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Les politiques temporelles locales avaient vu juste

© Crédit : Raphaël Urwiller

Texte de Jean-Yves BOULIN

Article écrit pour M3 n°3

Les collectivités locales qui se sont engagées dans des politiques « temporelles » avaient la conviction que le temps, dans toute sa diversité, était un élément clé de la qualité de vie des citoyens, de la réduction des inégalités et de la cohésion sociale, mais également d’un développement territorial soutenable. Cela concernait les durées et horaires de travail des entreprises et des administrations, les temps de trajets, les temps d’accès aux services, mais également les temps familiaux, de loisir, de la citoyenneté, etc.

Ces politiques ont été particulièrement innovantes s’agissant de la nature et du fonctionnement des services de la vie quotidienne. Localement, elles ont eu des effets indéniables au regard de l’articulation des temps sociaux des individus tout comme du fonctionnement économique et social des territoires concernés .
Il faut dire que le contexte de l’émergence de ces politiques était particulièrement tendu au regard des temporalités sociales et économiques avec, entre 1998 et 2000, la mise en œuvre des lois Aubry.

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Date : 01/10/2012

Un sentiment de pénurie et de conflit temporels
Les lois Aubry intervenaient après une quinzaine d’années de développement de la flexibilité du temps de travail (horaires décalés, fragmentés, atypiques) et une tendance à l’allongement de la durée du temps de travail. Nombre d’études et d’enquêtes révélaient l’existence d’un sentiment de pénurie temporelle, de conflits temporels entre les grands champs de la vie sociale (travail, vie familiale, loisirs) et d’inégalités au regard des usages du temps. Plus de dix années après que ces deux innovations majeures ont été engagées, quels enseignements peut-on en tirer au regard des usages du temps ? L’enquête Emploi du temps (EET) de l’INSEE de 2009/2010 constitue la première source d’information d’ampleur nationale permettant d’approcher les impacts du passage aux 35 h. Toutefois elle ne permet pas d’évaluer l’impact des politiques temporelles locales, dont les effets, par définition, sont territorialisés.

Plus de temps libre, mais des inégalités pérennes
Selon les résultats de l’EET de 2010, les Français travaillent moins qu’en 1999. 11 minutes de moins par jour si l’on prend en considération l’ensemble de la population enquêtée ; 20 minutes de moins pour ceux qui sont en emploi. Les hommes qui travaillent y consacrent en moyenne 37 h 15 par semaine contre 29 h 05 pour les femmes, plus souvent à temps partiel. Ces durées hebdomadaires moyennes annuelles tiennent compte des congés. Globalement, le temps de travail des femmes a augmenté de 15 minutes par jour depuis 1986. La hausse de leur taux d’emploi est combinée à l’augmentation des durées du travail à temps partiel. Le temps
de travail des hommes a diminué de 32 minutes sur la même période. À quoi ce temps dégagé par la réduction du temps de travail a-t-il été consacré ? Pas au sommeil puisque les Français dorment en moyenne 14 minutes de moins par jour (8 h 30 en moyenne). Pas aux tâches domestiques puisque les hommes n’y consacrent pas plus de temps (2 h 13 en moyenne par jour, comme en 1999) tandis que les femmes (4 h en moyenne par jour) leur dédient 30 minutes de moins qu’en 1999, confirmant la tendance observée depuis 1986 (une heure de moins en 25 ans).

Deux fois plus de temps consacré à Internet
Alors, où est passé ce temps gagné sur le travail ? Tout d’abord, venant ici confirmer les résultats d’enquêtes menées lors de la mise en œuvre des 35 h, une partie est consacré aux soins apportés aux enfants et aux adultes, soit sept minutes de plus par jour en moyenne pour les femmes et huit minutes de plus pour les hommes. Mais là également l’écart entre les deux sexes demeure : les femmes y consacrent 0 h 45 par jour en moyenne contre 0 h 19 pour les hommes. Une partie est absorbée par les trajets, domicile travail notamment : en 2010, ce temps s’est allongé de sept minutes par jour par rapport à 1999. Globalement les temps de trajet ont augmenté de 14 minutes par jour en moyenne pour l’ensemble de la population entre 1999 et 2010. Enfin, le temps libre (compris ici comme le temps de loisir et le temps de sociabilité) a également augmenté de sept minutes en moyenne par jour au cours de la dernière décennie (et de 25 minutes depuis 1986). Il se situe à 4 h 58 en moyenne quotidienne pour l’ensemble de la population des 15-65 ans en 2010. Mais les inégalités de genre sont là aussi importantes : 5 h 14 par jour pour les hommes et 4 h 43 pour les femmes (pour les salariés, respectivement 4 h 11 et 3 h 33). Comme en 1999, la télévision continue d’occuper près de la moitié du temps libre des Français soit 2 h 06 en moyenne, tandis que le temps consacré à Internet a doublé en dix ans (environ 30 minutes par jour). Sur ce point, c’est l’âge qui fait la différence : les plus jeunes passent plus d’une heure par jour en moyenne devant un écran d’ordinateur, tandis que les plus de 50 ans n’y consacrent que 20 minutes. Chez les jeunes l’ordinateur et Internet se substituent en partie à la télévision.

