Transitoire, éphémère, temporaire, chronotopique, l’urbanisme s’enrichit depuis maintenant plusieurs années d’un nouveau vocabulaire. Celui-ci décrit l’importance que prennent, dans les logiques de la fabrique de la ville, certaines actions d’occupation et d’aménagement des bâtiments et des espaces sur des périodes restreintes. Les études et les articles de presse sur le sujet se sont récemment multipliés, aiguillonnées pour une part par l’urbanisme « tactique » mis en place lors du déconfinement à l’image des « coronapistes cyclables », et pour une autre part par des occupations temporaires d’ampleur comme les Grands Voisins à Paris.
De façon moins conjoncturelle, un marché se constitue avec des acteurs et des méthodes spécialisés dans l’aménagement temporaire des espaces publics ou l’occupation des bâtiments vacants (collectifs, entreprises, associations). Des procédures se structurent au sein des collectivités et des acteurs de l’aménagement (bailleurs, promoteurs, aménageurs) : appels d’offres dédiés pour des assistants à maîtrise d’ouvrage en urbanisme transitoire ou en aménagements temporaires, appels à manifestations d’intérêt pour l’occupation de bâtiments, propositions d’occupation dans les projets de requalification urbaine, co-construction d’aménagements transitoires supports de concertation, etc.
Ces différentes actions, tant elles questionnent l’urbanisme traditionnel dans ses approches planificatrices et de long terme, se présentent comme de nouveaux outils aux formes et aux objectifs multiples.
Le temps des prémisses : l’urbanisme éphémère et évènementiel
L’urbanisme transitoire, parce qu’il est une action sur la ville située dans le temps, trouve en partie ses racines dans un urbanisme éphémère, qui possède une dimension plus événementielle, voire festive, de l’occupation de l’espace. Existant depuis toujours sous forme de foires médiévales, fêtes révolutionnaires, tivoli urbains, expositions universelles, etc., il transforme, renverse voire subvertit temporairement les logiques d’usage des bâtiments et des espaces (rues, places, quais, etc.) dans une dynamique implicite de réversibilité fonctionnelle. Il peut déployer des activités économiques, artistiques, culturelles ou sportives dans des temps courts.
Il rejoint l’urbanisme événementiel qui participe d’une organisation et d’une occupation ponctuelle des espaces urbains, de plus en plus pris en main par les autorités urbaines depuis le début des années 2000. Il est structuré comme politique publique car valorisé dans le rayonnement des villes, et ce dans une optique de marketing urbain et de stimulation d’une urbanité particulière. Cet urbanisme événementiel, professionnel, fait d’aménagements réversibles à l’image de Paris-Plages, a en quelque sorte devancé l’urbanisme temporaire et transitoire. À travers le déploiement de festivals et fêtes dans les espaces publics urbains, mais aussi dans des bâtiments inoccupés et notamment des friches industrielles, à l’image des Nuits Sonores, il a introduit l’idée d’une utilisation encadrée et d’un aménagement de court terme de la ville. Ces pratiques, aujourd’hui largement diffusées et autorisées, sont en passe de marquer leur présence durablement dans certains sites vacants, devenant alors les écrins durables de grands événements festifs, car aménagés pour par les villes.
Le temps de la pratique : l’urbanisme temporaire et tactique
De cette logique d’une ville temporaire car festive, a découlé le concept d’urbanisme temporaire. Il s’agit d’un terme générique que j’avais défini dans ma thèse en 2010 comme « l’organisation et l’aménagement des espaces, publics ou privés, ouverts ou bâtis, occupés ou inoccupés, afin d’en stimuler les usages, d’y amplifier les échanges et d’y générer des pratiques à court terme dans une perspective de valorisation symbolique, de (ré)investissement social et avec comme horizon une transformation spatiale à long terme ». Utilisé pour décrire l’importance prise par les aménagements temporaires dans la ville, il s’impose, depuis une petite dizaine d’années, en ce qui concerne la terminologie mobilisée dans le champ opérationnel mêlant les réflexions spatiale et temporelle.
L’urbanisme temporaire propose donc un usage alternatif des bâtiments et espaces inoccupés, en investissant cet « espace-temps », cet entre-deux des projets urbains, cet interstice à combler au moment d’une vente, d’une réhabilitation d’un bâtiment, ou de l’amorce d’un nouveau projet. Dès lors, il désigne une large palette d’activités s’installant dans les espaces libres de la ville ou les revendiquant, pour faire lieu sur une période donnée.
