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Mieux connaitre les habitants des quartiers populaires

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Illustration représentant des silhouettes d'individus

Texte de Pierre GROSDEMOUGE

Au-delà des indicateurs quantitatifs habituels, que nous apprennent les enquêtes sociologiques récentes sur cette question ?

Dans le cadre des processus au long cours de rénovation urbaine, les bailleurs et les collectivités publiques ont de plus en plus besoin de réfléchir à leur mode de connaissance des populations vivant dans et autour des logements dont ils ont la charge. Il s’agit de mieux comprendre les habitants afin de développer des propositions pertinentes d’accompagnement et de dynamisation du tissu social.

L’objectif de ce texte est d’étoffer les outils de lecture des quartiers populaires au-delà des besoins institutionnels immédiats pour faire apparaître des dynamiques et des phénomènes peu pris en considération (l’économie informelle, la capacité d’initiative des habitants…).

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Date : 09/01/2018

Contexte de la réflexion

Dans le cadre des processus au long cours de rénovation urbaine, les bailleurs et les collectivités publiques ont de plus en plus besoin de réfléchir à leur mode de connaissance des populations vivant dans et autour des logements dont ils ont la charge. Il s’agit de mieux comprendre les habitants afin de développer des propositions pertinentes d’accompagnement et de dynamisation du tissu social.

Les indicateurs actuellement mobilisés sont perçus comme « classiques », peu « parlants », peu à même de rendre compte de l’épaisseur de la vie quotidienne vécue par les habitants. Plus généralement, l’approche de ces milieux populaires est biaisée par l’omniprésence de clichés et de stéréotypes réducteurs.

L’objectif de ce texte est de rendre compte des connaissances récentes acquises par des études urbaines et sociologiques offrant de nouvelles perspectives sur des sujets de préoccupation classiques (travail, délinquance…) et permettant également de prendre en compte les évolutions de la vie quotidienne contemporaine (transformation de la classe ouvrière en « classes populaires », tertiarisation et précarisation du marché de l’emploi, place nouvelle des questions religieuses, ethniques, de genre…). Plus largement, il s’agit d’étoffer les outils de lecture des quartiers populaires au-delà des besoins institutionnels immédiats pour faire apparaitre des dynamiques et des phénomènes peu pris en considération (l’économie informelle, la capacité d’initiative des habitants…).

Le développement de ces outils de lecture doit permettre d’améliorer l’efficacité et la pertinence de l’action publique sur ces territoires. Il vise également à améliorer la relation des institutions à la population, puisque la qualité des outils de connaissance participe au sentiment des habitants d'être compris, représentés, reconnus.  Au contraire, lorsque les grilles de lecture sont décalées des modes de vie effectifs, les actions menées risquent d'être perçues comme inutiles, peu pertinentes voire méprisantes. Penser l’action au plus près du vécu habitant est donc une manière d’améliorer la relation au territoire.

Renouveler les grilles de lecture est enfin une manière de dégager des possibilités d’innovation dans les modes d’intervention publics, en faisant apparaître de nouveaux besoins, de nouvelles ressources, de nouveaux axes thématiques.

 

Que peut-on reprocher aux indicateurs « classiques » des politiques de la ville ?

En dépit de leur qualité et de leur constante amélioration, les modes de connaissance disponibles pour les politiques de la ville peuvent, par certains aspects, être inadaptés aux besoins et aux contextes d’intervention micro-locaux.

Si l’on se base sur quelques productions emblématiques (Rapport Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, Observatoire National des Politiques de la Ville…), on peut remarquer que la connaissance des habitants est essentiellement produite sur la base des chiffres fournis par d’autres acteurs institutionnels (INSEE, CAF, services de police…). Cette connaissance est donc fortement liée aux enjeux de politiques spécifiques (sécurité, politiques sociales, emploi…). Elle est sectorisée et répond à des questionnements qui ne sont pas nécessairement ceux des populations ni du bailleur. Ces données produites par d’autres répondent à des besoins particuliers (les données de la CAF enregistrent les attributions d’aide sociale, les données de la police enregistrent un taux d’interventions, etc.).

Ces données sont souvent inscrites dans une logique d’intervention publique curative. Elles cherchent donc généralement à cerner les manques, les besoins (pauvreté, insécurité, précarité…), plus rarement les ressources ou les dynamiques vertueuses.

Les données existantes sont souvent des données nationales ou des moyennes, elles n’offrent généralement pas de précision à l’échelle d’un quartier et ont donc une utilité limitée pour guider l’action micro-locale.

Enfin, la plupart des données sont des données quantitatives chiffrées (niveau, taux…). Elles sont rarement issues de méthodes d’enquête « qualitatives » (entretiens, observation in situ…). Si ce format d’enquête est utile au pilotage de l’action publique (tableau de bord), il contribue au sentiment d’abstraction et d’éloignement du vécu local.

À contrario, l’enjeu du présent document sera donc de proposer des pistes de réflexion pour l’élaboration de modes de connaissance : produits par des acteurs dégagés des enjeux immédiats des politiques publiques (travaux universitaires), permettant de rendre compte de réalités et de logiques sociales locales voir hyper-locales, reposant largement sur des méthodes qualitatives (campagnes d’entretiens, observation participante…) et rendus sous forme de textes (témoignages, extraits d’entretiens, réflexions…). 

 

 

Exemples d'outils descriptifs "classiques" en politique de la ville

  

Rapport ONZUS 2014 :

Type de données utilisées : sources fichiers des allocataires Caf et les données des assurés du régime général de l’Assurance maladie

 

Indicateurs observés : Revenus et pauvreté, aides sociales, activité, emploi, chômage, contrats ai- dés, démographie d’entreprises en ZFU, établissements & réussite scolaires, santé, sentiment d’insécurité,délinquance constatée.
(zooms statistiques sur l’effet protecteur du diplôme, les équipements sportifs).

 

 

 

 

 

Rapport ONPV 2016 :

Type de données utilisées : Enquêtes INSEE, CAF, fiscalité
Indicateurs observés :

  • Activité : (sous emploi, halo d’activité autour du chômage, profession et secteurs d’activité, contrats aidés), démographie d’entreprises en ZFU
  • Établissements & réussite scolaires, santé, offre de soin, recours aux soins, sentiment d’insécurité, délinquance constatée, pratiques sportives, Mobilité dans le parc social, mixité sociale

Évaluation de dispositifs spécifiques : Par exemple « Cordées de la réussite »,...

Typologie des quartiers prioritaires selon :

  • le cadre de vie (centres historiques, grandes banlieue)
  • la cohésion sociale (mixité, ségrégation, précarité)
  • l’emploi (en dynamique ou décrochage) 

 

Exemple de travail de typification des quartiers ONPV 2016 : typologie des quartiers de l'agglomération lyonnaise

 

Exemples d'enquêtes : un éventail de thématiques et de méthodologies

 

1. Le « community organizing » : comprendre les réseaux du quartier et construire l’action collective

Le community organizing est à la fois une méthode d’enquête et une méthode d’action. Cette doctrine est importée du monde anglo-saxon et son principal fondateur est le sociologue Saul Alinsky. Son objectif était d’améliorer la vie dans les quartiers populaires en encourageant la mobilisation de communautés d’habitants. Cette mobilisation est encouragée, construite par un « animateur « ou « social organizer », bénévole ou professionnel, dont l’intervention consiste d’abord à observer la vie des habitants, puis à les aider à se fédérer autour d’objectifs partagés, afin d’obtenir collectivement les améliorations souhaitées. L’organizer se livre pour cela à un travail méthodique et intensif de porte à porte, de réunions d’appartement, d’appels téléphoniques et d’entretiens en tête à tête (one-on-ones) visant à cerner les sources d’indignations et les intérêts de futurs militants.

