La fiscalité publique : un défi pour l'Etat et les Collectivités territoriales
Interview de Marc Leroy
Professeur de finances publiques et de sociologie, Université de Reims, Vice-Président de la Société Française de Finances Publiques
Interview de Olivier Landel
<< Je crois beaucoup à l’affectation citoyenne de l’impôt. Cette démarche permettrait à la fois de relégitimer, voire de « réenchanter » l’impôt pour le citoyen, et en restaurant le lien entre l’impôt et son bénéficiaire, de restaurer l’obligation pour la collectivité de rendre des comptes. >>.
Successivement cadre du Trésor Public en charge du contrôle et de l’exécution de budgets locaux (1986-1990), créateur du pôle conseil au sein d’une SSII leader dans la conception et la diffusion de progiciels de gestion à destination des collectivités locales (1990-1994), consultant indépendant (1994-1996) puis co-fondateur d’Objectif M+ et associé de Puyo Consultants SA, cabinets de conseil spécialistes des collectivités locales (1996-2001), responsable du pôle intercommunalité, de la gestion et de l’informatique décisionnelle pour le secteur public au sein de Ernst & Young (2001-2002), Olivier Landel a été d'octobre 2002 à fin 2015 délégué général de l’association des communautés urbaines et métropoles de France (ACUF). Il est depuis le 1er janvier 2016 délégué général "France urbaine"[1]. Depuis décembre 2013, il est également directeur général de l'Agence France Locale, créée par et pour les collectivités pour diversifier, sécuriser et optimiser le financement de leurs investissements.
Interrogé sur les solidarités financières au sein des communautés urbaines et métropoles, Olivier Landel fait le point sur les réflexions de ces dernières sur leur rôle en matière de solidarité, sur les points de blocage et pistes potentielles. Il plaide en faveur d’une primauté du local sur le national, d’un ancrage territorial des mécanismes de solidarité et pour une liberté financière et organisationnelle accrue des acteurs locaux, en première ligne pour lutter contre les inégalités sociales ou territoriales. Il évoque par ailleurs les efforts restant à faire notamment pour améliorer la démocratie locale en matière financière et impliquer davantage les citoyens dans les choix financiers locaux.
Cet entretien fait partie d’une série d’entretiens et de textes d’auteurs consacrés aux relations entre finances publiques, fiscalité et solidarité.
[1] L’association « France urbaine » est le fruit de la fusion de l'AMGVF et de l'ACUF réalisée le 6 novembre 2015. Elle regroupe des métropoles, agglomérations et grandes villes et a pour objet de défendre le monde urbain.
La solidarité et ses enjeux financiers est-elle une préoccupation forte des intercommunalités ?
C’est un sujet permanent qui a une prégnance particulière quand les efforts budgétaires sont demandés à tous. Comment faire mieux avec moins ? Cela fait une dizaine d’années que les questions du social et de la solidarité sont plus particulièrement au cœur des préoccupations des communautés urbaines et métropoles. Les premières réflexions sont parties du constat que, dans le cadre des actions liées au développement durable, les grandes agglomérations prenaient fortement en charge le côté économique et environnemental mais sans responsabilités sur le volet social. Il y avait des raisons juridiques à cela puisque la question sociale, relevant du bloc de compétences communales, n’est pas adressée aux intercommunalités. Pourtant de manière indirecte et accessoire, elles se sont impliquées, que ce soit via des clauses sociales liées à la diversité au sein des marchés publics, la politique de la ville, etc. Puis elles ont commencé à réfléchir ensemble au thème de l’action sociale et à la place des communautés urbaines et, en 2013, aux solidarités au sein des intercommunalités et à leurs mécanismes fiscaux et financiers[1].
[1] Solidarité et Communautés urbaines, État des lieux et prospective. Cédric Polère, Catherine Panassier, Acuf, 2013 et La solidarité fiscale et financière au sein des communautés urbaines et métropole en 2013 : réalités et perspectives, Inet- Acuf, 2013
Quels enseignements avez-vous tirés de ces études ?
