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L'informatique en France et dans la région Rhône-Alpes

Interview de Girolamo RAMUNNI

Interview de Girolamo Ramunni, historien des techniques, spécialiste de l'histoire de l'informatique, professeur au CNAM de Paris  - Propos recueillis par Marianne Chouteau le 20 décembre 2006

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Date : 20/12/2006

L'agglomération lyonnaise serait-elle en retard en matière d'informatique ? La France elle-même, n'aurait-elle pas manqué le coche ? Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’informatique et plus spécialement à son histoire ?

Lorsque j’ai effectué ma thèse en physique, j’ai été un utilisateur de l’informatique. A l’époque, il n’y avait pas de cours à l’université pour apprendre à se servir de l’outil informatique donc je l’ai fait seul. Plus tard, quand j’ai changé de voie et que je suis devenu historien, j’ai continué à m’intéresser à l’informatique d’une façon générale et puis sur la situation en France. En fait, je souhaitais savoir comment se fait-il qu’un pays comme la France a pu passer  à côté d’une  révolution aussi importante que l’informatique.
L’informatique est une révolution majeure au XXe siècle, les bouleversements qu’elle a engendrés sont profonds et multiples. Par exemple, aujourd’hui on ne prend plus le train comme dans les années 1950 : tout est informatisé. Sur une machine à laver, une voiture, c’est pareil : il y a forcément à l’intérieur un microprocesseur qui commande le tout. Sans compter ce que cela a apporté en terme de communication : pensez aux mails, à Internet. Aujourd’hui, on téléphone presque gratuitement. On ne fait plus non plus de la recherche aujourd’hui comme on en faisait il y a quelques années. Même la notion d’expérimentation a changé.

 

Comment analysez-vous aujourd’hui, au regard de votre expérience d’historien, l’histoire de l’informatique ?

L’histoire de l’informatique peut se voir de deux façons : il y a une histoire racontée par les informaticiens et une histoire racontée par les historiens des techniques. Pour avoir une vision d’historiens, il faut abandonner tout ce qui est contextuel et dans le cas qui nous intéresse, il nous faut abandonner le terme « informatique » qui a été inventé en France quand il y a eu le projet de lancer une industrie de l’informatique. L’histoire de l’informatique est à la fois européenne et américaine. Elle est tout de même dominée, pour tout le côté industriel, par les Etats-Unis.
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’informatique, j’ai déterminé un double enjeu : celui d’élaborer une histoire émanant d’un historien et celui de comprendre comment un pays tel que la France a pu passer à côté d’une telle révolution.

 

En d’autres termes, vous pensez que la France a raté le coche de la révolution de l’informatique.

Oui, cela me paraît évident. A-t-on en France un équivalent d’IBM ? d’Intel ? Non. Nous n’avons aucune industrie puissante en matière d’informatique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien. Cela veut dire qu’à ce niveau, il n’y a rien en France  qui puisse concurrencer les Etats-Unis. L’informatique est née d’une conjonction de plusieurs choses. Tout d’abord, elle est née d’un besoin de guerre. C’est une conjonction intéressante entre des personnes qui ont compris l’importance de cette révolution et l’amplitude des possibilités. L’informatique est le résultat de la rencontre entre des physiciens qui connaissaient l’électronique et des mathématiciens qui avaient compris l’importance de cette découverte. Ensuite, l’informatique s’est développée dans les universités et les centres de recherche et elle est devenue peu à peu un enjeu militaire, industriel et politique.
Quand le monde de la recherche s’empare du domaine, on passe une étape importante. En effet, le monde de la recherche va continuer à essayer de développer de nouvelles possibilités, mais il va aussi contribuer à stabiliser le domaine. Ce point est très important parce qu’il ancre l’informatique.

 

Et comment cela s’est-il développé en France ?