« Notre travail est de sauver une communauté, de restructurer un quartier qui part à vau-l’eau, de le faire en impliquant les habitants dans des manifestations où leurs intérêts sont engagés et en permettant à des leaders locaux d’émerger. Nous devons faire en sorte que notre peuple, ici, prenne ou reprenne son pouvoir. Vivre dans le quartier aura alors du sens . » [S. ALinsky, Rules for Radicals (1971), Random House, traduit en Manuel de l'animateur social (Points Politique 1976) puis en Pour une action directe non violente (Points Seuil, 1980)]

Cette organisation de communauté implique donc d’abord un travail d’observation, d’enquête locale, permettant de repérer dans un quartier donné les groupes et réseaux existants, et surtout les « leaders » susceptibles de fédérer autour d’eux une action collective. Il peut s’agir de responsables associatifs, mais plus souvent de personnes charismatiques, dont la parole est reconnue et écoutée. L’observation consiste aussi pour les « organizers » à repérer les problèmes existants, à répertorier les questions que se posent les habitants pour pouvoir élaborer sur cette base une interpellation des pouvoirs publics ou privés. Les « organizers » viennent donc de l’extérieur, s’implanter au sein des quartiers dans lesquels ils souhaitent intervenir, dans une démarche d’immersion au long cours permettant de développer une connaissance des forces en présence et des possibilités d’action. C’est ensuite par un travail de rencontres et de discussions qu’ils amènent de nouvelles personnes à se rapprocher de cette communauté et à prendre confiance dans leur capacité d’agir. La mise en place de formations régulières, associant développement personnel et maîtrise des outils médiatiques, permet, dans les termes d’Alinsky, de « communiquer les moyens et les tactiques qui donneront aux gens le sentiment qu'ils détiennent les instruments du pouvoir, et qu'ils peuvent désormais faire quelque chose.» [S. ALinsky, Rules for Radicals (1971), Random House, traduit en Manuel de l'animateur social (Points Politique 1976) puis en Pour une action directe non violente (Points Seuil, 1980)]

C’est le deuxième volet du community organizing : mettre en place une « stratégie conflictuelle », qui consiste à fédérer les habitants autour de combats pour leurs intérêts communs. Le conflit est vu comme un moyen d’intégration sociale et un vecteur de renforcement de l’engagement citoyen. Cette dimension conflictuelle du community organizing ne doit pas être minimisée : c’est parce que des questions dérangeantes sont soulevées (pour les pouvoirs publics, les autorités locales, les bailleurs…) que les habitants retrouvent le chemin de l’engagement, et parce que des victoires sont remportées (par des actions non-violentes, ludiques et efficaces) que leur investissement s’amplifie. [Des outils similaires sont présentés dans cet autre ouvrage fondateur qu’est « La pédagogie des opprimés » du brésilien Paolo Freire. Les méthodes « d’éducation active » qu’il développe doivent permettre aux défavorisés du milieu rural brésilien d’acquérir, grâce au travail d’éducateurs, une « conscience critique » de leur situation, et « les instruments qui leur permettront de faire des choix » afin de la transformer. Paulo FREIRE : La pédagogie des opprimés, Alençon, FM petite collection Maspero, 1974].
Les actions de community organizing sont donc des pratiques dites « communautaires » de mobilisation citoyenne, construisant un rapport de force autour d’enjeux locaux, et permettant d’imposer aux institutions les problématiques, l’expertise et les choix d’individus et de communautés minoritaires dans le débat public.

 

Pratiques de Community Organizing en France

Peu de travaux existent en France autour de démarches concrètes de community organizing, mais le sociologue Thomas Kirszbaum a réalisé en 2014 un rapport pour l’Association des Missions d'Aménagement de Développement Economique, Urbain et Social (AMADEUS), intitulé « Valoriser les ressources des quartiers », recensant un certain nombre d’expériences françaises. [Thomas Kirszbaum. Valoriser les ressources des quartiers. Rapport de recherche, Réseau Amadeus (Association des Missions d'Aménagement de Développement Economique, Urbain et Social) 2014].  

Certaines visent à « donner une voix aux habitants sur la scène publique », à l’image d’Habitat-Associations solidaires et unies pour la réhabilitation d’Empalot (Hasure). Le collectif a mis en place dès les années 90 une forme originale de conseil de quartier, composé de quatre collèges représentant les habitants, les associations, les commerçants, les pouvoirs publics. L’objectif était que la parole des habitants ne soit plus étouffée par celle des institutions, puis de permettre de construire la demande sociale du quartier et de la porter de façon cohérente et homogène. La présence systématique des élus locaux, et l’obligation qui leur était faite d’accepter de motiver leurs choix politiques, ont favorisé une forte participation des habitants au dispositif.

D’autres initiatives visent à permettre à certains habitants de devenir des ressources pour d’autres habitants. C’est le cas de l’association Vivre Ensemble à Maroc-Tanger (VEMT [Rapport Amadeus, p. 63 et sq]) à Paris 19e. Face aux dégradations et incivilités, le bailleur a fait appel à l’association Sœur Emmanuelle (Asmae). Un « organisateur » s’est installé sur place avec la conviction que derrière les apparences d’une situation anomique il existe forcément des réseaux non institués sur lesquels prendre appui pour engager une dynamique positive. Il a repéré rapidement l’influence des femmes maliennes dans la vie du quartier, ainsi que d’une gardienne d’immeuble respectée. Il les a aidé à identifier et structurer leurs besoins, notamment autour du soutien scolaire, et a obtenir un lieu dédié à l’accompagnement des enfants. Forte de ce succès, l’association a cherché à mobiliser davantage les habitants obtenant la mise en place d’un espace de jardinage en pied d’immeubles. Ce groupe très actif aurait pu se diviser autour de problématiques religieuses (faut-il enseigner l’islam aux enfants dans le cadre de l’association ?) L’organizer a alors proposé la venue d’un ethno-psychiatre, permettant la libération de la parole sur les questions religieuses, la compréhension mutuelle et le dépassement de ce conflit. 

Certaines expériences, enfin, visent à faire émerger une dynamique collective à l’échelle micro-locale. Dans les quelques rues d’habitat très dégradé du quartier de Saint Mauront, dans le 3ème arrondissement de Marseille, le GIP politique de la ville a sollicité une association marseillaise, le Bureau des Compétences et des Désirs (BDC) afin d’aider les habitants à faire valoir leurs intérêts communs dans le processus de revalorisation du quartier engagé au travers d’une convention ANRU. Afin d’élargir la participation au-delà des quelques habitants « institués », le BDC a multiplié les stratégies de rencontre (affichage, boite aux lettres, appels téléphoniques). Aux côtés des propriétaires-occupants d’origine européenne, des femmes comoriennes et maghrébines ont pu prendre la parole au sein de réunions mensuelles de diagnostic participatif. De premières actions concrètes sont venues renforcer le sentiment d’utilité de la démarche auprès de ses participants (amélioration de la gestion des friches, traitement des décharges sauvages…).

 

 

 

2. Comprendre en profondeur les relations des habitants à leur loge-ment, au quartier, aux espaces publics :

Certains travaux sociologiques visent à comprendre la manière dont l’habitat, le quartier, le voisinage, les espaces publics font sens pour leurs habitants. Il s’agit de prendre en compte non pas seulement des critères objectifs de classification des habitants, mais ce que leur logement, leur environnement, représentent pour eux, les valeurs qu’ils leur attribuent.
L’enquête de B. Allen [« Modes d’habiter, spatialisation des relations sociales et enjeux identitaires » dans des quartiers d’habitat social, B. Allen, 2004] fait référence en matière de compréhension des relations à l’habitat. Elle a mené une série d’investigations au sein de différents habitats sociaux (Dammarie-les-Lys, Tarterêts, Montereau), visant à décrire les manières dont chacun articule les différentes dimensions de son logement (comment remplit-il ses fonctions de protection, de lieu ressource, de base de projection dans le temps, de vecteur d’inscription dans l’histoire du quartier, de base de relations aux autres (famille, voisins, espace public, société). L’enquête cherche aussi à décrire comment sont perçus le quartier et ses transformations (aménités, relations avec le voisinage, identification plus ou moins forte, évolutions souhaitées, désir de partir ou de rester…).

Le travail par entretiens très qualitatifs permet de dégager de nombreuses nuances dans les modes d’investissement du logement et du quartier.

