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Veille M3 / Conspiritualité : du bien-être au conspirationnisme

Couverture du livre Conspirituality: How New Age Conspiracy Theories Became a Health Threat
© éditions Public Affairs

Article

Au-delà des contingences politiques et matérielles, le bonheur se trouve-t-il au bout d’une quête de sagesse visant à transcender les apparences du réel le plus banal ?

À partir de quand peut-on considérer qu’un cheminement intellectuel, spirituel ou scientifique, peut conduire à préparer le terreau d’une déconnexion pathologique du réel ?

À l’aune d’une transition écologique qui se devra de venir transformer les fondations mêmes de nos civilisations, ces questions nous sont posées avec une acuité particulière par la montée de discours anti-scientifiques, pseudo-spiritualistes, vantant une vision égotique du développement personnel, et dont les ressorts sectaires ne manqueront pas d’attirer à eux les plus vulnérables et isolés d’une société traversée par la « quête de sens ».

« Conspiritualité » : quelques années après la pandémie du complotisme qui accompagnait celle du Covid-19, l’influence des cercles qui s’en revendiquent n’a jamais été aussi forte.

Mais si sa santé, son bien-être, ne dépendent que de soi, ne concerne que soi, et doivent se construire contre une vision commune du monde, pourquoi s’engager dans la vie en société ?

Alors que les moyens dédiés à la santé publique ne cessent de se réduire, ces « alternatives » entretiennent dans nos systèmes de solidarité des fissures dangereuses, qui pourraient bien encore grandir.
Date : 02/08/2023

L'annonce dans la presse, au début du mois de juillet, de la disparition d'Olivier Soulier, médecin homéopathe et acuponcteur, figure des médecines dites alternatives, a suscité un certain émoi. L'homme est décédé à la suite d'une « séance chamanique à base de champignons hallucinogènes » selon les premiers éléments de l’enquête. Fondateur du Conseil scientifique indépendant (CSI), proche de ReinfoCovid, il s'était distingué ces dernières années par de ses prises de position polémiques. Opposant notoire à la vaccination contre le Covid, qu’il accusait de participer d'une entreprise visant à stériliser les femmes afin de « réduire la population mondiale », il dénonçait également des élites (en particulier le gouvernement) supposément pédophiles, un pilier idéologique de la mouvance QAnon.

Une nécrologie lui rendant hommage a été posté sur le site du CSI (dont il fut cependant évincé peu de temps avant sa disparition). Elle résume en quelques mots la démarche du défunt : « Animé d’une spiritualité vivante et forte, il était convaincu que l’Homme, loin de pouvoir être réduit à une « machine » biologique, a un destin plus grand. Il laisse une œuvre importante sur la Médecine du Sens qui donne un regard holistique sur la maladie et le malade, en rappelant l’importance de l’interrelation du vivant et cherchant le sens profond de l’existence. ».

Spiritualité, refus du mécanisme, regard holistique, relation au vivant et quête de sens : autant d'éléments en apparence bénins. Pourtant, ce sont autant de signaux qui ont accompagné nombre de dérives. Comment expliquer la porosité entre la quête de bien-être, manifestée en l'espèce par la recherche d'une « médecine du sens », et les thèmes complotistes susmentionnés ? Une catégorie a émergé ces dernières années afin de rendre compte de la multiplication de trajectoires allant du bien-être vers le complotisme : la « conspiritualité » (ou « conspiritualisme »).

 

 

 « Conspirituality » : du podcast au livre

 

Mot porte-manteau issu de la contraction entre « conspiration » et « spiritualité » (ou « spiritualisme »), le concept de conspiritualité apparaît pour la première fois dans le monde académique en 2011, sous la double plume de Charlotte Ward, chercheuse indépendante, et David Voas, sociologue. Le conspiritualisme associe deux éléments principaux, qui sont tous les deux genrés. Le premier, dominé par les hommes, renvoie aux théories du complot marquées par l'idée « qu'un groupe contrôle en secret l'ordre social et politique ». Le second est issu du « nouvel âge » (new age), domaine, selon Ward et Voas, dominé par les femmes, notamment avec le concept de « féminin sacré », où prime l'amélioration de soi et la quête d'une transformation spirituelle.

La conspiritualité articule ces deux préoccupations : le changement de paradigme spirituel répondant à la nécessité de renverser les élites du nouvel ordre mondial qui, partout, tirent les ficelles – ce faisant, les personnes éclairées constituent à leur manière une autre élite qui se distingue du troupeau par sa faculté d’éveil. En cela, comme le suggèrent les philosophes Jules Evans et Louis Morelle, le conspiritualisme est un héritier du gnosticisme, cet ensemble de croyance religieuses remontant au Ier ou IIème siècle de notre ère et qui conteste l’orthodoxie religieuse.

