IA : L’intelligence artificielle, peut-on dompter l’inconnu ?
L'impact de l’IA dépasse largement le périmètre de l’innovation technologique et prend désormais part à des choix politiques, sans que les citoyens aient leur mot à dire...
Interview de Gabriele de Seta
<< la véritable innovation actuelle en Chine concerne le hardware >>.
Gabriele de Seta est anthropologue des médias. Après avoir été postdoctoral fellow à l'Institut d'Ethnologie Academia Sinica à Taipei (Taiwan), il travaille actuellement comme chercheur indépendant.
Son projet le plus récent a consisté à cartographier l'état actuel des industries chinoises de l'IA. Il nous résume ici les grands enjeux qu'il a mis au jour.
Le terme d’Intelligence Artificielle est assez polysémique en général, comment est-il utilisé et compris en Chine ?
En latin, artificiel vient du mot "artifice", alors qu'en chinois il se traduit par "travail humain". Cette dénomination met donc plutôt l'accent sur la présence de l'humain. Plus précisément, en chinois, IA se traduit par "rengong zhineng" (人工智能), qui signifie littéralement intelligence artificielle ("ren", humain, + "gong", travail, "zhineng", connaissances et capacités). C'est une traduction assez littérale mais qui met en évidence (du moins étymologiquement) la main d’œuvre humaine impliquée dans le développement de ce genre de technologie. Quant à lui, le terme anglais "artificiel" porte souvent une connotation de science-fiction, de quelque chose qui a été fabriqué dans un laboratoire grâce à une science de haut niveau. C’est une première nuance intéressante.
Quant à la compréhension que les ingénieurs et les entrepreneurs chinois ont de ce terme, je pense qu'elle est très déterminée par la façon dont les États-Unis conçoivent l'IA. Les produits et services basées sur ces technologies suivent en quelque sorte ce que les États-Unis ont défini comme une sorte de référence ; comme une sorte de continuité avec le grand battage médiatique sur les mégadonnées. Les investissements – gouvernementaux ou en capital de risque – sont dans des jeunes entreprises, mais surtout dans d'énormes plateformes qui font de l'IA grand public.
Comment décririez-vous l'intérêt récent pour l'IA en Chine ?
L'IA fait la une de l'actualité en Chine depuis moins de cinq ans. Cela a littéralement commencé après la victoire d'AlphaGo [au jeu de Go] qui a mené à un engouement populaire, puis à une frénésie entrepreneuriale : des entreprises ont commencé à développer leurs propres produits et services de démonstration, et le gouvernement central a suivi avec des recommandations générales pour l'industrie, des plans de développement et plus récemment des propositions de régulation.
Cette manière d'aborder l'IA suit les mêmes tendances que l'on a vues avec les vagues d'innovation technologiques antérieures. Comme dans le cas du "Web 2.0" ou du Big Data, l'intelligence artificielle a suivi un modèle qui passe du battage médiatique autour de l'industrie des médias et des technologies, au développement réel de services et produits par toutes sortes d'acteurs locaux. Comme antérieurement, le domaine a été stimulé par d'importants investissements, tant de capital-risque que de fonds publics, et il y a souvent eu des dépenses excessives ou de nombreuses promesses non tenues. Néanmoins, une autre dimension de cette consolidation de l'IA est liée au protectionnisme chinois : en raison de l'obstacle plus élevé qui empêche les entreprises américaines et européennes d'entrer en Chine, il y a une grande ouverture pour développer des choses qui peuvent ensuite être sous-traitées par le gouvernement aux grandes entreprises que sont Baidu, Tencent et Alibaba, ou des plus petites telles que iFLYTEK. Le gouvernement central les sollicite, via des commandes publiques ou des demandes de développer tel ou tel genre de projets, ce qui leur donne la possibilité de diversifier leur gamme de services et leur expertise.
Est-ce que cet intérêt pour l'IA débouche sur des succès commerciaux ou entrepreneuriaux ?
Baidu a fait preuve d'une certaine clairvoyance en matière d'intelligence artificielle, en commençant très tôt, à partir de 2012 ou 2013, à faire des recherches à ce sujet par rapport aux deux autres BAT[1]. Les deux autres géants chinois que sont Alibaba et Tencent ont récemment commencé à rattraper leur retard, mais Baidu a l'avantage d'être construit autour d'un moteur de recherche; il a donc de vastes ensembles de données pour faire des choses avec l'IA. Quoi qu'il en soit, les BAT développent des applications d'IA proches de leur expertise – Alibaba principalement autour du commerce électronique et du cloud computing, Tencent autour du divertissement et des jeux – mais il est intéressant de noter que ces champions nationaux se voient attribuer certains domaines de développement par le gouvernement. Tencent a par exemple été chargé de développer une IA médicale, alors que ce n'est pas leur domaine initial.