Il est connexe de l’urbanisme tactique, théorisé par Mark Lydon en 2015, qui insiste davantage sur l’idée d’actions habitante, locale et militante de réappropriation de la fabrique de la ville par une occupation des délaissés urbains et des espaces à enjeux : préservation de terrains végétalisés face au bétonnage, aménagement d’espaces de proximité menacés par un projet immobilier, valorisation des mobilités douces dans un projet d’aménagement de voirie automobile, etc. Cette orientation a grandement marqué les premiers projets d’urbanisme temporaire majoritairement portés par des collectifs naissants. Au fil de l’expérience acquise, ils ont peu à peu tenté de peser sur le devenir des lieux en inscrivant leurs actions dans les logiques d’aménagement pérenne.
Temporaire et tactique, ce type d’urbanisme relevaient jusqu’à peu de pratiques constituées, c’est à dire existantes de fait, mais peu instituées. Aujourd’hui, ces termes sont de plus en plus utilisés pour décrire des modes d’actions que les villes intègrent à leurs modes de faire. Ainsi, c’est le terme d’urbanisme tactique qui a été utilisé pour nommer les aménagements temporaires sur voirie (terrasses sur place de stationnement et pistes cyclables éphémères) durant le déconfinement lié à la pandémie de la Covid-19. Ce vocabulaire guerrier correspondait bien à une posture sociétale et politique face à la maladie et permettait, pour certains, d’inscrire ces aménagements dans une bataille pour le partage de la rue face à la place prépondérante des voitures. Cette dimension tactique a été incarnée par l’intérêt de conserver et pérenniser ces aménagements dans une forme de démonstration de par la preuve de la possibilité d’une réduction de la place de la voiture en ville.
Le temps de la reconnaissance : l’urbanisme et l’aménagement transitoire
Si les urbanismes temporaire et tactique peuvent avoir parfois un objectif assigné de transformation à long terme des espaces où ils se déploient, cet objectif est clairement intégré dans le concept d’urbanisme transitoire. Ces derniers temps, il vole la vedette à l’urbanisme temporaire pour insister sur l’importance de sa fonction transitionnelle dans les logiques de transformation d’espaces urbains. Il établit idéalement une connexion qualitative entre les usages passés, actuels et à venir du lieu selon Cécile Diguet. À ce titre, il s’inscrit de plus en plus comme une nouvelle étape des projets urbains et d’aménagements, à la demande des pouvoirs publics. Il est ainsi largement mis en avant pour décrire ce phénomène naissant d’une occupation et d’aménagements préfiguratifs d’un possible projet, tout autant que pour revendiquer sa prise en compte dans les logiques d’aménagement.
Pour l’Institut Paris Région, le terme désigne « toutes les initiatives qui visent, sur des terrains ou bâtiments inoccupés, à réactiver la vie locale de façon provisoire, lorsque l’usage du site n’est pas encore décidé, ou le temps qu’un projet se réalise ». Il définit l’occupation temporaire de locaux vacants ou d’espaces ouverts, publics ou privés, aménagés ou en friche, tout autant par des équipements, des structures, des aménagements légers et labiles, supportant des activités économiques, de loisirs, culturelles et sociales et de plus en plus d’hébergement. Du temporaire au transitoire, cet urbanisme doit, comme son nom l’indique, permettre et faciliter la transition des lieux, leur transformation vers quelque chose de nouveau.
Dans le bâti vacant, l’articulation de différentes activités doit permettre de stimuler et d’attirer une diversité d’usages et d’usagers dans un site délaissé, afin de lui redonner une valeur sociale au cœur de la ville. L’un des principaux enjeux de cette démarche est de mettre à disposition des occupants ces surfaces non utilisées, et ce en dessous des prix du marché de l’immobilier classique (par exemple pour les artisans, les associations, les jeunes entreprises, les artistes, les populations précaires ou fragiles, etc.).
Le terme n’en est pas moins opérationnel pour qualifier également les projets d’aménagements d’espaces ouverts en attente de requalification : terrain vague après la démolition d’un bâtiment et avant le début du chantier d’un nouvel immeuble, voirie ancienne prise dans un projet de renouvellement urbain d’un quartier d’habitat social, place publique faisant l’objet d’un projet de requalification, etc. L’urbanisme transitoire vient alors soutenir les démarches de participation et de concertation dans le devenir des lieux portées par les villes avec, par exemple, la coproduction d’aménagements dans l’espace public préfigurant leur possible transformations. Il est considéré de plus en plus par ses promoteurs comme une étape d’enrichissement et/ou de valorisation programmatique d’un projet d’aménagement à venir, y compris dans certains programmes immobiliers privés. Il a comme vocation d’orienter la trajectoire urbanistique des lieux, si tant est que la programmation soit ouverte, les fonctions et usages des différents lieux encore à décider, et que ses concepteurs soient attentifs à ce qu’il soit un laboratoire d’expérimentation pour le futur projet.