Ces modes d’engagement peuvent être regroupés en quatre grandes familles :

  • L’attachement au quartier, qui est un « chez soi » : Il est important d’habiter ici et non ailleurs, les relations avec le voisinage sont riches et positives, le quartier n’est pas présenté comme opposé au reste de la ville. Cet attachement peut être fragilisé par la réputation du quartier, ou par la présence de certains groupes sociaux, ou encore par certaines évolutions de l’aménagement.
  • Le rejet : dans ce mode d’investissement, les habitants refusent et dénigrent le quartier dans lequel ils vivent. Ce peut être pour des raisons précises et circonstanciées (saleté, présence de groupes sociaux particuliers…) mais aussi parfois de façon aveugle et massive. Ces habitants doivent alors négocier au quotidien avec la tension de vivre dans un environnement qu’ils rejettent. À l’extrême, ce rejet peut prendre la forme d’une absence totale du quartier pour ceux qui décident de vivre ailleurs tout en y conservant leur logement. 
  • le repli : dans ce mode, les habitants sur-investissent leur logement, mais se retirent des principales formes de sociabilité du quartier, y compris parfois des relations familiales. Ils « effacent » le voisinage et l’environnement pour se consacrer à leur vie privée. Ce repli peut être choisi et heureux, mais il peut aussi être une fuite douloureuse. 
  • L’attachement impossible : ici, les habitants ne sont attachés ni au quartier ni a leur logement. Leurs relations sociales se construisent ailleurs ou parfois pas du tout pour les plus isolés. Logement et quartier ne font pas sens. On y a peu de points de repères. Ces habitants pourraient tout aussi bien habiter ailleurs et considèrent avant tout les aspects fonctionnels du quartier (proximité des centres commerciaux…). 

L’intérêt de l’enquête est donc de donner forme au vécu de l’habitat et du quartier, au-delà des données objectives (sur la dimension des logements, le nombre d’espaces verts…). L’effort du chercheur consiste à donner consistance aux « impressions », aux sensations que procure l’habitat à partir des discours des personnes interrogées.

 

 

Dynamiques sociales : Comprendre les enjeux particuliers qui traversent et animent chaque quartier 

Autre exemple d’enquête compréhensive sur les relations à l’habitat, le « baromètre des quartiers », dispositif d’observation des « dynamiques de la cohésion sociale » de l’Agence d’Urbanisme de la Région Grenobloise [Baromètre des quartiers de l’agglomération grenobloise : Le quartier La Luire, AURG; UPMF,2012. 66 p.]

Il s’agit en se basant sur les récits et le vécu des habitants, de saisir les spécificités des dynamiques sociales spécifiques à chaque quartier de l’agglomération. En analysant les valeurs mises en avant par les habitants, les conflits entre groupes sociaux, les problèmes considérés comme importants, l’enquête fait apparaître des groupes et des sous-groupes d’habitants partageant une même perception du quartier. Elle montre ce qui anime les relations entre habitants, ce autour de quoi se construisent aussi les tensions. Cette enquête fait apparaitre les valeurs communes, les dynamiques, les centres d’intérêt spécifiques à chaque quartier au sein d’une même entité urbaine, loin des généralités sur « les quartiers populaires » pris comme un ensemble homogène sur l’ensemble du territoire national ou métropolitain.

Ainsi par exemple, un quartier comme celui de La Luire va voir sa population se structurer autour de la question de l’ancienneté de la présence dans le quartier. Pour les habitants anciens, leur histoire se confond avec celle du quartier, ils y ont de nombreuses attaches familiales et amicales, s’y sentent en sécurité, mettent l’accent sur la solidarité qui y règne et sont dans une volonté d’intégration des nouveaux venus. Mais un autre groupe est constitué par de nouveaux habitants, souvent à faibles revenus, qui se sentent peu intégrés. Ils expriment un sentiment d’isolement et d’incompréhension des habitudes et des règles de vie mises en place par les anciens. Ils peinent à s’approprier l’histoire du quartier et à le raconter, et développent une nostalgie de leur ancien lieu d’habitation. Un sous-groupe est constitué des anciens qui cherchent à quitter le quartier. Ils sont dans une perspective d’ascension sociale, considèrent que le quartier « n’est plus ce qu’il était » et voient les nouveaux venus comme une menace pour leur sécurité et comme un facteur de paupérisation du quartier. 

À titre de comparaison, les dynamiques sociales d’un autre quartier (Les Ruires) se structurent cette fois autour des modes de gestion des incivilités : Pour un groupe d’habitant (les « vigilants actifs »), c’est la qualité de vie et la propreté du quartier qui constituent des valeurs fondamentales. Ils sont attachés à ses aménités, à sa proximité avec la nature, et sont très pro-actifs quant au respect des règles et normes de vie, n’hésitent pas à engager la discussion avec les « jeunes » qui ne les respecteraient pas, ni à solliciter les pouvoirs publics. Un autre groupe d’habitant est au contraire dans le « laisser faire » : ils tendent à minimiser la gravité des actes de dégradation ou de délinquance, se sentent moins affectivement engagés dans le quartier et s’y sentent moins en sécurité. Enfin un sous-groupe est constitué d’anciens habitants qui ont le sentiment d’avoir essayé mais ont baissé les bras. Ils ont le sentiment de ne plus avoir prise sur leur environnement, et ils voient comme une perte de maitrise supplémentaire les projets de rénovation et d’extension du quartier.

 

 

 

3. Les études de « l’économie informelle »

Définitions et enjeux :

Les notions d’« économie informelle » ou de « secteur informel » apparaissant dans les années 1970 dans les analyses des organismes internationaux (BIT, OCDE [ILO, Employment, Incomes and Equality. A Strategy for Increa- sing Productive Employment in Kenya, Genève, ILO, 1972]). Il s’agit de se donner les moyens de décrire des larges pans du marché du travail des pays les plus pauvres : vendeurs de rue, artisanat au sein du cadre familial, petit élevage, trafics… Dans ces pays où le droit du travail est encore balbutiant, une large part de l’activité échappe à tout enregistrement administratif.

Ces notions sont progressivement consolidées et servent depuis les années 1990 à décrire également une part de l’activité des pays de l’OCDE. Bien que le marché du travail se soit organisé et structuré progressivement au cours des 18e, 19e et 20e siècles (contrats de travail, sécurité sociale, régulation des salaires…), un certain nombre d’activités demeurent difficilement repérables et mesurables. La précarisation des marchés du travail dans un contexte de globalisation et de libéralisation économique va favoriser le développement d’une attention plus soutenue aux dynamiques du secteur informel.

Le repérage de ces activités constitue un enjeu important pour les organismes internationaux comme pour les États, puisqu’elles peuvent représenter une part non négligeable des PIB nationaux. En France, selon les types d’activité retenues et les méthodes de calcul des différents auteurs, cette économie pourrait représenter plusieurs points de PIB (de 4% selon l’INSEE à 12% selon l’économiste F. Schneider). Pour des pays comme le Pérou et la Colombie, elle représente 40 à 50% du PIB. Or c’est sur la base du PIB que se construit la mesure de la croissance, que se calcule la contribution que chaque État verse aux institutions supra nationales, ou la part qu’elles distribuent. De même, les revenus de ces activités échappent, par principe, à la fiscalité nationale et font défaut aux comptes des collectivités nationales. Enfin pour les simples citoyens, la prégnance de l’économie informelle est synonyme de faiblesse de la protection sociale, puisque les droits sociaux liés au travail (retraites, horaires, chômage, accidents…) sont constitutifs de la formalisation du marché. 

 

Périmètre  :

La notion d’économie informelle recouvre des pratiques extrêmement diverses, de l’échange de services entre particuliers aux plus organisées des activités mafieuses internationales. Si on s’accorde depuis la fin des années 1980 pour définir, de manière générale, le secteur informel comme l’ensemble des activités génératrices de revenus exercées en dehors des règles institutionnelles ou du cadre des réglementations de l’État, plusieurs définitions et typologies sont proposées.