A côté de ces grands conglomérats, certaines startups sont aussi très actives. C'est notamment le cas de iFLYTEK qui est très active dans le champ de la reconnaissance vocale/l'IA de la parole depuis 1999. De son côté, ByteDance explore l'utilisation de l'IA dans la recommandation de news et la fourniture de contenu personnalisé. Un autre géant en devenir est certainement Sensetime, basé à Hong Kong, qui se concentre sur les logiciels de vision par ordinateur pour les caméras. Ils ont récemment reçu beaucoup de commandes pour des systèmes de surveillance par le gouvernement central. Un acteur moins connu en Europe est enfin Jingdong (JD), une organisation de commerce électronique qui est en concurrence directe avec Alibaba, et qui applique des techniques d’IA à la logistique et à la robotique.
Outre ces exemples dans le secteur logiciel, la véritable innovation actuelle concerne le hardware; avec des entreprises telles que Cambricon ou Huawei qui développent aujourd'hui les prochaines générations de microprocesseurs spécialisés dans les besoins des programmes d'IA. Cette volonté des acteurs chinois de gagner leur indépendance infrastructurelle est un phénomène nouveau et qui avance à grands pas. Ces initiatives visent à mieux résister aux fluctuations des marchés internationaux, en particulier pour éviter les taxes d'exportation américaine, voire les interdictions du gouvernement américain empêchant Intel ou Qualcomm à vendre ce genre de puces à la Chine.
D'après vos travaux, quels sont les facteurs clés de succès pour l'IA en Chine ? Et dans quels domaines ?
C’est en premier lieu l'accès à des immenses quantités de données, combiné à la disponibilité de fonds de capital-risque prêts à investir dans des technologies nouvelles. Le tout accompagné d'une politique gouvernementale très favorable. L'empressement du gouvernement à déployer des systèmes de surveillance comme la reconnaissance faciale et la reconnaissance vocale (et toute l'infrastructure du "crédit social") est une opportunité immense pour les entreprises offrant ce type de services. Il faut cependant noter que les Big Data sont de plus en plus réglementés en Chine, et bien que le pays ait connu une croissance en termes de brevets déposés et de recherche publiée, l'innovation accuse toujours un certain retard par rapport aux États-Unis. Il semble que la plupart des développements en IA reproduisent des choses mises au point ailleurs pour le bénéfice de ce vaste marché local. Enfin le protectionnisme fait que des acteurs tels que Google sont toujours exclus de la Chine, Amazon n'a jamais vraiment pénétré le marché local, Facebook est censuré depuis 10 ans. Tout cela laisse permet fondamentalement aux entreprises locales d'offrir des services de substitution et de capitaliser sur cet énorme marché très rapidement.
Qu'est-ce qui est difficile selon vous pour le développement de l'IA en Chine ?
Malgré les difficultés techniques liées à l'IA en général, il n'y a rien de particulièrement délicat. Il est extrêmement facile de mettre sur pied une entreprise d'IA et d'obtenir du financement, avec le soutien gouvernemental disponible. C'est probablement l'un des territoires les plus intéressants pour travailler en ce moment, mais je ne suis pas certain des perspectives de l'industrie sur le long terme. Il semble également que les sociétés BAT soient en passe d'acquérir des start-ups performantes pour concentrer leurs activités d'intelligence artificielle, de sorte que les choses vont probablement changer assez rapidement d'ici quelques années. Comme pour d'autres développements technologiques en Chine, la difficulté réside dans l'écart entre l'enthousiasme du gouvernement central pour une technologie et les perspectives réelles sur le marché. De nombreuses villes créent des parcs d'IA pour attirer et incuber des start-ups ou pour créer des secteurs entiers de l'industrie, mais on ne sait pas exactement combien d'entre elles viendront s'implanter ou si celles-ci survivront aux différentes demandes de financement dans les fonds qu'elles sollicitent !
Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont l'écosystème des industries de l'IA est organisé géographiquement ?