Nous étions convaincus qu’il fallait avoir une vision plus large de l’intercommunalité qui intègre davantage le social. La création des métropoles va dans la bonne voie puisqu’elle permet aux intercommunalités de s’interroger fortement sur leur rôle en matière de solidarité, de la repenser comme une opportunité pour l’action métropolitaine. Ces travaux ont aussi confirmé la diversité des façons de mettre en œuvre la solidarité. La péréquation par la dépense est la base de la solidarité au sein des intercommunalités. L’essentiel, c’est l’action qu’elles mènent : le transport, le logement, l’équipement, l’aménagement local du territoire. Il n’existe pas de recettes toutes faites mais une chose est certaine : pour que les habitants profitent des services dans des conditions de temps et de coûts raisonnables, une organisation territoriale large au niveau des bassins de vie est essentielle. Donc une organisation qui dépasse les frontières administratives habituelles. La capacité à travailler avec les départements et les régions reste difficile et devait être encouragée : les lois MAPTAM[1] et NOTRe[2] ouvrent de nouvelles possibilités dans ce sens, mais l’essentiel repose sur la volonté locale.
[1] Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles
[2] Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République
Promouvoir des solidarités globales et davantage centrées sur le territoire local vous semble plus pertinent ?
La solidarité de première ligne doit être une solidarité de proximité et non pas une solidarité nationale. Les distorsions locales de richesse entre communes riches et pauvres sont beaucoup plus mal vécues par les habitants que des distorsions similaires au niveau national. Il est ainsi plus pertinent d’atténuer en priorité les déséquilibres au sein de la région de Nice plutôt que celles existants entre Nice et Lille, en transférant de l’argent de Nice à Lille ou inversement. C’est tout l’enjeu du débat entre égalité ou équité. À mon avis, l’État devrait limiter son intervention aux grandes politiques mais ne pas chercher à égaliser les territoires en amont du nécessaire travail local. Le fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC) n’est pas, de ce point de vue, un bon outil. Il prélève à des communes qui reçoivent par ailleurs. Il empêche des solidarités et, au final, se révèle plus un frein qu’un moteur. Le concept de péréquation « en pelures d’oignons » me semble plus pertinent : donner à chaque territoire la capacité de lisser ses inégalités en valorisant la diversité des territoires français.
Comment fonctionnerait une telle « péréquation en pelures d’oignons »?
Je voudrais passer une petite annonce : « échange dotation contre fiscalité » ! Il vaudrait mieux faire des économies en baissant les dotations et donner plus de pouvoir fiscal aux collectivités qui seront ainsi à même de gérer leurs ressources et d’être moins dépendantes de l’État. Chacune, avec ses outils, s’occupe de la répartition des dépenses et des ressources. Comment penser les choses différemment pour améliorer l’action sur le territoire ? Actuellement, le maire ou le président d’agglomération reste maître des taux de sa fiscalité et de l’utilisation de la dotation globale de fonctionnement. Une des pistes proposées est de donner le pouvoir fiscal plus la dotation globale de fonctionnement à l’intercommunalité. Il ne s’agit pas de faire disparaître les communes mais bien de repenser la coopération entre communes et intercommunalités. Ces dernières pourraient avoir un pouvoir de répartition plus étendu tandis que les communes se centreraient sur la distribution. Il y a de vrais choix politiques à faire ensemble : décider que tel équipement de loisir est ouvert la nuit, opter pour un tarif unique ou modulé... Mais cette nouvelle donne ne peut se mettre en œuvre sans une évolution de la démocratie locale.
Les métropoles vont-elles permettre une meilleure gouvernance ?
Tout d’abord il y a un lien fort entre compétence et gouvernance, les métropoles le savent, étant majoritairement issues de communautés urbaines qui sont des formes anciennes et intégrées d’intercommunalités, dans lesquelles les communes ont l’habitude de travailler ensemble et de mettre au pot commun leurs compétences. Prenons le stationnement qui est un sujet en cours de traitement. Les communautés urbaines s’occupent de l’aménagement des espaces publics, des transports, se soucient de la pollution, de la maitrise des émissions de CO2 … Elles sont dotées de la compétence obligatoire des parkings mais pas de celle du stationnement de surface. D’un côté les recettes du stationnement de surface vont à la commune, de l’autre les amendes de police (et demain les redevances de post stationnement qui vont les remplacer) sont affectées aux dépense de voirie faites par la métropole. C’est incohérent car le stationnement de surface peut être utilisé, comme les autres formes de stationnement pour réguler les tarifs et les flux sur l’ensemble du territoire métropolitain.