Ainsi, les travaux de Jean-Paul Gourévitch [L'Économie informelle, Le pré aux clercs, 2002] offre une classification simple qui montre l’étendue de la question.
Il distingue :

  • une économie informelle « noire », pleinement illégale (l’économie de la délinquance, des trafics, des formes de commerces interdites…),
  • l’économie informelle « grise » qui joue avec les frontières de la légalité (corruption, fraude, piratage, falsification de documents…), 
  • et enfin l’économie informelle « rose », faite d’activités légales mais alternatives (économie solidaire, sociale, alternative, économie non marchande).

 

Économie « informelle » et quartiers populaires :

Prendre en compte l’économie informelle dans l’observation des quartiers populaires, c’est faire apparaître plusieurs aspects de la vie quotidienne de leurs habitants : les activités des ménages « pour compte propre », les systèmes d’échanges non marchands, les activités illégales. C’est également faire apparaitre les fonctions individuelles et collectives de cette activité informelle.

L’économie informelle a bien sûr une fonction économique, puisqu’elle procure des revenus de compensation à des populations qui sont cantonnées au chômage ou à des emplois à faible revenus ou rencontrent des difficultés d’accès à l’emploi, notamment en période de crise.

Mais elle a également une fonction d’intégration sociale locale, (1) en permettant un minimum d’accès à la consommation, mais aussi (2) par les systèmes de troc, d’échanges non marchands qu’elle génère. (3) Peu légitimes, parfois franchement illégaux, les échanges de l’économie informelle se développent au sein de communautés fondées sur des liens forts de confiance et tendent à renforcer ces liens. Il faut « produire la confiance » (pour s’assurer du paiement, de la non dénonciation…) pour que l’activité se développe.

L’économie informelle peut également être une passerelle pour l’intégration dans l’économie formelle. Cela passe par l’acquisition de compétences transférables à un cadre professionnel : certaines activités informelles peuvent correspondre à des activités de l’économie formelle (la réparation automobile par exemple) et donc fournir des savoirs-faire directement transférables. D’autres activités peuvent développer des compétences plus génériques (gestion, organisation, prévoyance, sens de l’initiative…) voire des capacités spécifiques à un cadre informel (créativité, débrouillardise, adaptabilité…) qui deviennent aujourd’hui un atout sur un marché de l’emploi qui valorise de plus en plus l’autonomie, la capacité d’adaptation, l’inventivité. Ce rôle de l’économie informelle dans l’acquisition de compétences est reconnu notamment par les acteurs de la microfinance, qui considèrent très largement que le fait d’avoir une activité « au noir » ou non marchande est un signal positif de volonté et de capacité d’insertion . Ce secteur est aussi reconnu comme un potentiel « incubateur » pour le développement de micro-, petites et moyennes entreprises.

Enfin la plupart des études sociologiques mettent en avant l’importance des fonctions identitaires de l’économie informelle, et notamment de différentes formes de restauration de l’estime de soi :

  • Retrouver l’estime de soi en réponse aux positions subalternes occupées dans le cadre du travail salarié. Retrouver des capacités d’autonomie, d’initiative, une sensation de liberté, de capacité à prendre ses propres décisions
  • Retrouver des capacités d’expression individuelle inhibées par la tendance à la mécanisation, la bureaucratisation et à la standardisation du travail
  • Retrouver des formes « d’expériences situées » et « signifiantes » : sensation de son corps, contact concret avec la matière, avec la terre (jardinage)…
  • Retrouver l’estime de soi lorsqu’on subit les représentations disqualifiantes liées au fait de se retrouver à l’écart du marché du travail (fainéantise, assistanat, inutilité sociale…) 
  • Retrouver des possibilités d’exprimer des traits de personnalité masculins (de jouer un rôle masculin selon des standards traditionnels), dans un contexte de tertiarisation du marché de l’emploi qui valorise davantage la discrétion, la politesse, la docilité que la force brute, le courage ou la résistance par exemple.

 

Enquêtes sur l’économie informelle

F. Weber, le travail d’à coté [F. Weber, Le Travail à côté, étude d'ethnographie ouvrière. Paris : INRA, EHESS, 1989]

Les travaux de Florence Weber sur le « travail d’à côté » des ouvriers d’une petite ville industrielle décrivent les formes et les enjeux d’activités telles que jardinage, bricolage, auto-consommation, pour les milieux populaires. Au-delà de l’indéniable intérêt économique que représente la possibilité de se procurer à moindre coût des produits (légumes…) ou des services (réparations…), elle insiste sur l’apport identitaire de ces activités. Le travail d’à côté est à considérer dans son contraste avec le « vrai » travail, souvent vécu comme pénible, enfermant dans une position de subalterne, humiliant, ne laissant pas de choix. Au contraire, le travail d’à-coté constitue une activité volontaire et autonome par laquelle les ouvriers restaurent l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et retrouvent un sentiment d’indépendance. C’est par le travail d’à côté que peut se construire une réputation, que peuvent se créer des liens sociaux via une série « d’échanges différés » très codifiés (cadeaux, rendus sous formes d’invitations ou de services, etc.).
La fonction la plus intéressantes de ce travail d’à côté est, pour les ouvriers, de créer une coupure nette avec le monde de l’usine et de permettre le déploiement d’une autre scène sociale, où les rôles de chacun peuvent être profondément différents. L’importance de cette fonction d’affranchissement du monde du travail ordinaire se mesure au fait que les ouvriers refusent souvent de faire à l’usine des heures supplémentaires - qui leur apporteraient pourtant davantage de revenus-, pour se consacrer à ces tâches libres a forte rentabilité sociale et individuelle.

P. Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York [Bourgois (Philippe). - En quête de respect. Le crack à New York. Paris, Le Seuil (Liber), 2001, 461 p., Trad. Lou Aubert]

Les travaux de P. Bourgois portent sur une économie informelle « noire » : le trafic de crack dans le quartier d’El Barrio à New York. L’anthropologue est parvenu à nouer une véritable relation avec une trentaine de dealers portoricains de l'un des quartiers les plus dangereux de New York.
Bien que l’activité soit différente et se situe de l’autre côté de la barrière, certaines logiques sociales qu’il décrit sont pourtant proches de celles de l’économie informelle « rose » : Le trafic offre une compensation symbolique importante à la population masculine portoricaine qui vit la désindustrialisation et l’obligation de travailler dans le secteur des services comme une crise culturelle et identitaire profonde. « Le rêve macho-prolétarien de faire ses huit heures plus les heures supplémentaires tout au long de leur vie d’adulte dans un atelier syndiqué a été remplacé par le cauchemar d’un travail de bureau subalterne, mal payé et très féminisé. (…) Obéir aux normes de la culture de couloir de bureaux est en contradiction directe avec les définitions — dans la culture de la rue — de la dignité personnelle, en particulier pour les hommes, qui sont socialisés dans le refus des situations publiques de subordination. »

Les pratiques de trafic sont ainsi vécues comme un moyen de restaurer une dignité et une virilité menacées. À la différence des pratiques inoffensives de l’économie informelle « rose », la violence est cependant omniprésente dans cette économie et constitue même un capital d’une valeur inestimable. C’est par elle que les dealers cherchent à dissuader leurs homologues de toute attaque sur leurs intérêts, et qu’ils imposent respect et autorité.

Bourgois souligne également l’importance de méthodes de gestion et d’organisation complexes, les trafics se composant d’une grande diversité de postes de travail dont ceux de guetteur, de livreur… Cette culture gestionnaire complète le capital violent pour assurer la survie du réseau.

Études sur les entrepreneurs du secteur informel

La notion d’entrepreneur, sa place dans les débats théoriques relatifs au secteur informel ont longtemps été, sinon inexistants, du moins marginaux. Mais à partir des années 1980, dans les approches néolibérales, le secteur informel est considéré comme le modèle de la société flexible : dans l’impossibilité de se déployer dans le secteur moderne, du fait de multiples entraves issues d’États omniprésents, l’« esprit universel d’entreprise » se déploie à la marge. C’est le coût de la légalité (impôts, taxes, démarches administratives, délais, etc.) qui découragerait l’esprit d’initiative et inciterait les entrepreneurs à entrer dans l’informalité. Cette approche va connaître un grand succès, notamment auprès des institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI) dans le cadre des programmes d’ajustement structurel mis en œuvre dans les PED, valorisant le secteur privé et la libéralisation des économies. (J.-P. Berrou [« Entrepreneurs du secteur informel », in Pierre-Marie Chauvin et al., Dictionnaire sociologique de l’entrepreneuriat, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Références », 2014, p. 227-243]).

