Joël de Rosnay : « “Résilience” et “sagesse” sont les mots-clés pour pouvoir envisager le futur »
Interview de Joël de Rosnay
Scientifique, prospectiviste, conférencier et écrivain
Interview de Marième Diagne et Vincent Donne
La Direction de la Prospective et du Dialogue Public s'intéresse à l'offre de formations privées sur le territoire de la Métropole de Lyon. L’enseignement supérieur privé se développe rapidement, et interroge sur leur rôle et leur complémentarité avec les établissements publics.
Marième Diagne et Vincent Donne sont chefs de projet au sein du département Travail, emploi, compétences de France Stratégie, et analysent une prospective quantitative des emplois via la démarche Vision Prospective Partagées des Emplois et des Compétences (VPPEC).
Depuis 2016, en collaboration avec le Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), France Stratégie développe une approche renouvelée de l’analyse prospective de l’emploi et des compétences : la « Vision prospective partagée des emplois et des compétences » (VPPEC). A quels enjeux répond le développement de cette démarche ?
La démarche VPPEC a été développée à la demande du Conseil national de l’industrie (CNI) dans le but de doter les filières d’une capacité à explorer collectivement les tendances d’évolution de leurs besoins en compétences et leurs implications en termes de besoin de formation. Il s’agissait de définir et d’expérimenter une méthode d’analyse prospective des emplois et compétences qui soit plus agile que les exercices de prospective quantitative des emplois conduits au niveau national, relativement lourds en temps et en ressources. Concrètement, la démarche VPPEC a été expérimentée sur la filière du numérique 2017, sur celle de la valorisation et transformation des déchets en 2018 et sur les métiers du sport en 2019.
Que change justement la notion de compétence dans la manière d’anticiper les transformations de l’emploi et des métiers ?
Cette notion de compétences est effectivement assez nouvelle et assez complémentaire par rapport aux exercices traditionnels de prospective des emplois et des métiers que France Stratégie réalise depuis une quinzaine d’années en collaboration avec la Dares. Ces exercices permettent certes d’apporter des éléments de cadrage quantitatif tout à fait précieux, par exemple en indiquant que tel métier devrait connaitre une croissance de x% à tel horizon, mais ne donnent aucun éclairage sur les compétences des métiers : dans quelle mesure les évolutions quantitatives des métiers se doublent d’évolution qualitative au niveau de leur contenu en compétences ? C’est aussi pour ouvrir la « boite noire » des compétences que des démarches de type VPPEC s’avèrent aujourd’hui indispensables. Cela parait d’autant plus nécessaire qu’il n’existe pas de nomenclature stabilisée au niveau national permettant de rendre compte de la demande de compétences pour exercer chaque métier, et a fortiori dans une approche rétrospective. L’outil ROME de Pôle Emploi par exemple qui recense les compétences associées aux métiers répertoriés par PE permet d’avoir une vision précise des attentes des employeurs s’adressant au service public de l’emploi mais il n’est pas exhaustif et ne permet pas d’anticiper les besoins de compétences par métier.
Quels sont les partis-pris de la VPPEC pour répondre à cet enjeu ?
Compte tenu des objectifs de départ, l’approche VPPEC se distingue par un double parti-pris : 1/ partir des réalités de terrain et notamment des stratégies des entreprises du secteur considéré pour identifier comment les compétences associées à chaque métier évoluent et quels besoins vont émerger ; 2/ construire une vision crédible et légitime parce qu’issue de la réflexion collective des différentes parties prenantes concernées. De fait la démarche VPPEC se veut résolument participative. Concrètement, elle consiste avant tout à créer et animer un espace de travail entre des personnes issues de trois univers différents :
Il est important de souligner que la constitution de ce groupe de travail ne répond pas à un objectif de représentativité institutionnelle où chacun exposerait et défendrait les besoins et les intérêts de son institution d’appartenance. L’objectif est bien de réunir des partenaires qui ont une connaissance fine de l’histoire, du fonctionnement actuel et des évolutions à venir d’une filière économique, de l’amont à l’aval, en termes d’emplois, de métiers et de compétences, et acceptant de partager cette expertise et de s’impliquer dans la co-construction d’une vision partagée au-delà des postures institutionnelles.
Quel bilan peut-on tirer des premières expérimentations de l’approche VPPEC ?
Le bilan est globalement positif au regard des objectifs de départ. On peut évoquer plus spécifiquement plusieurs points. Concernant la dimension co-construction, comme nous avons pu le constater, l’une des clés de réussite de ce type de démarche est d’arriver à créer un collectif de travail. Il s’agit d’une part de motiver les personnes pour s’impliquer sur plusieurs journées de travail au cours d’une d’année, et d’autre part d’installer un climat de confiance et d’engagement permettant que chacun accepte de dépasser le point de vue spécifique de son organisation pour se mettre au service de la réflexion collective du groupe de travail et élaborer un compromis en vue du livrable final.
Ensuite, une autre étape essentielle et qui est moins évidente qu’il n’y parait est de définir collectivement le périmètre de la filière retenu pour la suite de l’analyse. En fonction des représentations de chacun, le groupe peut être amené à faire des choix sur le périmètre à retenir, par exemple à reconnaître l’existence de certaines activités proches de la filière tout en considérant que leur intégration dans le champ de l’étude nuirait à la lisibilité d’ensemble de la démarche.