Le CNRS a investi des sommes importantes pour créer un projet de construction d’un ordinateur. Cependant, la personne choisie pour mener ce projet décide, pour différentes raisons, que la voie choisie par les Américains n’est pas la bonne et elle engage le CNRS dans une autre direction. Mais c’était un mauvais choix et à partir de ce moment là, le retard, déjà existant, se creuse. De plus, jamais n’est posé le problème de la formation ni celui de la fabrication. On ne forme ni à l’utilisation des machines ni à la fabrication de ces machines. Ce défaut va entraîner un retard spectaculaire qui n’est à ce jour pas rattrapé.
Sur la région Rhône-Alpes, c’est plutôt Grenoble qui a porté le flambeau sur ce domaine là tant d’un point de vue de la recherche que de l’industrie du logiciel. S’il devait y avoir un musée de l’informatique, ce serait à Grenoble qu’il trouverait sa place. C’est d’ailleurs déjà le travail qu’effectue Aconit . Certes, la carte perforée a été mise au point et utilisée par Jacquard à Lyon mais le lancement de l’informatique s’est fait beaucoup plus tard et ailleurs. Ce principe de mécanographie existait déjà bien avant que n’explose l’informatique au XXe siècle. Le lien n’est pas direct.

 

Comment expliquer qu’il puisse y avoir une telle différence entre Lyon et Grenoble ?

Tout d’abord, Grenoble a une école d’ingénieurs très liée à l’électrotechnique : Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG) où une chaire de mathématiques appliquées est créée très tôt. Grenoble est aussi une ville où des scientifiques entrepreneurs s’installent et développent les recherches dans des domaines qui seront utilisés par l’informatique, comme le magnétisme. Ce fut le cas notamment de Louis Néel  qui oeuvra pour favoriser les mathématiques et le magnétisme. La présence d’un lieu de formation dédié et de personnalités engagées crée un climat favorable qui incite le développement de l’informatique. A cela se rajoute une industrie en demande d’informatique et de calculs rapides. Par exemple, pendant la guerre, il y a eu à Grenoble l’installation d’un calculateur analogique. Plus tard, l’installation du CEA (Centre d’Etude Atomique) confirme ce mouvement et favorise encore le développement de l’informatique. La modernisation du tissu industriel et, en conséquence, l’utilisation des outils informatiques s’est faite beaucoup plus rapidement à Grenoble qu’à Lyon. Toutefois, on voit bien que le point d’ancrage est la formation. Celle que nous dispensons ici pour les universitaires et les ingénieurs est bien trop dominée par la mécanique. Nous formons d’excellents mécaniciens mais nous n’arrivons pas à penser l’électronique. Par ailleurs, en terme de recherche, Lyon n’a pas été une ville où l’électrotechnique et l’électronique ont été beaucoup développées. Or, il s’agit là de la base de l’informatique. Lyon est restée traditionnellement tournée vers la chimie, la biochimie, la biologie, etc. Aujourd’hui, à part dans le domaine des jeux, Lyon n’a pas développé l’informatique. Cela étant dit, il n’y a pas à ma connaissance de grand centre de formation dédié à l’informatique ludique à Lyon. Par exemple, une école d’ingénieurs comme l’Ecole Centrale développe des formations d’ingénieurs généralistes… mais ne serait-ce pas plus utile de mettre en place des formations en électronique avancée ? voire des formations autour de la fabrication des machines ?Où prépare-t-on à Lyon la nouvelle révolution de l’informatique ?

 

Et la mise en place des pôles et notamment celui autour du loisir et du numérique ne peut-elle pas être une nouvelle voie à explorer qui donnera sa place à l’informatique à Lyon ?

Oui, c’est une initiative intéressante. Il faut voir pour la suite. Aujourd’hui, il est difficile de se prononcer. Il faut attendre. Il est complexe aujourd’hui de prévoir les changements que cela peut engendrer.

 

On pourrait imaginer que l’industrie chimique ait besoin d’outils informatiques et que ce besoin fasse émerger, à Lyon, une industrie informatique forte ?

