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Julien Baltazar, doctorant en ingénierie : « L'électrification ne résout pas tous les problèmes que pose la mobilité ! »

Interview de Julien Baltazar

Portrait de Julien Baltazar
© Robin Lecomte
Doctorant en ingénierie

Julien Baltazar réalise une thèse sur l’aide à la décision pour les autorités organisatrices de la mobilité et l’intégration des enjeux environnementaux au sein du Laboratoire Génie industriel de CentraleSupélec. Il a notamment travaillé sur un projet de recherche visant à investiguer les problématiques liées à l'électrification des véhicules particuliers, en particulier dans le contexte des trajets de longue distance. Dans cet entretien, il revient sur les conséquences d’une telle électrification : ses impacts indirects, les changements d’usage qui en découlent et les risques associés. 

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Date : 01/02/2023

La voiture électrique est aujourd’hui présentée comme l’avenir d’une mobilité plus soutenable. Qu’en pensez-vous ?

La mobilité électrique a des avantages très clairs sur les émissions de gaz à effet de serre, les émissions de polluants locaux et les nuisances sonores. C’est la raison pour laquelle on pousse pour leur utilisation chez les particuliers et dans les transports publics. Cependant, l’électrification ne résout pas tous les problèmes que pose la mobilité ! Congestion en centre-ville, occupation d’espaces par les infrastructures routières, augmentation des distances parcourues par personne, etc. : pour tous ces enjeux, opter pour un autre vecteur énergétique ne changera rien.

Vous dites que la mobilité électrique ne répond pas à tous les enjeux de soutenabilité auxquels nous faisons face. Génère-t-elle de nouveaux risques ?

Il n’y a pas encore trop de problèmes de réserves de matériaux - les gisements sont là - même s’il y a des risques d’instabilité de prix et de criticité pour certains matériaux

L’électrification de la mobilité pose certaines difficultés. Par exemple, lors des pics de trafic, en particulier lors des week-ends de juillet et août, notre réseau électrique et les infrastructures de recharge risquent d’être complètement surchargés. De plus, l’électrification est responsable d’un certain nombre de « transferts d’impacts ». Autrement dit, la mobilité électrique génère des impacts dans d’autres domaines ou de façon indirecte.

Un premier type d’impact concerne l’électricité que l’on injecte dans nos voitures. Si elle est issue des énergies fossiles, la mobilité est indirectement carbonée. Un deuxième type d’impact concerne les matériaux utilisés tant pour les véhicules électriques, et en particulier leurs batteries, que pour leurs infrastructures de recharge. Par exemple, les bornes de recharge ultra rapides (175 à 350 kW) utilisées pour les voitures individuelles représentent environ deux tonnes de matériaux – principalement du cuivre, de l’aluminium et de l’acier. C’est énorme ! Pour recharger un camion, les bornes de recharge nécessiteraient encore davantage de matériaux. Aujourd’hui, il n’y a pas encore trop de problèmes de réserves de matériaux - les gisements sont là - même s’il y a des risques d’instabilité de prix et de criticité pour certains matériaux. Mais à terme, si on utilise les véhicules électriques comme les véhicules thermiques, nous allons être confrontés à de gros problèmes d’approvisionnement de matériaux. Et donc, nos usages doivent évoluer en même temps que les technologies.

Aller vers une mobilité soutenable suppose donc de changer nos usages. Comment ?

L’électrification de la mobilité n’est soutenable que dans un monde où l’on se déplace moins et où l’on a moins recours à la voiture et à l’avion. Cependant, c’est l’inverse que l’on observe dans les pratiques. Les Français se déplacent de plus en plus, et de plus en plus loin. Ce constat est valable aussi bien pour les trajets de longue que de courte distance, qui s’allongent du fait de l’essor des voyages en avion pour motifs personnels, de l’étalement urbain et du télétravail, qui permet de vivre plus loin des centres urbains.

Outre la modération des usages et le report vers des modes sobres, l’électrification des véhicules constitue un levier d’action pertinent pour une mobilité plus soutenable, mais à certaines conditions. Notamment, il va falloir apprendre à se déplacer différemment, surtout pour les trajets longs de plus d’une ou deux heures. Par exemple, accepter de réduire sa vitesse de circulation (à 110 km/h au lieu de 130 km/h sur les autoroutes) et augmenter son temps de trajet pour compter les temps de recharge des batteries (d’environ 25 minutes toutes les heures contre seulement 5 minutes pour faire un plein d’essence). Des comportements d’usage sobres des véhicules électriques pourront nous permettre de modérer notre consommation d'électricité, mais aussi de ne pas sur-dimensionner les batteries des véhicules, et donc de ne pas trop augmenter notre demande en matériaux.