Si on laisse de côté la délinquance « en col blanc » et l’informalisation opportuniste (fraude fiscale…) pour se concentrer sur l’économie informelle de subsistance, on observe :

  • Qu’elle permet d’entreprendre sans posséder de capitaux, et constitue donc une porte d’entrée dans l’activité indépendante pour les plus défavorisés.
  • Qu’elle peut présenter des exigences et fournir des formations identiques ou proches de l’économie formelle : gérer une affaire, tenir une comptabilité, recruter, évaluer un marché et s’y positionner… et constitue donc un apport de compétences tangible. 
  • Aux États-Unis, des expériences de conversion des compétences acquises sur les marchés informels vers des compétences entrepreneuriat formel sont expérimentées avec des personnes détenues pour trafic de stupéfiants [ Bureau, S. & Fendt, J. (2010) "L’entrepreneuriat au sein de l’économie informelle des pays développés : une réalité oubliée ?", Association International de Management Stratégique, AIMS, Luxembourg].

Dans une étude sur le « Bizness » [Le Bizness, Une économie souterraine. Tafferant, 2007, Paris, PUF, Le Monde] des jeunes adultes engagés dans des activités de recel et de vente à la sauvette de produits non stupéfiants (à Mantes La Jolie), N. Tafferant montre qu’au-delà de l’apport économique, ces trafics sont vécus comme une manière de « créer son activité ».

Pour les jeunes « en rupture », le recel est une manière de mettre à distance les lieux de l’encadrement de la jeunesse (éducateurs, parents) pour s’approcher de la figure de l’adulte : ils s’inscrivent dans des activités et des postures qui leur permettent d’acquérir et de mettre en scène autonomie et virilité.

Pour les « étudiants biznessmen », plus âgés, le bizness permet de mettre à profit un double cursus : une familiarité avec le quartier et ses trafics d’une part, une culture scolaire et commerciale acquise à l’université d’autre part. Ils se vivent moins comme des receleurs que des « hommes d’affaires » en devenir, mettant à distance la figure du petit voyou pour viser celle du « riche patron ». Ils espèrent passer du bizness au business légal, et voient le recel comme une simple étape donnant le temps d’accumuler capital scolaire et financier.

Enfin les receleurs plus âgés et sans capital scolaire sont essentiellement dans une économie de subsistance, écoulant leurs marchandises dans le quartier jouant sur leur connaissance des lieux et des gens.

Tous ces biznessmen sont moralement tiraillés entre pratique de leur activité et respect de la morale et de la loi (des parents ou éducateurs, du cadre universitaire, du cadre amical) et mettent en place des stratégies pour résoudre ces conflits de loyauté (manière différenciée de dépenser l’argent en fonction de sa source légale/illégale, discours sur les produits purs/impurs (stupéfiants par exemple)…)

 

 

 

4. L’observation des pratiques transnationales des populations

Les quartiers populaires concentrent les populations issues de différentes vagues d’immigration, et la question du rapport à l'État, au pays France s’y pose de façon particulière. Les habitants se trouvent de fait en lien avec plusieurs nations : leur pays d’accueil, leur pays d’origine, les pays qu’ils ont pu traverser, les pays avec lesquels ils commercent… Plusieurs enquêtes analysent les pratiques transnationales de ces personnes qui, bien que vivant en France et, pour certaines, françaises, continuent à agir sur différents territoires.

L’enquête INSEE « Conditions de vie » consacre un volet à ces pratiques transnationales : il peut s’agir d’un séjour dans le pays d’origine, soit exceptionnel, soit régulier pour des vacances soit de longue durée (1 an). Il peut également s’agir de contacts épistolaires, téléphoniques ou électroniques avec des personnes du pays, de la consultation de médias du pays d’origine, de transfert financiers, d’investissements économiques, ou encore, du projet (le plus souvent abstrait) de retourner vivre dans ce pays.

E. Santelli évoque également des pratiques telles que le « confiage » d'un enfant à un membre de sa parentèle dans le pays d'origine durant au moins un an, ou les démarches de rencontre d'un conjoint dans le pays d'origine des parents.[Santelli E., 2016, « Chapitre VI. Citoyenneté, identité, religion », in Sociologie des descendants d’immigrés, Paris, La Découverte, coll. « Repères », n°670, 128 p].

Elle précise que de telles pratiques ne sont pas exclusives du lien avec le pays d’installation, mais l’influencent. Elles doivent nous amener à abandonner le paradigme d’une assimilation absolue des immigrés au pays d’accueil pour considérer ce mode de vie au croisement de plusieurs territoires. 

Les circuits commerciaux de la vente à la sauvette : une mondialisation par le bas

Le sociologue A. Tarrius [La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l'économie souterraine. Paris: Balland 2002] s’est intéressé aux pratiques commerciales de milieux très populaires (la place Belzunce à Marseille). En cherchant l’origine des marchandises échangées à la sauvette (pièces de voitures, épices, contrefaçons…) il a mis à jour l’ampleur de circuits commerciaux transnationaux et leurs dimensions sociales : les vendeurs sont avant tout des « circulants », des nomades parcourant sans cesse un vaste territoire recouvrant divers États (sud de la France, pays de l’Est, Afrique du Nord, moyen orient…) pour s’approvisionner et acheminer les marchandises. Ce réseau souterrain très organisé est vecteur d’une importante cohésion sociale, il a son propre système d’offres d’emplois, de notaires informels garants des contrats…) et de réussite économique. Les vendeurs de la place Belzunce parlent plusieurs langues, connaissent les routes et les réglementations de plusieurs pays, et sont en réalité aux avant-postes d’une forme de « mondialisation par le bas ». Cette circulation transnationale permanente induit une déconnexion du lien à l'État : « Le tête-à-tête individu/État ne fait pas sens pour ces circulants, plus européens que leurs voisins euro-nationaux ».

 

 

 

 

 

Les migrants connectés : les projets de recherche e-diapsora explorent l’impact des liens électroniques transnationaux

Autre signe de l’importance de cette dimension transnationale, les échanges électroniques de plus en plus nombreux font que les migrants d’aujourd’hui sont moins des « déracinés » que des « connectés ». Le projet de recherche « E-diapsora Atlas » a permis de nombreuses études de cas, documentant les visages de ces « migrants connectés ».

C’est par exemple le cas de l’étude de S. Marchandise, analysant les échanges Facebook des étudiants marocains : en étudiant les réseaux relationnels en ligne des étudiants immigrés, c’est toute la profondeur d’une trajectoire migratoire qui se fait jour. Ces liens forment une archive des étapes de la mobilité, de la construction des relations. Ils permettent de voir le lien actuel, contemporain, maintenu avec des périodes de l’existence et des aires géographiques différentes. [« Le facebook des étudiants marocains » (Sabrina Marchandise, 2014) - Étude réalisée dans le cadre du protocole « E-Diasporas Atlas » (Dana Diminescu)].

Le web est un outil facilitant le maintien de ces différents ancrages (le passé au Maroc, le présent en France, les projets ailleurs). Il permet aussi de conserver des « liens faibles », qui restent des ressources facilement mobilisables.

« Au final, c’est vraiment une toile qui se tisse entre nous tous. Facebook c’est une ouverture vers le monde et en même temps ça me rattache au Maroc ».

Dans une même logique, l’étude de l’impact des TIC sur le mode de vie des réunionnais vivant en métropole montre que la possibilité de communiquer avec ceux restés « au pays » a profondément changé les représentations de l’émigration pour la population réunionnaise. Le départ en métropole a longtemps été vécu par les îliens comme un exil, un déracinement douloureux. Partir en métropole revenait a tout perdre, d’autant que ces départs ont été souvent « forcés » par l'État français. Progressivement, l’apparition du web puis des réseaux sociaux a permis d’inverser cette tendance, en permettant aux réunionnais implantés en métropole de garder le contact avec leurs proches ultramarins, mais aussi entre eux, échangeant conseils, adresses et bonnes pratiques pour construire collectivement une véritable culture de la migration réunionnaise. [Michel Watin et Eliane Wolff, « S’affranchir des distances : le web de la « diaspora » réunionnaise », Netcom [En ligne], 28-3/4 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://netcom.revues.org/1790 ; DOI : 10.4000/netcom.1790].