Les bureaux de temps ont vu juste
Ces données indiquent que les orientations des politiques temporelles locales font sens, notamment au regard d’une augmentation de la maîtrise du temps par les individus. En effet, l’augmentation des temps consacrés aux trajets en général et plus particulièrement aux trajets domicile-travail, ou encore la baisse tendancielle du temps dédié au sommeil sont des indicateurs de ce que Hartmut Rosa appelle l’accélération des temps de vie et sont porteurs d’une augmentation du stress et d’une baisse de la qualité de la vie. Ainsi, l’EET révèle que 35 % des personnes sont soumises à un stress temporel (9 % des retraités et 17 % des femmes au foyer).
Ces constats légitiment les actions menées par les bureaux du temps dans les domaines de la mobilité ou celles centrées sur l’animation de la pause méridienne (concerts de midi, offre d’activités sportives ou culturelles, etc.). Mais c’est un nouveau volet de l’EET, dit le volet « Stiglitz », qui légitime encore plus, si besoin était, la nécessité pour les collectivités locales d’agir sur les temporalités. Ainsi, 1 661 Français nous livrent une appréciation subjective au regard des différents temps sociaux : le temps libre est l’activité la plus appréciée, devant les activités physiologiques, les tâches domestiques, les transports et… le travail et les études. Ce regard subjectif porté sur les activités quotidiennes, au-delà de son enseignement sur la hiérarchie des temps sociaux qui semblerait confirmer les hypothèses des sociologues du temps libre, ou de la société des modes de vie, renforce également la légitimité des politiques temporelles. En effet, nombre de collectivités engagées dans les politiques temporelles ont lancé des actions visant à faciliter l’accessibilité temporelle des infrastructures sportives et des entités culturelles, notamment pour les publics qui en sont le plus éloignés. Pour exemple, plusieurs territoires ont conduit une réflexion sur l’ouverture des bibliothèques le dimanche. La ville de Poitiers a mis en place un dispositif de baby-sitting notamment pour permettre aux personnes éloignées des activités culturelles pour des raisons familiales ou économiques d’assister à des spectacles ou événements culturels. Par ailleurs, nombre d’actions (guichets uniques notamment, points d’information services) ont été entreprises par les bureaux du temps pour faciliter les tâches administratives et diminuer le temps à leur consacrer. Cela ne peut être qu’apprécié positivement par ceux qui jugent ces démarches le plus négativement. De la même manière, il est apparu que les trajets, généralement mal vécus, sont mieux appréciés lorsqu’ils sont pratiqués à plusieurs ou lorsqu’ils sont effectués à pied ou à vélo plutôt qu’en voiture ou en transport en commun. Cela vient légitimer toutes les actions entreprises par les bureaux du temps pour développer l’usage de la marche et du vélo et plus généralement l’intermodalité et le covoiturage. Même si l’EET ne nous dit pas ce que les politiques temporelles ont pu générer au regard des usages du temps, les données produites confèrent une légitimité à ces politiques puisqu’elles vont dans le sens de ce que les Français souhaitent améliorer, en tentant de leur offrir une plus grande maîtrise dans la façon dont ils distribuent leur temps. Il nous semble que c’est un stimulant puissant pour qu’une nouvelle impulsion soit donnée aux politiques temporelles, à l’image de ce que l’on avait connu au début des années 2000. La modification des rythmes scolaires actuellement à l’agenda va conduire à interpeller les horaires et rythmes des activités périscolaires, des horaires de travail, des horaires et fréquence des transports en commun, des modes de fonctionnement des structures d’accueil des jeunes enfants, des rythmes des activités touristiques. Une opportunité à ne pas manquer.