Ces constats sont également valables pour le transport de marchandises, qui va devoir évoluer à la baisse. Mais là encore, c’est l’inverse que l’on observe : les flux ne font qu’augmenter.

 

Photo d'un symbole signifiant la présence d'une place de parking équipée d'une recharge électrique pour voiture

Dans quelle mesure agir sur l’offre, c’est-à-dire sur les moyens de déplacement, permettra-t-il de faciliter la transition du secteur de la mobilité routière ?

Demain, il faudrait aller à l’inverse de cette tendance : construire des véhicules petits et légers, peu consommateurs d’électricité

Depuis l’essor de l’automobile, le poids des véhicules ne fait qu’augmenter. Ce mouvement s'est accéléré à partir des années 70-80 pour des raisons d’accidentologie. Afin d’améliorer la sécurité des passagers, on a modifié les véhicules et, in fine, on a augmenté leur masse. Aujourd’hui, cette tendance se poursuit sous l’effet du marketing et de la publicité. Le nombre de ventes de SUV augmente fortement alors que ce sont des véhicules plus gros, plus lourds et qui consomment plus de carburant. Leur prise au vent est considérable : ils sont très peu aérodynamiques. Demain, il faudrait aller à l’inverse de cette tendance : construire des véhicules petits et légers, peu consommateurs d’électricité.

Pour le transport de marchandises, des solutions technologiques « durables » existent pour la distribution sur les derniers kilomètres avec, par exemple, la cyclo-logistique avec les vélos cargos ou des véhicules utilitaires légers électriques ou roulant au gaz.

En revanche, pour la longue distance, le défi est de taille. L’électrification des poids lourds est difficilement soutenable : elle nécessiterait d’énormes batteries et des bornes de recharge de très forte puissance. D’autres solutions consisteraient à recharger les camions de façon inductive : par exemple, grâce à des câbles insérés dans la route et qui rechargent en continu les véhicules qui roulent dessus. C’est ce que l’on appelle la « recharge dynamique ». Une autre solution consisterait à faire rouler les camions sur des rails, ou encore à les relier à des câbles aériens - des caténaires, comme pour les trains.

Mais là encore, le chantier est considérable s’il s’agit de rénover l'ensemble des infrastructures routières empruntées par les poids lourds. La solution la plus réaliste pourrait donc être le report vers d’autres modes : inciter au transport de marchandises par train ou par bateau. Cependant, là encore, des investissements importants seront nécessaires pour rénover ou construire de nouvelles infrastructures ferroviaires ou fluviales.

Pour améliorer la soutenabilité de nos pratiques de mobilité, d’importants investissements sont nécessaires. Cela nous renvoie au rôle de l’acteur public dans la transition du secteur. Quel serait-il, selon vous ?

L’acteur public a un rôle à jouer dans le changement de nos pratiques de mobilité, tant du côté de l’offre que de la demande. Du côté de l’offre, il pourrait investir massivement dans les alternatives à la voiture, à commencer par le vélo et les transports en commun dont le train. Du côté de la demande, les changements de comportement liés à la modération des usages, au choix des modes de transport et à l’électrification doivent être accompagnés socialement

L’acteur public a un rôle à jouer dans le changement de nos pratiques de mobilité, tant du côté de l’offre que de la demande. Du côté de l’offre, il pourrait investir massivement dans les alternatives à la voiture, à commencer par le vélo et les transports en commun dont le train. Du côté de la demande, les changements de comportement liés à la modération des usages, au choix des modes de transport et à l’électrification doivent être accompagnés socialement.

Pour limiter les impacts du secteur du transport, il faut plus de sobriété dans les comportements, puis réduire le recours à la voiture en faveur d’autres modes de transport, et enfin électrifier les usages automobiles restants. Aujourd’hui, on constate que la vente de véhicules électriques neufs reste un phénomène très marginal. C’est très cher et financièrement inaccessible pour la majorité de la population. Ainsi, dans les centres urbains, il faut développer les alternatives à l’automobile avant d’électrifier. L’électrification peut en revanche être prioritaire dans les zones rurales. Les populations y sont plus dépendantes de la voiture étant donné qu’elles disposent de moins d’alternatives et font plus de kilomètres par jour pour se déplacer. Alors même que l’achat d’un véhicule électrique est aujourd’hui subventionné, ne faudrait-il donc pas corréler l’aide au territoire concerné ? Ou bien mettre une condition d’usage ? Tant pour des critères d’efficacité que d’équité, l’acteur public doit accompagner et orienter le virage vers l’électrique.

 

Photo d'un vélo accroché à un porte-vélo dans un train régional français
Un vélo accroché à bord d'un AGC (Autorail Grande Capacité) sur le réseau TER Alsace, le 27 avril 2012© Pehaha

Dans quelle mesure les acteurs publics locaux peuvent-ils contribuer à accompagner et orienter cette transition ?