Le temps du positionnement : urbanismes circulaire et de la transition
Suivant qu’il a ou non un impact sur les productions urbaines à venir, on pourra différencier l’urbanisme transitoire d’un urbanisme de la transition. Ce dernier terme porte une revendication supplémentaire, afin de faire en sorte que le projet temporaire ait une influence réelle sur le projet urbain final, intégrant les besoins qui auront été révélés par les pratiques des occupants et des habitants pendant le projet de transition. S’il n’a pas cet impact, on conservera plus sûrement le terme d’urbanisme transitoire, ayant permis de valoriser la vacance des lieux, mais n’ayant pas aidé à faire transiter l’espace. Ainsi, l’influence sur le projet pérenne est un élément de revendication d’une pratique constituée par ses promoteurs et en cours d’institutionnalisation. Pour autant, notons qu’un projet temporaire ou transitoire laisse toujours une trace qui n’est pas seulement matérielle : traces mémorielles de l’aventure terminée dans l’imaginaire collectif des habitants et de ceux qui l’ont connu, traces organisationnelles des mises en relations d’acteurs et de savoir-faire initialement éloignés les uns des autres, mais ayant dû travailler ensemble sur le projet, traces économiques de possibles porteurs de projets s’étant appuyé sur un accès à moindre de coûts de surfaces disponibles pour développer leur activité professionnelle.
Mais l’urbanisme de la transition tend aussi à être défini, pour certains acteurs, en regard des nécessités d’une transition écologique, économique et sociale dans les manières de faire la ville. L’urbanisme transitoire participe d’un urbanisme circulaire défini par Sylvain Grisot comme la réutilisation des espaces existants, afin de contenir l’artificialisation des sols. Certes, l’idée de faire la ville sur la ville n’est pas nouvelle, mais l’urbanisme circulaire s’inscrit dans une forme de réemploi de la ville existante, qui n’est pas la logique de la tabula rasa. L’urbanisme circulaire se présente comme une alternative à l’étalement urbain en concevant, organisant et reconstruisant en permanence la ville sur elle-même. Il invite à s’interroger sur la nécessité de construire à tel ou tel endroit, la possibilité de mieux utiliser l’existant, ou encore les alternatives à la démolition des bâtiments.
En ce sens, l’urbanisme transitoire fait partie de cet urbanisme circulaire qui doit être alors plus participatif, mobilisant les riverains et usagers le temps de l’occupation des lieux pour produire un laboratoire de pratiques. Il porte aussi la chronotopie, l’idée d’utiliser de différentes façons un même équipement pour en maximiser l’utilité. Dès lors, tout espace vacant ou sous-utilisé peut devenir, selon ses caractéristiques, un écrin pour accueillir, sur un temps court et programmé, des activités sportives, culturelles, économiques, mais aussi de l’habitat intercalaire, de l’agriculture, etc. Potentiellement, toutes les branches des politiques publiques peuvent trouver dans l’urbanisme transitoire un allié et un modèle de fabrique de la ville.
L’ensemble de ces concepts, leur histoire récente et l’évolution encore en cours des pratiques qu’ils recouvrent, montre que nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins.
D’un côté, apparaît une pratique urbanistique, politique et économique qui intègre, digère et utilise l’urbanisme temporaire comme un outil opératoire pour les projets urbains, immobiliers et les politiques publiques.
D’un autre côté, des acteurs tentent de se structurer et de valoriser les dimensions sociales, solidaires et expérimentales à l’origine du mouvement dans ces projets urbains et auprès des acteurs du marché.
Le rapprochement s’accélère entre ces parties prenantes dans de nombreux projets temporaires, mais comme beaucoup de faits sociaux qui ont émergé d’abord hors marché sur une base revendicative (de la tekno des premières rave party à la musique électronique, du graffiti sauvage au street-art, etc.), l’urbanisme temporaire est une alternative qui doit se réinventer sans cesse pour ne pas devenir le modèle de ce qu’il essayait d’influencer, voire combattait, à l’origine…