Une troisième étape importante concerne le travail d’identification, de sélection et de définition des métiers stratégiques à moyen terme, c’est-à-dire ceux sur lesquels les entreprises doivent porter une attention particulière car ils constituent des vecteurs importants de la dynamique de la filière. L’identification des métiers « cœur de filière » permet ainsi de focaliser la réflexion sur les compétences obsolètes, les recompositions possibles des profils de compétences nécessaires dans l’exercice de métiers existants, les compétences associées aux métiers émergents. L’exemple de la VPPEC Numérique est intéressant à cet égard. La construction d’une typologie de métiers « cœur du numérique » était perçue au départ comme un exercice un peu formel. Mais elle s’est transformée progressivement en un moyen de « faire filière » en donnant une représentation à la fois simple et organisée de la filière, notamment pour les représentants des deux branches représentées dans le groupe de travail (télécommunications, services numérique/conseil en technologie/éditeurs de logiciels/entreprises du Web). Le consensus qui s’est dégagé autour des 9 familles de métiers est apparu "in fine" comme l’illustration principale de la « vision partagée ».
Conduites à un niveau national, les démarches VPPEC ont-elles vocation à être appropriées, voire déclinées à un niveau territorial ?
Il faut distinguer deux dimensions : les analyses issues des démarches VPPEC et la méthode de travail elle-même. Sur le premier point, les analyses proposées peuvent paraitre très larges, voire trop larges pour certains acteurs qui sont en attente d’éclairages plus spécifiques à tel ou tel territoire. Les travaux conduits dans le cadre des VPPEC se nourrissent d’éclairages territoriaux à travers les membres des groupes de travail ou les interventions en séance, mais avec l’objectif d’en tirer des enseignements nationaux. En revanche il est assez difficile dans ce type de démarches de rentrer dans les spécificités et les besoins de chaque territoire. L’ambition de l’approche VPPEC est plus modeste : proposer une base de réflexion que pourront s’approprier les membres du groupe de travail (fédérations professionnelles, branches, opérateurs de compétences, etc.) qui sont choisis également en fonction de leur capacité à relayer les travaux dans leurs propres réseaux.
Plus largement, les acteurs territoriaux, et notamment les régions, peuvent gagner à mobiliser les analyses produites et/ou la méthode d’animation VPPEC pour les décliner au niveau de leur territoire. C’est le cas par exemple de la Région PACA qui a repris la méthode pour l’appliquer à d’autres secteurs d’activités à enjeu dans ce territoire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un guide méthodologique VPPEC a été publié en 2018 par France Stratégie et le Céreq sur la base des premiers retours d’expérience, qui ont montré que la démarche était réplicable sur de nombreux secteurs y compris hors industrie et à différentes échelles de territoire.
J’ajoute que cette question rejoint celle de l’actualisation de ce type d’études qui deviennent obsolètes à plus ou moins brève échéance. Il est essentiel de se donner les moyens d’assurer une mise à jour continue de ces travaux. Nous avons mis en place des séminaires de travail (les Rendez-Vous du REC) pour faire le point sur les études qui ont été produites depuis la parution des études VPPEC afin d’actualiser l’analyse, et aussi pour motiver les membres des groupes de travail à conduire de nouvelles études. Et il est bien évident que toutes les initiatives territoriales pour prolonger et décliner ces travaux sont bienvenues et précieuses pour nourrir une intelligence collective sur les besoins de compétences au niveau national.
Le développement de ces démarches VPPEC s’inscrit dans un contexte politique assez dense avec le Plan d’Investissement dans les Compétences (PIC) et la loi « Avenir professionnel » qui semblent porteurs d’une vision particulièrement ambitieuse de l’enjeu du développement des compétences. Bien que faisant des compétences « la clef de l’emploi et de la compétitivité de demain », ces réformes semblent peu explicites sur ce qui se joue du côté des entreprises ?
Effectivement dans la réforme « avenir professionnel » l’entreprise est relativement exonérée de nouvelles obligations de formation professionnelle. Après il faut bien reconnaitre qu’il existe un décalage entre l’ambition politique qui s’exprime autour des compétences et la réalité des pratiques des entreprises sous l’angle des compétences. France Stratégie est justement en train de conduire une étude sur le sujet dans le cadre du Réseau Emplois Compétences. Ce travail en cours permet de faire ressortir plusieurs éléments. Un premier constat est qu’il existe aujourd’hui beaucoup d’instances dédiées aux entreprises afin de remonter leurs besoins en compétences auprès des acteurs de l’enseignement supérieur, de la formation continue et professionnelle. Malheureusement bien souvent les entreprises ne sont pas au rdv, il y a beaucoup de sièges qui sont vides.
On observe également que la manière dont l’enjeu des compétences est présentée et promue au niveau des pouvoirs publics est certes pertinente pour raisonner à l’échelle de l’économie mais qu’elle n’est pas forcément adaptée aux préoccupations des entreprises. Porter une vision stratégique des compétences en lien avec les enjeux d’innovation, évaluer les compétences de ses salariés en raisonnant de manière modulaire (compétence A, compétence B…), etc. sont loin d’être une évidence pour nombre d’entreprises, et en particulier pour les PME qui abordent l’enjeu des compétences d’abord en termes de difficultés de recrutement. De plus, intégrer une approche compétences dans les pratiques RH représente une démarche complexe et coûteuse pour les entreprises. Des clés d’entrée recrutement, formation, compétitivité, business sont sans doute celles qu’il faut privilégier lorsque l’on veut parler compétences avec les entreprises. Sur ce point, l’étude en cours montre bien l’enjeu d’assurer la « montée en compétences » des dirigeants de PME sur cette question.
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