Ce courant considère, notamment et à grand trait, que le monde a été créé par une divinité mauvaise, un Démiurge. Il invite à retrouver, par-delà les illusions d’un monde matériel irrémédiablement mauvais (le gnosticime est ce que l’on appelle un « anti-cosmisme », et constitue une réaction contre l’ordre - ou le désordre - du monde), le vrai dieu sauveur.

Retrouver la vérité par-delà les apparences requiert une connaissance (gnosis en grec) d’une nature spéciale, comparable à une illumination. Une étude récente associe cette posture à des formes de « narcissisme spirituel », pourtant en contradiction avec la visée l’élévation sur le chemin de la sagesse et le détachement vis-à-vis de l’égo qui en constitue la destination supposée.

Le conspiritualisme a connu un fort essor, propulsé par l'explosion de complotisme qui accompagna le développement de QAnon et la pandémie de Covid. Celle-ci renforça à partir de 2020 des tendances antisciences latentes jusqu’à entrer en collision directe avec la quête individuelle de purification qui sous-tend la recherche du bien-être et que contrariait l'effort collectif que constitue, de tous temps, la vaccination.

Depuis 2020, un podcast en anglais, baptisé « Conspirituality », explore en détails ce phénomène. A ce jour, pas moins de 162 épisodes sont disponibles. Le mois dernier, un ouvrage en présentant une synthèse partielle a été publié par Derek Beres, Matthew Remski et Julian Walker sous le titre Conspirituality: How New Age Conspiracy Theories Became a Health Threat. Ce livre constitue une tentative pour éclairer le phénomène conspiritualiste en dressant notamment une galerie de portraits d'acteurs étasuniens parmi les plus visibles de ce milieu. On y apprend notamment que Charlotte Ward, co-autrice de l'article princeps sur le sujet, était en réalité une figure conspiritualiste et forgea ce concept avant tout à des fins apologétiques...

Les trois auteurs, immergés dans le monde du bien-être (du yoga en particulier), empruntent à Michael Barkun, chercheur en science politique et spécialiste du complotisme, leur caractérisation de la pensée conspirationniste. En forme de triptyque, elle articule les principes suivants : a) rien ne se produit par accident ; b) rien n'est tel qu'il apparaît ; c) tout est connecté. Or, ces trois principes entrent directement en résonance avec des préceptes spirituels.

 

 

Les auteurs rappellent ainsi que le premier principe correspond au karma, le mystère des causes et des effets : l'esprit y devient « témoin de ses propres processus. (…) Le karma permet à une personne de comprendre que son flux de pensées et de sentiments internes n'est pas plus aléatoire que les innombrables facteurs qui gonflent les marées ou qui forcent les graines à éclater en pousses puis en fleurs. (...) Le karma décrit un monde qui peut parfois sembler cruel. Mais si l'on dézoome suffisamment, c'est un monde qui, en fin de compte, a un sens. ». Le second principe renvoie au thème classique du rejet de l'illusion (le māyā) et des apparences. Quant au dernier, il symbolise l'interdépendance entre tous les êtres.

Ces porosités n’incriminent en aucun cas les praticien-nes du yoga ou les adeptes de la spiritualité new age, du yoga ou des médecines alternatives. Cependant, elles témoignent de l’existence de passerelles, et ce sont ces passerelles qu’ont empruntées les conspiritualistes ces dernières années.

En somme, on aboutit à une conception plus structurelle du conspiritualisme, faisant de ce dernier, comme le proposent les chercheurs Egil Asprem et Asbjørn Dyrendal, moins un phénomène récent qu’une dynamique périodiquement réactualisée, générant de nouvelles caractéristiques (que l’on songe à l’utilisation massive des réseaux sociaux) à la croisée « des religions, des théories du complot et des relations entre les discours autorisés et stigmatisés ».

In fine, le jugement de Beres, Remski et Walker sur le mouvement conspiritualisme est sans appel : 

« Sur le plan scientifique, ils prêchent sur les virus comme s'ils étaient illusoires, sur le système immunitaire comme s'il était magique, et considèrent les vaccins avec suspicion. Ils sont sceptiques à l'égard de la médecine conventionnelle, vendent souvent des compléments alimentaires qui n'ont pas fait leurs preuves et, lorsqu'ils ne parviennent pas à sélectionner suffisamment d'études pour étayer leurs préjugés, certains d'entre eux inventent des preuves imaginaires.