Sites web spécifiques et réseaux sociaux sont également devenus une manière d’afficher leur nouvelle vie en métropole comme une forme de réussite sociale, notamment pour les migrants les plus aisés. De jeunes diplômés, « fiers de leurs racines et conscients de leur valeur », « qui ont fait le choix de la migration », souhaitent témoigner, malgré des difficultés certaines, « d’une migration positivée, porteuse d’espoir et de promotion sociale » et se déclarent résolument « Réunionnais de la diaspora ».

Le « web réunionnais » produit désormais une valorisation voire une survalorisation du départ en métropole, qui encourage l’idée d’une migration choisie et même heureuse. Cette visibilité nouvelle de la réalité migratoire touche notamment ceux restés sur l’île, au point d’interroger les pouvoirs publics sur le besoin de valoriser à leur tour le mode de vie insulaire pour éviter des départs trop nombreux.

 

 

 

5. Sentiment(s) d’appartenance(s) nationale(s) et multiplicité des allégeances

En prenant en compte ces pratiques transnationales, ce fait de vivre à la fois dans un pays et dans un autre, on peut s’interroger sur l’existence et l’intensité du sentiment d’appartenance nationale : les immigrés et les descendants d’immigrés se sentent-ils français ? Ou bien ont-ils au contraire le sentiment d'être « de passage », « étrangers », « d’ailleurs » ?

La vaste enquête « Trajectoires et Origines » (TeO) de l’INSEE-INED a permis de poser quelques repères en la matière : un premier indicateur est fourni par les choix administratifs des immigrés ou de leurs descendants. Globalement, plus de la moitié des immigrés ayant acquis la nationalité française conservent en parallèle leur nationalité d’origine. En détail, c’est notamment le cas des immigrés maghrébins, dont les deux tiers conservent une double appartenance administrative, alors que plus de 90% des immigrés de l’Asie du Sud-Est choisissent de n’avoir que la nationalité française.

Au-delà des questions administratives, le sentiment national est très fort chez les descendants d’immigrés, qui se sentent français à près de 90%. C’est également le cas des binationaux qui sont 82% à se sentir français. En revanche, le sentiment national est un peu moins répandu chez ceux qui ont immigré une fois adulte (52%), mais il reste très important parmi les immigrés adultes ayant obtenus leur naturalisation (79%). Plus encore, plus de la moitié des étrangers (administrativement) vivant en France se sentent français, et ce sentiment est particulièrement répandu parmi les immigrés maghrébins n’ayant pas la nationalité française, qui sont plus de 65% à se sentir malgré tout français.

Ce sentiment national fort n’empêche pas de conserver un attachement affectif au pays d’origine pour 75% des immigrés, toutes situations confondues. Il n’empêche pas non plus le sentiment de ne pas être perçus comme français à part entière pour plus de la moitié des immigrés issus du Maghreb ou des pays de l’Asie du Sud-Est et pour 65% des originaires d’Afrique subsaharienne. Le sentiment d'être français se confronte donc au sentiment de ne pas être vu comme tel par le reste de la population.

 

Dans les familles béninoises, une identité « déchirée » ou la vie ordinaire de français pluriels ?

Aouici S. & Gallou R ont mené une enquête qualitative dans des familles franco-africaines, afin d’explorer la manière dont pouvait être vécue une identité plurielle, voire une identité déchirée. [Aouici S. et Gallou R. 2013, « Ancrage et mobilité de familles d'origine africaine : regards croisés de deux générations », Enfances, Familles, Générations, N°19, automne 2013, p. 168-194].

Ils ont principalement constaté l’effet bénéfique de la vie au sein d’une communauté partageant le même destin : au sein de ces familles, et notamment pour les enfants, la pluralité des origines ou des appartenances est généralement bien vécue et valorisée. Elle est tout simplement « normale », ordinaire. Ce n’est finalement que la couleur de peau, et les réactions extérieures qu’elle peut susciter qui confrontent ces familles à la question de leur appartenance : elles vivent un décalage entre identité ressentie et identité assignée par l’extérieur. C’est pour éviter ce questionnement que nait le besoin de se rapprocher de personnes partageant une construction identitaire plurielle. Les enfants privilégient des relations avec des pairs dont la famille a le même type de parcours, bien que la France soit le référent principal du discours qu’il tiennent sur eux-mêmes. 

Certains jeunes adultes évoquent un désir de « retourner au pays », le Bénin, mais ceux qui l’ont réellement fait l’ont vécu comme un choc identitaire fort, s’y sont sentis en décalage et ont vu se renforcer leur sentiment d’appartenance à la France. 

Pour les plus âgés de ces familles, la question d’une pluralité d’appartenance prend une tournure particulière : où vieillir ? Où mourrir ? Ils se disent partagés entre la perspective de reposer auprès de leurs ancêtres et celle de reposer auprès de la lignée qu’ils ont fondée.

L’enquête montre donc que le sentiment d’appartenance nationale n’est pas d’un bloc, mais fait de nuances et de facettes. Les simples déclarations (« Vous sentez-vous français? ») et la situation administrative (nationalité), sont des indicateurs trop réducteurs.

 

 

 

 

 

Six indicateurs pour explorer les nuances et les évolutions du sentiment d’appartenance nationale

E. Ribert a proposé une série de six indicateurs permettant d’exprimer et d’objectiver les nuances des liens au(x) pays d’origine et d’accueil des jeunes issus de l’immigration. Ces différentes dimensions de l’appartenance sont les dimensions : juridique, politique, identitaire, affective, mémorielle et culturelle. En les observant en détail, on découvre un sentiment identitaire complexe, parfois contradictoire et même variable dans le temps et au gré des périodes de l’existence. [Ribert Évelyne, « À la recherche du “sentiment identitaire” des français issus de l'immigration », Revue française de science politique, 2009/3 (Vol. 59), p. 569-592. DOI : 10.3917/rfsp.593.0569. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-3-page-569.htm ]

Ainsi certains jeunes s’identifient fortement au pays de leurs parents. Ils ont le projet de s’y installer à court terme, après un diplôme par exemple. Ces jeunes veulent vivre avec leurs compatriotes dont ils affirment partager les valeurs et la culture, dans ce pays qu’ils aiment, sur lequel ils ne tarissent pas d’éloges et qu’ils considèrent comme leur patrie. À contrario, ils se sentent peu intégrés en France, étrangers. Cet attrait affectif et culturel ne se double pas nécessairement du rejet de la double nationalité administrative, et il ne recouvre généralement pas non plus une connaissance ou une implication dans la vie politique du pays d’origine (vouloir y voter, connaitre les principaux partis politiques…)

Autre cas de figure, le retour « rêvé » : certains des jeunes rencontrés évoquent un départ hypothétique, sur la terre de leurs ancêtres. Ce rêve est souvent peu concret, mais il apporte un réconfort moral lorsque les situations professionnelles, sociales ou affectives sont difficiles. Ce fort attachement est donc généralement passager, lié aux circonstances. Mais, en dehors de ce lien affectif, les liens entretenus avec cette contrée sont ténus, l’histoire, la vie politique, les valeurs du pays sont peu connues. « Il s’agit simplement de fuir la France en pensée. »

Enfin certains sont clairement dans « le choix de la France ». Ils peuvent garder une affection pour leur pays d’origine, mais n’ont pas le projet d’y retourner, n’entament pas de démarches administratives pour s’en rapprocher, et se disent plus attaché aux valeurs françaises (état de droit, méritocratie…) qu’à celle de ce pays d’origine.

Ainsi le décalage est souvent marqué entre les déclarations des jeunes et les liens (juridiques, culturels, politiques…) réellement tissés avec la France. 

