pompiers ou de la police qui raisonnent dans la nuit, on se dit que c’est l’heure de l’expulsion, c’est pour nous… […] On ne sort plus, on commence à avoir des symptômes physiques : pelades, démangeaisons, etc. ». La dette a alors des répercussions qui vont bien au-delà de la question financière. Elle coupe les personnes de nombreuses sociabilités ordinaires : « […] Je pense aussi aux sorties quand on est invité entre copains… En fait, on ne peut pas avoir une vie sociale parce que ça coute de l’argent. Même si on est invité chez quelqu’un pour manger faut apporter quelque chose alors on dépasse notre budget… soit on n’a plus de vie sociale […] Tu prends les gens du même rang que toi. – On se retrouve entre RSA, les gens qui font la queue à la CAF (rires). On se sent un peu mal à l’aise quand même - Solange
L’expérience partagée est ensuite celle de la gestion d’un budget de subsistance, lot de toutes les participantes qui ont témoigné. D’ailleurs, le problème est souvent moins celui du savoir gérer que du peu qu’il y a à gérer ! Certains revenus sont tellement minimes que l’équilibre se fait au prix d’efforts constants, difficiles à maintenir dans le temps, et que le moindre imprévu a des conséquences désastreuses. Ces savoirs personnels ont été collectivement échangés, parfois discutés mais toujours reconnus pour tels. Ils ont en commun de ne pas se situer hors sol mais, au contraire, d’être enracinés dans la pratique de personnes quotidiennement confrontées aux difficultés financières. Reconnaître la validité de ces savoirs d’usage, au même titre que les savoirs spécialisés, a eu pour effet de reconnaître les personnes elles-mêmes. Légitimer les savoirs, c’est légitimer leurs détenteurs.
Atténuer les asymétries dans l’accès à l’information et aux savoirs experts
Bien sûr, les savoir d’experts comptent également pour sécuriser les parcours des personnes et leur permettre d’élaborer des stratégies cohérentes avec leur volonté d’habiter. Un des constats qui a présidé à l’élaboration du format de l’expérimentation Antidette était que les locataires sont souvent démunis, faute de détenir une information technique suffisamment précise des situations de dette locative. Ils sont dans une relation asymétrique avec une nuée de professionnels, tels que leur bailleur, les fournisseurs d’énergie ou d’eau, etc., et avec lesquels ils ne sont pas toujours armés pour échanger favorablement. Le projet initial du MAS était donc de faire intervenir des experts pour outiller les participants aux ateliers, afin que ces derniers identifient des « stratégies pour sortir de la dette et soient davantage acteurs de leur parcours » [2]. Un banquier et un responsable de contentieux chez un bailleur social ont accepté de participer et d’expliquer leur métier et la complexité des situations.
Entrer dans le détail des connaissances qu’ils ont apportées serait trop long. Plus que le contenu, c’est le déroulé et le principe qui m’intéresse ici. Les participantes étaient dans une posture d’auditrice. Non pas dans le sens premier de « celle qui écoute », mais dans celui plus complexe de la personne qui enquête, cherchant à comprendre et demandant des comptes.
Est-ce que Monsieur Untel qui a un compte bien plus fourni que celui de Madame Untel qui a un salaire plus modeste… On a l’impression qu’on est moins privilégié […] La personne est endettée, on lui rajoute encore des dettes [les frais de procédure d’expulsion], donc elle croule encore plus sous les dettes, là on s’en sort pas ! - Warda
Ainsi, au-delà d’une meilleure information (distinctions sur la nature du créancier qui impactent la contrainte de remboursement, accès au crédit d’investissement défini comme une « dette saine », importance de l’anticipation dans les échanges avec les services contentieux, etc.), le bénéfice de ces interventions a été de rééquilibrer un rapport de force souvent défavorable. Les participantes ont pu légitimement poser des questions, faire valoir leur point de vue, voire interroger un système que, le reste du temps, elles subissaient. Dans la représentation de soi et de sa participation sociale, c’est une chose qui compte. Anticipation des situations, confiance en soi, déconstruction d’un rapport de domination me semble ainsi être des bénéfices importants, voire décisifs relativement à l’habiter.
Être utile à soi, être utile aux autres
Enfin, la production collective d’outils, à la fois appuyés sur les savoirs expérientiels et experts, a donné une nouvelle forme de légitimité aux participantes. Elles ont été capables de monter en généralité et, sortant de leur cas personnels, ont réfléchi à une plus vaste échelle sur la prévention de la dette. En cela, elles répondaient à la demande que le MAS leur avait initialement adressée. Dès le départ, il leur avait été présenté l’objectif de produire en commun des solutions à travers un film à destination d’un public plus large. Elles ont d’ailleurs été rémunérées pour leur contribution, en reconnaissance du temps, de l’investissement et de leur expertise d’usage.
Mais ce résultat est le fruit d’un processus : il ne suffit pas de mettre des personnes autour d’une table pour qu’elles desserrent ce qui entrave leur pouvoir d’agir. Le rôle de facilitation d’Anouck Patriarche a consisté en un effort de maïeutique, cet art d’accoucher les esprits de choses dont ils n’ont pas conscience. Ainsi témoigne une participante, « Je ne pensais pas que j’aurais des idées ». Et une autre renchérit : « J’ai appris sur moi que je suis capable de donner des solutions […] ». Travailler sur le guide a permis aux personnes de réaliser qu’elles disposaient de toutes les compétences nécessaires pour retrouver du pouvoir sur leur parcours de vie, les rassurant en particulier sur leur capacité à gérer un budget et à habiter un logement.
Prévenir plutôt que guérir, soutenir plutôt que punir
D’autres enseignements sont à tirer de l’expérimentation Antidette. L’un concerne la proximité entre les situations de violences faites aux femmes et l’endettement. Il a été rapidement mis à jour par les participantes confrontant leur parcours. Solange explique ainsi en conclusion : « On voit qu’il y avait un [même] problème de sortir du silence, de parler mais aussi le problème de la honte, de l’exclusion sociale. C’est quelques chose de très différent et similaire en même temps ». Peut-être est-il possible d’ajouter une similitude : ce sont deux limitations au pouvoir d’habiter. Les violences domestiques le mettent à mal en ce qu’elles transforment l’espace du refuge et de la protection qu’est le domicile en lieu d’exposition et d’inquiétude. Le danger vient du dedans. La dette réduit les possibles et empêche de se projeter, elle isole les personnes. Petit à petit, la dette grignote la confiance de celles et ceux qu’elle enferme et, lorsqu’une procédure d’expulsion est engagée, elle les place dans une situation de grande vulnérabilité. Mais ici, le danger est dehors.
Pour aller plus loin sur la question de l’empowerment/encapacitation :
Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, « L'empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, 2013/3 (n° 173)
Calvès, Anne-Emmanuèle. « « Empowerment » : généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, vol. 200, no. 4, 2009.
En 2010, les sociologues Cédric Polère et Catherine Foret tentait de dresser un premier constat des démarches menées en ce sens, avec le Défilé comme exemple concret de projet fédérateur par-delà des inégalités persistantes et des incompréhensions profondes.
À partir de l’évolution des questionnements des sciences humaines, réflexion sur les moyens de concilier inclusion sociale et transition écologique dans nos villes.
À l’occasion du 82ème congrès HLM de l’USH organisé à Lyon du 27 au 29 septembre 2022, panorama non exhaustif des enjeux liés à la notion de « pouvoir d’habiter ».