Les conspiritualistes philosophent avec une manie d'hyper-idéalisme de l'esprit sur la matière. Ils prêchent les erreurs cognitives du « freshman skepticism » (scepticisme de débutant), qui cherche à occulter toute connaissance et à tenir les preuves pour suspectes, à l'exception des conjectures paranoïaques. Ils s'apaisent avec le « contournement spirituel », qui recherche des vérités supérieures abstraites pour éviter les faits désordonnés, les détails et les préoccupations humaines légitimes du quotidien. Et lorsque les choses se corsent, lorsque les crises exigent des réponses collectives, ils se rabattent sur la grossièreté de la souveraineté personnelle et de la politique du je-m'en-foutisme.

Les conspiritualistes parlent de communauté et de tribu, tandis que certains s'engagent dans des tactiques familières aux chercheur-euses qui ont étudié les sectes. Beaucoup de ceux qui ne dirigent pas de véritables sectes ont perfectionné leurs tactiques de construction de communautés via des systèmes de marketing à plusieurs niveaux, déjà peuplés d'entrepreneurs en pseudo-sciences et d'escrocs coachs de vie. Ils ont apporté avec eux la psychologie de la vente, le savoir-faire des médias sociaux et l'intégration transparente du marketing de contenu, des ventes en ligne et des entonnoirs de courrier électronique. Vivant et évoluant dans un monde où chaque contact est une opportunité de vente, les conspiritualistes en herbe ont apporté un bazooka dans la lutte au couteau en faveur de la communication en matière de santé publique. »

 

 

L’hyper-idéalisme de la culture

 

Le conspiritualisme ne se cantonne cependant nullement au monde du bien-être. Le concept prouve sa fécondité du fait de sa capacité à attraper d’autres phénomènes que ceux qu’il était initialement censé éclairer. Revenons sur l'hyper-idéalisme dénoncé plus haut. Il fait écho aux critiques qu’adressent Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet, dans un ouvrage à paraître (Vivre sans produire. L'insoutenable légèreté des penseurs du vivant), aux pensées du vivant. Je me réfère ici à une version antérieure de ce manuscrit, citée dans mon livre Politiser le renoncement. Évoquant la tendance à concevoir l’action efficace sur le modèle d’un changement « d’ontologies » ou de « cosmologies », qu’il s’agisse de quitter l’ontologie de la Production ou, tout simplement, des Modernes, Rigoulet et Bidet avancent que « la créativité valorisée par les penseurs du vivant est (…) limitée, circonscrite au symbolique (…). Elle n’engage aucune transformation du monde, ou de la matière qui le compose et nous compose ».

En ce sens, elle procède bien d'un élargissement du périmètre de ce qui fait sens, tout en réduisant d'autant la dimension pratique du propos – Louis Morelle parle à ce sujet d’« agentivité [NdA : capacité à agir] du savoir » (en citant M. Gilroy-Ware), évoquant « une opération de prise de contrôle sur le contenu, non du monde, mais du savoir comme lieu d’action autonome ». Au changement de cosmologie répond l’éveil spirituel des conspiritualités d’inspirations gnostiques. Dans les deux cas, le règne du symbolique l'emporte, à la fois dans le sillage et à rebours d’orientations parfois contradictoires que l’on trouve chez Bruno Latour – sans parler d’une certaine esthétique hostile au monde moderne. Souvenons-nous : spiritualité, refus du mécanisme, regard holistique, relation au vivant et quête de sens. Ces thèmes sont très loin d’être réservés aux complotistes anti-vax.

Toutes ces considérations sont en définitive dominées par la catégorie du symbolique ou du sens. Le philosophe des technologies et théoricien des médias Benjamin Bratton préfère quant à lui employer le mot « culture » pour désigner la même sphère de phénomènes. Revenant spécifiquement sur la crise Covid, Bratton voit dans la culture un domaine rendu autonome, détaché non de la nature (notion culturelle par excellence) mais des réalités biophysiques qui s’imposent à nous. D'où un réveil brutal lorsque celles-ci se sont fait entendre à l'occasion de la pandémie.

Du moins, est-ce le diagnostic qu'il pose, à cheval entre ses deux récents livres, La Terraformation et The Revenge of the Real. Citons à cet égard le premier, traduit en français par Yves Citton et Grégory Chatonsky : « Embrasser résolument l’artificiel suggère un tournant ontologique d’un autre ordre [à l’inverse de celui que nous avons vu à l’œuvre chez les penseurs du vivant ou du « tournant ontologique » en anthropologie], qui ne sera pas basé sur les diverses constructions sociales d’un plurivers relativiste, mais sur la reconnaissance de notre propre cognition et de notre industrie comme autant de manifestations d’un monde matériel agissant sur lui-même en fonction de patterns intelligents et réguliers (traduction modifiée) ».