 

 

 

6. Comprendre les relations à l’islam au prisme des trajectoires de vie

Il semble nécessaire pour observer les quartiers populaires aujourd’hui de prendre en compte la présence de la question religieuse, et tout particulièrement la question de la présence de la religion musulmane. Que représente-t- elle pour les membres des classes populaires qui la pratiquent ? Comment appréhender la montée d’un islam rigoureux voire fondamentaliste ? Comment sortir du discours abstrait et des généralisations abusives sur « les musulmans » pour entrer dans une compréhension fine des logiques sociales à l'œuvre ?

N. Kakpo a mené une enquête en profondeur pour saisir les relations des jeunes à l’Islam. Elle met l’accent sur la variété des formes d’identifications religieuses, la diversité des trajectoires de vie, des histoires familiales, des parcours sociaux et scolaires. Elle montre ainsi qu’il n’existe pas un seul « profil » du « musulman », ni même une transmission automatique de la religiosité des parents aux enfants. Au contraire, l’Islam fonctionne comme une ressource dans laquelle chacun vient puiser au gré de ses besoins biographiques individuels pour élaborer, bricoler une religiosité singulière. Il y a ainsi autant d’usages de l’Islam que de situations individuelles. [L’Islam, un recours pour les jeunes, N. Kakpo, Presses de Sciences Po, Paris, 2007].

Chez les jeunes générations, c’est fréquemment une forme de requalification symbolique qui est en jeu dans le recours à la religion. Elle permet de retrouver une forme d’estime de soi, une place, que ce soit dans la famille, dans le quartier, dans l’école ou dans son environnement professionnel.

L’enquête montre la très forte intériorisation de l’importance de la réussite scolaire dans les familles maghrébines, qui fait ressentir l’échec scolaire ou l’orientation contrainte vers les filières techniques comme une disqualification profonde coupant la possibilité de toute véritable réussite sociale. Face à ce sentiment d’échec, l’Islam fondamentaliste peut fonctionner comme une filière alternative, offrant des gratifications intellectuelles (participer à des conférences, « étudier » le Coran) devenues inaccessibles dans le système scolaire. Les cours de religions s’accompagnent d’encouragement à la réflexion philosophique ou géopolitique, ils satisfont un besoin d’apprendre et de penser le monde que ne satisfont pas les filières dites professionnelles.

Au sein de la famille, se réclamer d’un Islam « fondamental », « plus authentique », peut être un moyen pour les enfants de s’opposer à leurs parents pratiquants d’un Islam plus populaire.

L’enquête se penche également sur la situation professionnelle de certains animateurs de centres sociaux. Ils vivent une expérience paradoxale : bien que faiblement diplômés, ils ont parfois été recrutés en raison de leurs attaches culturelles et résidentielles. Mais si « être arabe », « être du quartier » ou « être musulman » permet de décrocher un emploi, il s’agit souvent d’un emploi précaire, subventionné. Et ce qui a été vécu dans un premier temps comme une promotion peut ensuite être ressenti comme un enfermement, une impossibilité d’accéder à un « vrai » contrat, une assignation à l’assistanat. Le renforcement de la religiosité peut être alors une manière de peser dans les relations hiérarchiques avec un encadrement souvent blanc, athée ou chrétien et vivant à l’extérieur du quartier.

De même, le discours de certains religieux réinscrit le fait d'être maghrébin dans une filiation prestigieuse (être le descendant d’Averroès, Avicenne…) qui contraste avec le discours dévalorisant qu’une partie de la société française peut tenir sur « les arabes ». 

Enfin l’Islam rigoriste fonctionne pour certains comme un refuge contre les tentations ou les menaces de la vie en pieds d’immeubles. Il fournit une raison socialement acceptable de refuser de participer à la consommation ou au commerce de stupéfiants, ou de rejoindre des activités délinquantes.

Pour les jeunes filles, le rapprochement avec un Islam « dur » permet parfois de mener une existence qui échappe à la pression et aux projets des parents ou des frères. Une jeune fille plus « religieuse » que ses parents subit moins de contrôle qu’une autre. Le fait de porter le voile, d’afficher le respect des traditions permet à certaines jeunes filles d’obtenir l’assentiment de leurs parents pour poursuivre leurs études dans une autre ville. Enfin, dans un espace public déserté par les acteurs politiques traditionnels (syndicats, partis), l’Islam fonctionne comme un vecteur d’engagement dans la cité pour certaines jeunes filles : travail associatif, luttes pour l’obtention d’horaires de piscine non-mixtes…

N. Kakpo analyse également les réactions des institutions locales. Elle montre la position ambiguë des élus, qui cherchent à compenser auprès des populations la promesse longtemps non tenue de la participation.

Les élus peuvent ainsi se montrer sensibles à des activités associatives qui valorisent la communauté musulmane, tout en menant des activités favorisant la paix sociale (soutien scolaire, réflexion sur l’actualité, médiation, civisme…). L’enquête montre même que plus une association affiche sa religiosité, plus elle peut devenir un interlocuteur respecté et écouté par les pouvoirs publics, à la recherche de médiation dans un contexte de tension autour des questions religieuses. Une association « musulmane » sera davantage considérée et invitée à participer à la construction de politiques sécuritaires, de développement… qu’une association laïque.

 

 

7. La relation au travail (jeunes et vieux face aux transformations du marché de l’emploi)

Enjeu économique fondamental, l’emploi est également au cœur de la fragilité culturelle des habitants des quartiers populaires. Occupant le plus souvent les postes les plus précaires, percevant les revenus les plus faibles, ils subissent le plus fortement les transformations du marché de l’emploi et notamment la disparition des métiers ouvriers autour desquels s’étaient bâtis de larges pans de la culture populaire.

Plusieurs enquêtes récentes explorent l’impact de ces transformations, certaines sont rassemblées dans l’ouvrage collectif de S. Beaud et G. Mauger : « Une génération sacrifiée ? » [2017, Editions rue d’Ulm].

 

Une génération pour qui il est difficile de se reconnaitre dans le statut d’ouvrier

La péremption ou la ringardisation du statut d’ouvrier permet par exemple d’expliquer le peu d’adhésion de jeunes employés techniques de la RATP aux syndicats actifs dans l’entreprise.[« Ne pas se sentir à sa place dans l’atelier, être ou faire ouvrier » (M. Thibaut)].
Bon nombre de ces jeunes pensaient trouver dans cette entreprise publique un statut de salarié, mais se trouvent finalement en position d’ouvriers. Pour eux, ce statut ouvrier renvoie à la fois à la génération précédente, celle qui a travaillé durement sans parvenir à une réelle ascension sociale, et à un discours médiatique, largement intériorisé, dévalorisant le monde ouvrier et le travail manuel. Aussi la plupart veulent se vivre comme des « ouvriers de passage », refusant de s’identifier à leur fonction et donc de s’investir dans les luttes de ce milieu professionnel. Ils se sentent en décalage avec les « anciens » du syndicat qui revendiquent ce statut d’ouvrier : ils ont suivi des études plus longues, ont des niveaux d’attentes élevés, souhaitent finalement davantage rejoindre les échelons supérieurs dont ils partagent déjà certains codes (vestimentaires, culturels). Pour les anciens syndiqués, les jeunes « ont perdu la fierté du métier » « s’identifient plus au management », sont « carriéristes ». Se syndiquer, dans ce contexte, est une démarche qui ne peut intervenir que lorsque les jeunes employés qui ne souhaitaient pas devenir ouvriers se résignent finalement à cette condition. Encore cherchent-ils alors à marquer leurs différences dans la manière de lutter, à « faire sécession subjectivement d’une condition ouvrière qu’ils sont pourtant conduits à endosser objectivement ».[p. 144]

 

En Lorraine, les milieux populaires passent en une génération de la « culture ouvrière » à la « culture de rue »

Autre exemple, le travail de V. Burckel, en Lorraine, montre les effets de cet entre-deux, période où les métiers ouvriers traditionnels ont disparu mais où les représentations et les pratiques qui leurs étaient associés perdurent. En faisant le portrait sociologique d’Hassan, « un “vieux jeune” entre la génération des hommes du fer et celle des jeunes précaires », V. Burckel montre les effets de la désindustrialisation sur les modes d’expression populaires de la virilité : avant la désindustrialisation, les « anciens » travaillaient dans l’industrie du fer.