La géographie de l'IA chinoise reproduit des modèles cycliques de développement technologique dans le pays. Cela commence en général à l'étranger, avec des chercheurs chinois travaillant dans des entreprises américaines, qui retournent en Chine pour créer des filiales locales de ces entreprises, pour diriger des instituts de recherche ou pour rejoindre des entreprises locales dans les villes principales, où sont basées les BAT et autres grandes entreprises. La plupart des fonds de capital-risque et de démarrage s'intéressent ainsi aux régions côtières et aux grandes villes : Beijing en tant que capitale (proche du pouvoir politique), Shanghai, et Shenzhen (le centre mondial de conception et de fabrication de l'industrie électronique). Cette dernière offre un écosystème particulièrement intéressant, car la plupart des produits d'IA grand public proposent des services dont la distribution ou l'accès reposent sur des appareils conçus sur place (haut-parleurs connectés, objets connectés, véhicules autonomes). La proximité entre la conception logicielle et matérielle est très efficace, et permet des avancées rapides.
Concernant Shenzhen, il y a plus à dire, en particulier car c’est la ville où Tencent a été fondé, et leurs activités dans le Machine Learning et le Cloud Computing sont très importantes. En particulier du fait des commandes de l’Etat qui leur ont été faites dans le secteur médical. Shenzhen est également un pôle d’activité énorme pour les startups, du fait des capacités de prototypage à grande échelle qui s’y trouvent. En ce qui concerne l’IA, Shenzhen offre un écosystème de choix parce que la plupart des produits grand public y sont conçus et produits. Les applications qui comprennent des briques d’IA sont en effet distribuées par l'intermédiaire d'appareils – haut-parleurs connectés, objets connectés, véhicules autonomes, etc. – qui sont en grande partie conçus, développés et produits dans cette métropole.
Cependant, cette place des grandes villes ne doit pas éclipser un deuxième ensemble de villes relativement plus petites, qui essaient d'attirer les investissements, en développant un aspect de l'industrie. Des provinces essaient par exemple de devenir leader du véhicule autonome, ou de la vision par ordinateur, de sorte qu'une sorte de différenciation spatiale apparaît. Et à mesure que l'industrie se diversifie, les emplois de bas niveau sont délocalisés vers les provinces de l'intérieur, moins développées, où les entreprises locales se chargent de la saisie et du traitement des données.
Au-delà de ce portrait très prometteur, quels sont les risques liés à la façon dont l'innovation en IA est promue et organisée en Chine ?
C’est moins une question de promesses trop ambitieuses qu’un problème de dépenses inconsidérées. Et l’industrie a parfois trop tendance à suivre l'orientation du gouvernement et des directions politiques.
Cela se produit à chaque cycle technologique en Chine, avec le Web 2.0 et les mégadonnées. Le schéma est plus ou moins le suivant : une innovation apparaît, elle est reprise par les entreprises locales qui ont appris de la façon dont d'autres entreprises le font, puis les autorités remarquent ce qui se passe et sentent qu’elles doivent rattraper la situation et la réglementer. Le gouvernement central chinois définit sa politique dans un document officiel, un plan de développement qui clarifie les attendus et les souhaits pour l’industrie.
Puis les gouvernements locaux s’approprient ce plan et se positionnement pour attirer des fonds du gouvernement. Ils veulent par exemple attirer cet argent afin de commencer à mettre en place des mesures pour attirer des entreprises. C'est pourquoi il y a une prolifération de pépinières d'entreprises en démarrage. Je pense à des villes secondaires qui veulent construire un grand parc d'entreprises d'IA pour attirer les sociétés qui font de l'automatisation automobile, elles obtiennent des fonds publics pour cela, mais il n'est alors jamais certain qu'elles attirent les entreprises qui font cela.
Il y a aussi ce phénomène où les entrepreneurs disent simplement qu’ils sont une « société d'IA » juste pour obtenir l'argent nécessaire à l'ouverture du parc alors qu’ils sont dans un tout autre secteur. Donc, de l’extérieur, il faut relativiser ce gigantesque effort sur l’IA ; quand certains regardent les taux de survie d'entreprises et les profits qu'elles peuvent réaliser en 3 à 5 ans, ils commencent à se dire que ce sera une bulle. D’un autre côté, les gouvernements locaux commencent à se rendre compte que si ce phénomène prend tant d'ampleur, cela signifie aussi que des emplois traditionnels commenceront à être déplacés ; et que dans certains secteurs, comme dans l'industrie ou les services, des organisations seront grandement perturbées par ces technologies. Il y a du coup des velléités, de la part du gouvernement central d’essayer de prédire quels modèles industriels seront efficaces. C’est d’autant plus important que les migrations internes pour raisons professionnelles sont de grande ampleur, et qu’avec l’IA certains secteurs anciennement actifs pourraient être balayés. Il y a donc un risque de gâchis énorme dont ils sont conscients.
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