 

 

Elden Ring, ou la lutte des cosmologies

 

Pour éclairer d'un autre jour le conspiritualisme, que l’on nous permette pour finir d'évoquer un jeu vidéo sorti le 25 février 2022. Vendu depuis à plus de 20 millions d'exemplaires, Elden Ring constitue l'un des plus grands succès de ces dernières années, tant critique que commercial. Plus qu'un jeu vidéo, la création du studio FromSoftware et d’Hidetaka Miyazaki (qui s’est assuré pour l’occasion le concours de George R. R. Martin, connu pour sa saga du Trône de fer) est une véritable œuvre culturelle inscrite dans le sillage de la série des « Souls » (Demon’s Souls et Dark Souls). La symbolique d'Elden Ring et de ses prédécesseurs renvoie au concept d'« occulture » (contraction d’« occulte » et de « culture ») et brasse de très nombreux thèmes.

Le monde d'Elden Ring repose sur deux piliers, révélés, comme il est d'usage dans cette série de jeux, par la description d'objets glanés en explorant le monde de l'Entre-terre. Celui-ci est dominé par un ordre, baptisé « Ordre doré ». Deux lois le traversent, la loi de régression et la loi de causalité. « La régression est l'attraction du sens. Toutes les choses aspirent éternellement à converger ». « La causalité est l'attraction entre les significations. Ce sont les connexions qui forment les relations de toutes les choses ». Ces deux lois, évoquent immanquablement deux des trois principes du conspiritualisme : rien ne se produit par accident (loi de la régression) et tout est connecté (loi de causalité).

Le critique de jeu vidéo Andreas Inderwildi, auteur d'une série d'articles sur le thème du gnosticisme dans des jeux vidéo, a consacré un texte à Elden Ring. À bon droit car le jeu met en scène un protagoniste aux prises avec des divinités cachées, des dieux extérieurs (outer gods) opposés les uns aux autres dans un conflit dont l’issue déterminera lequel imposera sa volonté au monde de l’Entre-terre. Le joueur, en ce sens, réalise tout au long de sa quête l’ascension qui lui permettra de jouer un rôle dans ces intrigues.

Inderwidli note que « le sens », dans ce jeu, « est une force qui cherche à intégrer toutes les informations disparates (et souvent contradictoires [à l’instar du contournement spirituel cité plus haut]) sur le monde en un système interne cohérent. Ce (…) qu'un cynique pourrait souligner, c'est que les idéologies (...) exploitent le besoin humain de donner un sens à leur monde afin de prendre le contrôle sur eux et à travers eux ». Il conclut sa réflexion d’une manière qui semble s’appliquer tout particulièrement au conspiritualisme : « Elden Ring présente un monde au milieu d'une bataille prolongée pour la domination et le sens. La cosmologie (...) est le champ de bataille central de cette lutte. La faction ou l'individu qui parvient à imposer ses visions et ses symboles du cosmos (…) parvient à dominer (…) en remodelant le monde ».

Économie (au sens théologique du terme) fondamentalement agonistique, l’Ordre doré qui prévaut initialement dans Elden Ring se définit en opposition aux exclu-es (fidèles d’un autre ordre mais aussi créatures artificielles – les albinauriques, contre natures – « celles et ceux qui vivent dans la mort », ou impures – les réprouvées) qu’il refuse tout bonnement d’accueillir en son sein. Autrement dit, il s’agit « d’un ordre qui se renforce en fabriquant un mal absolu », comme le souligne le youtubeur SmoughTown. À nouveau, le parallèle est frappant, si l’on songe aux pédophiles satanistes de QAnon et aux personnes qui leurs sont assimilées (l’ensemble de la communauté LGBTQIA+) – ou à la Modernité, accusée de ne pas cocher les bonnes cases : spiritualité, refus du mécanisme, regard holistique, relation au vivant et quête de sens…

Et si Elden Ring, avec son occulture et ses références à la gnose, son Ordre dorée fondée sur une quête de sens devenu un champ de bataille fumant, constituait le meilleur commentaire sur le conspiritualisme ? Un phénomène d’autant plus notable qu’il dépasse, on l’a vu, la sphère du seul bien-être.

 

Pour aller plus loin :