Mais plus généralement un des points faibles des intercommunalités est leur manque de légitimité démocratique. Le besoin de proximité notamment dans les grandes agglomérationsest réel, mais n’est possible que s’il existe un vrai pouvoir démocratique. La responsabilité des élus intercommunaux devant le citoyen va dans le sens d’une bascule forte vers une gouvernance réellement intercommunale. C’est une étape difficile à franchir mais nécessaire. La « commune nouvelle » comme échelon de regroupement à l’intérieur de la métropole est sans doute une bonne piste.
Mettre l’accent sur les solidarités locales nécessite de donner des marges de liberté fortes aux collectivités. L’initiative locale vous semble-t-elle suffisamment soutenue ?
Le droit à l’initiative est culturellement peu valorisé dans les territoires. Pourtant, les observateurs doivent admettre que, parfois, les territoires sont plus intelligents qu’eux. Tant qu’à reconnaître la diversité des territoires, autant aller jusqu’au bout. La République à tout à gagner si tous travaillent à la diffusion de la croissance et du bien-être au service des habitants. Comment favoriser les prises de risque et une culture de la prise de risque ? Actuellement, le droit à l’expérimentation est très encadré, « coincé » entre le « on a le droit » et le « on n’a pas le droit ». Cette approche par trop juridique entrave, voire décourage l’innovation et l’imagination. De plus, la sanction médiatique et juridique est trop forte. La crainte de la sanction devient plus forte que le risque de réussir. Au contraire, il y aurait besoin d’inscrire ce droit à l’expérimentation dans une dynamique essai-erreur, plus informelle. L’essentiel est que les acteurs se mobilisent et s’engagent contractuellement autour d’un projet, se dotent d’une vision stratégique locale : que fait-on ensemble ? Qui fait quoi ? Quels thèmes sont prioritaires ? Tout cela se définit localement. À mon sens, trop vouloir définir en amont qui fait quoi tue le dialogue et les capacités d’adaptation et de mobilisation locales.
Cette priorité donnée au local ne risque-t-elle pas d’augmenter les disparités notamment entre les grands centres urbains et le reste du territoire ?
Les métropoles ne doivent pas devenir des forteresses, des petites républiques autonomes. Il faut veiller à un fonctionnement cohérent avec l’ensemble du territoire. Pour nous, le meilleur moyen d’avoir une croissance équilibrée, et des services rendus qui profitent à tous, est de faire avec les territoires voisins. Nous développons le concept de territoires partenaires qui s’appuie sur des dispositifs comme les pôles métropolitains ou encore les contrats de réciprocité. Les pôles métropolitains, dont nous avons obtenu la labellisation législative dès 2010, sont une incontestable réussite. Les contrats de réciprocité, associant urbain et rural, poussés par le Commissariat Général à l’Egalite des Territoires sont en devenir à une échelle plus large encore. L’atout de ces outils est de reposer sur l’initiative locale, sur le faire ensemble et la prise en charge collective d’un territoire large dépassant les frontières administratives, urbaines, rurales. Enfin, au-delà de la seule action publique, les études montrent que les habitants et les entreprises par leurs activités, leurs déplacements, leur implantation, dispersent les richesses sur un territoire plus large que celui où elle est produite. Les métropoles diffusent leur croissance, laquelle est impossible sans un bassin d’emploi et de vie qui dépasse largement les frontières institutionnelles.
Les politiques de solidarité sont souvent abordées du point de vue de leurs objectifs. La réflexion sur les outils vous semble-t-elle à la hauteur des enjeux ?