Leur vie quotidienne était centrée sur le travail, la virilité prenait la forme d’une force de travail que l’on exhibait en faisant preuve de résistance physique et morale, en se montrant « dur au mal », rigoureux. La nouvelle génération au contraire a peu accès à ces emplois industriels qui se raréfient. Leur vie quotidienne est centrée sur la rue, la virilité prend la forme d’une force de combat dont on fait parade par une attitude vindicative ou par le récits d’exploits agonisitiques. Les vêtements, les manières, le langage se « désouvriérisent » (on porte davantage des tenues sportives que le bleu). Les rapports sociaux font une plus large place à l’ethnicité, chacun jouant, performant, ses origines (arabes, italiennes…). Entre deux âges, Hassan reste imprégné de l’héroïsme ouvrier des anciens, mais son parcours fait de contrats temporaires dans des fonctions de plus en plus tertiaires ne lui permet pas de revendiquer leur mérite. Ses compétences, liées à la sidérurgie, sont désormais obsolètes, et il semble étranger aux nouvelles formes de marché du travail comme aux cultures de rue développées par la nouvelle génération. 

 

 

 

8. La relation aux services publics

Dernière piste d’exploration de la vie vécue dans les quartiers populaires, la présence des services publics et le rapport que les habitants entretiennent avec eux.

Si la présence ou la disparition des services publics est souvent évoquée, certaines enquêtes permettent d’aller plus loin dans la description de ce qu’ils représentent concrètement dans les modes de vie populaires. L’enquête de Y. Siblot, « Faire valoir ses droits au quotidien », invite à entrer dans cette intimité pour sortir de deux préjugés symétriques : celui de l’usager totalement démuni face aux exigences bureaucratiques et affligé par un « cumul de handicaps », et celui de l’habitant habitué des services dont il serait devenu « dépendant ». [Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Presses de Sciences Po, coll. « Sociétés en mouvement », 2006].

L’enquête montre la place prise, pour les usagers, par l’acquisition de compétences administratives : identifier les différentes institutions, savoir rédiger un courrier formel, distinguer les documents à conserver… Autant de savoir-faire qui sont peu transmis dans les familles populaires par des parents souvent eux-mêmes peu à l’aise avec les administrations. Pour certains habitants, c’est donc le système scolaire qui assure le minimum de transmission, notamment pour ceux qui ont suivi des formations comprenant un volet administratif (CAP commerce, bac pro gestion…). Pour d’autres, c’est le fait d’avoir eu des responsabilités associatives ou syndicales qui procure ces bases attendues implicitement par l’administration. Ils deviennent alors des personnes ressources pour des habitants moins compétents.

La complexité administrative peut ainsi favoriser une sociabilité locale : intervenant souvent en période de ruptures de parcours (retraite, perte d’emploi…) les relations aux administrations sont vécues comme des confrontations, dont les enjeux sont importants. Elle font donc l’objet d’une solidarité des habitants, d’une prise en charge collective s’inscrivant dans un système plus large d’échanges de services : l’accompagnement dans les bâtiments administratifs, l’aide à la rédaction de courrier, les conseils et retours d’expérience peuvent être « échangés », plus ou moins formellement contre d’autre savoir faire (garde d’enfants, réparations automobiles…) entre parents ou voisins. Le plus souvent néanmoins, les usagers ne peuvent compter que sur leur propre expérience d’autodidacte. Ils cherchent alors clairement à privilégier les relations directes, en face à face avec les services administratifs. Manquant de compétences administratives, voire parfois de compétences linguistiques (maitrise du français, du vocabulaire administratif), la relation orale leur laisse plus de latitude pour préciser, corriger leurs explications ou leurs demandes (« Quand on parle, on arrange tout »).

C’est cette difficulté à discerner finement les acteurs qui les amène à privilégier les institutions vues comme les plus « souples » et les plus généralistes. La mairie offrant, dans la ville étudiée, une large gamme de services, est ainsi plus fréquemment et facilement appropriée (« pour les problèmes administratifs, on va à la mairie » « Il y a toute ma vie ici, c’est ma mairie ») que d’autres institutions plus spécialisées. 

Les usagers les plus enclins à aider leurs proches dans les démarches administratives sont également ceux qui se déplacent le plus souvent dans les services. Ils deviennent alors plus familiers encore, sortes d’usagers experts, à l’aise dans les différents services et compréhensifs du vocabulaire et des attentes des agents. Cet effet de familiarité est renforcé par l’ancienneté des agents et leur inscription personnelle dans le tissu locatif local. L’interconnaissance, même indirecte (« je pense que c’est la sœur d’untel qui habite dans les tours… ») facilite l’empathie des usagers envers les agents. 

À l’inverse, le contact avec la Poste, souvent seule banque à accepter les clients les plus défavorisés, est marqué par d’importants rapports de force. Les guichetiers, sachant leur public captif, n’hésitent pas à multiplier les remarques normatives.

Le paramètre du genre est également très structurant des relations aux administrations publiques. Les femmes, et notamment les filles se voient fréquemment déléguer les tâches administratives. Si c’est une charge supplémentaire pour elles, c’est également souvent une forme de pouvoir qu’elles obtiennent au sein du ménage, puisqu’elles maîtrisent ainsi l’accès à des ressources fondamentales (économiques ou statutaires). Selon les familles, les hommes peuvent néanmoins souhaiter garder la main sur certains dossiers jugés importants et liés au « gouvernement » de la famille.

 

 

Remarques transversales sur le fond et la méthode

Au terme de ce rapide tour d’horizon, quelques points communs à ces enquêtes peuvent être soulignés :

Sur le fond, deux thématiques semblent liées et omniprésentes, fortement structurantes des modes de vie populaires contemporains : la transformation du marché de l’emploi dans le sens de la tertiarisation et de la précarisation et la question des rapports de genre.

Les milieux populaires français aujourd’hui semblent profondément travaillés par la disparition de l’emploi ouvrier et de la culture ouvrière. C’est un ensemble de valeurs, de codes sociaux, de manières d’être au monde, de significations et d’organisations concrètes de la vie quotidienne qui disparaissent avec les usines. C’est notamment la culture masculine, les modes de construction et de valorisation de l’identité virile qui sont mis en crise par la tertiarisation. La prise en compte du paramètre du genre permet également de mettre en lumière les situations spécifiques vécues par les femmes, les rôles qu’elles tiennent et les obstacles qu’elles rencontrent.

Au niveau méthodologique, la plupart de ces travaux font une large place aux catégories construites par les personnes enquêtées, à leur manière d’organiser le monde. Le travail du chercheur consiste à présenter et à consolider le point de vue des habitants. C’est en travaillant à partir des catégories indigènes et en les clarifiant que le travail est en proximité avec le vécu des habitants.

Les travaux présentés apportent des nuances, de la complexité aux thématiques étudiées. Ils permettent ainsi de rendre justice aux différents points de vue, de représenter la diversité des manières de penser ou de vivre une situation. Cette palette de nuances maitrisée permet d’échapper aux stéréotypes et aux généralisations (« les musulmans sont » » « les jeunes veulent… »).

En s’efforçant de ne pas « juger » les discours au nom d’une « morale » ou au prisme des enjeux propre à l’acteur public, les enquêtes peuvent aborder un éventail de thématiques très large. Des comportements les plus infimes et quotidiens à ceux qui se situent hors des clous de la légalité ou de la bonne citoyenneté. Cette neutralité axiologique de l’enquête est, elle aussi, un facteur de proximité, puisqu’elle permet à l’enquête de prendre en compte les comportements ou manières de penser que l’action publique voudrait tenir à distance ou voir disparaitre.

Les travaux présentés sont des enquêtes, visant à connaitre la thématique étudiée. Ils ne donnent donc pas directement de propositions d’actions concrètes, qu’un acteur institutionnel pourrait mettre en place. Ils sont à prendre comme un outil de cadrage dont l’action publique peut se servir pour inventer des modes d’intervention propres à chacun des enjeux identifiés.