Non, ce n’est pas le cas. Au début, les industries chimiques n’avaient pas besoin d’informatique. L’automatisation des industries chimiques s’est faite beaucoup plus tard quand l’informatique s’est imposée.
L’informatique est une science qui naît en 1949. les changements que cela a engendré ont été presque immédiats et le fait que Lyon ne se soit pas emparé dans les années 1950 du phénomène pose la question de la voie empruntée par Lyon pour sa reconstruction post-deuxième guerre mondiale.
Rattraper le retard aujourd’hui n’est pas une chose aisée. Cela implique une vraie politique des collectivités locales et territoriales, de véritables investissements conséquents. Il faut investir au niveau des machines, de la production de logiciels, mais aussi et peut-être surtout au niveau de la formation.
D’un point de vue national, le plan calcul de 1966  était une tentative pour rattraper le retard mais cela s’est en partie soldé par un échec. Des millions et des millions de francs ont pourtant été engloutis. Mais si l’informatique est une révolution, il faut vraiment l’avoir comprise avant de se lancer dans des plans d’investissement ambitieux. En 1966, les autorités ne l’avaient pas comprise… aujourd’hui, je ne sais pas.
Mais, cela peut se résoudre si on change complètement de bases en informatique, comme une remise à zéro. Dans ces conditions, il faudra que la France et ses régions se tiennent prêtes. Mais là encore, il est difficile de savoir, de prévoir l’avenir !

 

En d’autres termes, la France et à plus fortes raisons la région Rhône-Alpes (hormis Grenoble bien sûr) n’ont pas su développer une industrie puissante en matière d’ordinateurs, mais qu’en est-il de l’usage ? A-t-on pris le train en route et a-t-on utilisé les potentialités de l’informatique rapidement ?

Le CNRS a mis en place un grand programme de développement de l’informatique pour les besoins de la recherche mais pas pour la démocratisation de l’outil ou la création d’une industrie de l’informatique puissante. L’ordinateur est un outil de recherche donc les universités françaises et rhônalpines ont forcément dû s’équiper et en apprendre l’usage. Ceci s’est fait petit à petit. Encore une fois, par rapport aux Etats-Unis, nous avons là aussi un énorme retard. Mais, les générations futures s’adapteront avec aisance et feront évoluer les choses.

 

Et en matière de recherche, comme se situe Lyon et sa région ?

Il y a le LIRIS et certainement des choses qui se font dans d’autres lieux. Mais, je dirais que le nœud du problème n’est pas la recherche. Le nœud du problème est de savoir d’où va sortir le nouvel ordinateur qui pourra concurrencer ceux qui existent et qui sont fabriquées aux USA. Les concurrencer voire les remplacer. Y-a-t-il des gens suffisamment compétents pour prendre le train en marche si le système de l’informatique change ? Et aujourd’hui, sur le plan matériel, ce n’est pas tellement possible à Lyon. Aujourd’hui, on conçoit l’informatique comme étant la fabrication de logiciels pour les machines… mais il ne faut pas oublier que l’informatique c’est avant tout une machine. Qui aujourd’hui en région Rhône-Alpes, spécialiste de l’électronique par exemple, est capable de proposer un système concurrentiel ? A mon sens, personne. Autre question encore. Qui est capable aujourd’hui d’investir de fortes sommes dans la recherche d’un système concurrentiel ? Faire de la compétition dans ce domaine implique un investissement initial énorme.

 

Est-ce que ce manque est fortement dommageable pour Rhône-Alpes ?

Oui, personne ne peut prétendre qu’il peut tout faire mais cette situation rend la région très dépendante. Ceci est vrai pour Rhône-Alpes mais ça l’est aussi pour l’ensemble du territoire français.

 

Comment cela s’est-il passé dans les autres pays européens ?

C’est difficile à généraliser. Les histoires sont différentes. Il est évident que d’autres pays (l’Angleterre notamment) ont réagi beaucoup plus vite et plus tôt que la France mais cela ne veut pas dire que cela s’est concrétisé par un tissu industriel puissant. Le lien entre formation, recherche, productions industrielles est complexe, car de multiples facteurs interviennent. Mais ces liens existent et si l’un des composants manque, la santé de l’ensemble en pâtit fortement.