On dit souvent qu’il y une insuffisance d’outils d’observation et d’évaluation. Mais ce n’est pas tant un besoin d’analyse au niveau national qui manque (même si là aussi des progrès sont à faire), que la mise à disposition des acteurs locaux de données dont disposent les service de l’État pour pouvoir faire leur propre analyse, observations et simulations. L’État ne dispose pas par exemple de bases de données ni d’outils pour suivre, comprendre et analyser de façon suffisamment fine les évolutions des structures intercommunales comme l’internalisation de services, l’intégration de syndicats, etc. Certains pensent qu’une observation nationale, mettant en place des indicateurs permettant de réguler par la mise en concurrence des territoires serait efficace. C’est une vision dépassée, à la façon de ce que les anglo-saxons ont mis en place dans les années 90 et ce sur quoi ils reviennent. Il faut aujourd’hui s’appuyer sur l’expérience locale, encourager les initiatives et mettre en réseau celles-ci. Ma conviction est que l’efficacité est liée à la capacité à inventer des recettes adaptées aux spécificités de chaque territoire. Par exemple, les pactes financiers et fiscaux se développent au sein des intercommunalités et prennent des aspects très différents selon les endroits. La mise en commun des démarches, des modalités d’élaboration, des processus décisionnels et démocratiques ferait gagner du temps et de l’efficacité aux acteurs. Par contre imaginer appliquer les mêmes pactes, avec les mêmes objectifs à atteindre et les mêmes indicateurs de suivi partout est une erreur, source de manipulation et de déresponsabilisation. Même chose par exemple pour les processus de mutualisation : parfois aller trop loin dans la mise en commun de fonctions peut aller à l’encontre de l’efficience tant cela dépend de la taille, des compétences et des moyens des acteurs qui travaillent en commun. Ce qui doit être décliné localement ce sont les processus d’élaboration de bonnes pratiques, pas les résultats de ces processus.
Aller vers davantage de solidarité ne nécessite-t-il pas de sensibiliser, voire d’impliquer, davantage le citoyen aux enjeux de finances publiques ?
Sur ce sujet, il y a un enjeu fort de démocratie. Il faudrait créer une dynamique pour que les gens s’en saisissent, les aider à comprendre la relation entre l’impôt, la collectivité bénéficiaire et la dépense. Cela passe, tout d’abord, par la création d’outils de dialogue. La comptabilité fonctionnelle, qui retrace un budget par activités, est effectivement un bon outil pour échanger avec le citoyen, pour qui la comptabilité par nature n’a pas de sens. Pour autant, l’idée d’une LOLF[1] locale est à étouffer dans l’œuf ! L’État découvre le pilotage par la performance et souhaite l’appliquer localement mais les collectivités sont déjà dans ce type de démarches. La nomenclature fonctionnelle existe au niveau local depuis une vingtaine d’années mais, comme cela a déjà été dit à l’époque, elle s’avère inutile comme outil unique applicable à tous les territoires. Seule une nomenclature fonctionnelle définie localement permet un vrai dialogue avec les acteurs. Les expériences de collectivités qui le font en témoignent. Cela nécessite de consolider les budgets des communes et intercommunalités ainsi que de leurs satellites (budgets annexes, syndicats, SEM, SPL, interventions des autres collectivités…).
La lisibilité passe aussi par une restauration du lien entre contribuable et collectivité. Je crois beaucoup à l’affectation citoyenne de l’impôt : le citoyen pourrait choisir entre plusieurs projets, celui qu’il souhaite financer en priorité en lui affectant une partie - définie à l’avance - de ses impôts. Une sorte de mariage entre le financement participatif et l’impôt. Ce serait différent du budget participatif à la brésilienne dans lequel un montant est à la libre disposition des citoyens. Cette démarche permettrait à la fois de relégitimer, voire de « réenchanter » l’impôt pour le citoyen, et en restaurant le lien entre l’impôt et son bénéficiaire, de restaurer l’obligation pour la collectivité de rendre des comptes. Autre idée, créer une feuille d’imposition par collectivité, plutôt qu’une feuille par impôt avec sa répartition par collectivité, faciliterait aussi grandement la lisibilité. Une autre manière de saisir le problème serait de l’aborder par les dépenses : par exemple, de demander aux citoyens de se prononcer sur le service à développer, réduire ou supprimer… Ces exercices devaient être faits sur chaque exercice budgétaire. Pour le moment, les collectivités qui mettent ces questions financières au centre de leur relation avec les citoyens restent peu nombreuses.
[1] Loi organique relative aux lois de finances : outil utilisé par l’État depuis 2001 dans le cadre de la modernisation de la gestion publique afin d’améliorer l’évaluation des résultats et de la performance de l’action publique.
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