Au niveau national, régional ou local, de nombreux objectifs environnementaux sont fixés concernant les émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques, l’artificialisation des sols, etc. Les territoires doivent intégrer ces exigences dans les documents de planification du transport, comme les plans de mobilité par exemple. Cependant, ils ont souvent du mal à le faire et ont besoin d'accompagnement. Notamment, je constate que les plans de mobilité peinent à intégrer l’ensemble des dimensions de la mobilité et des enjeux de la soutenabilité. Parfois, ils se concentrent sur les trajets locaux domicile / travail et oublient la longue distance et le transport de marchandises. Effectivement, intégrer ces paramètres se révèle plus difficile, notamment parce que le périmètre de réflexion, les parties prenantes et les usages sont différents. De plus, il y a des enjeux comme la réduction de la vulnérabilité liée aux consommations de matières premières qui sont encore complètement absents des réflexions autour de la mobilité à l’échelle locale.

Identifiez-vous d’autres faiblesses de l’action publique locale en matière de planification et de transition du secteur de la mobilité ?

Outre cette barrière méthodologique, un autre problème est que les parties prenantes peuvent voir dans la planification de la mobilité une contrainte légale davantage qu’une opportunité. Cela ne les stimule pas. Au contraire, il faudrait faire en sorte qu’elles considèrent ce processus comme un outil utile et pertinent pour définir une vision commune avec les parties prenantes, prendre des décisions et organiser le territoire

Afin d’élaborer leurs plans de mobilité, les territoires ont besoin de modélisations quantitatives. Ils doivent pouvoir évaluer dans quelle mesure les stratégies qu’ils envisagent satisferont les objectifs environnementaux qu’ils se sont fixés. Une fois le plan adopté, ils ont également besoin de processus de suivi qui puissent permettre d’évaluer dans quelle mesure les objectifs sont atteints et si des actions correctives doivent être planifiées.

Aujourd'hui, les territoires ne disposent pas tous de méthodologies robustes pour définir les actions et les objectifs et réaliser leur suivi. Dans les plans, des objectifs ambitieux sont donnés, tels qu’atteindre une certaine part d’usage des transports en commun, mais les conditions pour leur faisabilité et leurs impacts sur l’environnement sont rarement clairement démontrées. Ensuite, lors de l’implémentation des actions, il y a peu de suivi, alors il y a un risque d’avancer les yeux fermés jusqu’au prochain diagnostic complet de la mobilité. Outre cette barrière méthodologique, un autre problème est que les parties prenantes peuvent voir dans la planification de la mobilité une contrainte légale davantage qu’une opportunité. Cela ne les stimule pas. Au contraire, il faudrait faire en sorte qu’elles considèrent ce processus comme un outil utile et pertinent pour définir une vision commune avec les parties prenantes, prendre des décisions et organiser le territoire.

Dans le contexte actuel, il y a un manque de consensus vis-à-vis de nombreuses actions qui peuvent être menées par les pouvoirs publics. On l’observe notamment avec la mise en œuvre des Zones à Faible Émissions (ZFE). En théorie, ces zones consistent à limiter l’accès des véhicules les plus polluants à certains centres urbains. En pratique, on constate que certaines ZFE et le dispositif de vignette Crit’Air sont critiqués et manquent de soutien local. Ainsi, les ZFE sont parfois peu contrôlées, prévoient de nombreuses exceptions et donc risquent de n’avoir que peu d’effets. L’acceptabilité et le contrôle nécessaire à ce que tout le monde partage les mêmes contraintes sont des facteurs déterminants dans la réussite de mesures locales de « soutenabilité ». La stratégie territoriale définie lors de la planification a alors pour ambition d’éviter ce genre de conflit et de fédérer autour d’un projet commun pour les années à venir. Un processus transparent, informé et impliquant les différentes parties prenantes peut permettre d’améliorer la qualité des décisions et d’augmenter l’acceptabilité par les habitantes et habitants et les représentantes et représentants politiques. Ceci me paraît un enjeu de société important. C’est d’ailleurs l’objet de mes travaux de thèse.

 

  • Pour en savoir plus sur les travaux de Julien Baltazar :

Baltazar, J., Vallet, F., Garcia, J., 2022. A model for long-distance mobility with battery electric vehicles: a multi-perspective analysis. Procedia CIRP 109, 334–339. https://doi.org/10.1016/j.procir.2022.05.259

Baltazar, J., Vallet, F., Garcia, J., 2022. Éco-conception d’un système de mobilité comprenant véhicules tout-électriques et réseau de recharge : une analyse multi-perspective basée sur un modèle de simulation de la mobilité longue distance - Rapport Final.