Vous êtes ici :

La solidarité "par nous-mêmes" : une tendance pour faire face à la précarité et au recul de la protection sociale

Texte de Catherine FORET

À partir de citations recueillies lors de journées d’échanges organisées en 2013 par la Fondation Abbé Pierre, entre groupes d’habitants venus de diverses villes françaises, le texte ci-dessous laisse entrevoir ce qui pourrait devenir une tendance forte dans certains milieux : l’auto-organisation des citoyens pour s’entraider face aux difficultés de la vie, à l’inadéquation ou à la baisse de la protection sociale engendrée par le recul de l’Etat providence. Une fiction, pas si fictionnelle…, produite dans le cadre d’un exercice de prospective organisé par le Grand Lyon pour penser le futur proche de la métropole lyonnaise
Date : 22/12/2014

Fatima a presque 40 ans, mais sa pétulance et son look « branché » ne laissent soupçonner ni son âge ni les épreuves qu’elle a déjà traversées. Militante à ACLagalère, titulaire d’une licence en communication obtenue à Lyon 2, elle vit depuis sa jeunesse à G…, commune du Sud de la métropole lyonnaise où ses parents, algériens, s’étaient installés dans les années 1960. Elle a emménagé voilà 5 ans, avec sa fille, dans un petit appartement de l’OPAC du Rhône, dans la cité des Bleuets, après son divorce. Et depuis, elle est sur tous les fronts au sein de ce collectif créé en 2005, après les émeutes qui avaient embrasé les banlieues françaises — elle-même préfère parler de « révolte sociale ».

 

« Liberté, Egalité, Fraternité »

Avec d’autres femmes, presque toutes musulmanes et portant le foulard, elle a trouvé sa place au sein de ce qu’elle présente comme « un mouvement apolitique de lutte contre les discriminations et de promotion de la citoyenneté », aux côtés des jeunes fondateurs du collectif ; des garçons et des filles qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans, issus des diverses vagues migratoires qui ont contribué au peuplement de G…, souvent diplômés et pour la plupart abonnés aux emplois précaires. Le collectif, qui s’est transformé en association en 2007 tout en adhérant à un réseau national de lutte contre les discriminations, met en avant sur son site internet la devise Liberté, Egalité, Fraternité. Il est pourtant critiqué par certains défenseurs de la laïcité républicaine, pour son caractère « communautariste » et trop « radical ». Il faut dire que ces femmes et ces jeunes (les pères sont quasi absents de l’association) ont le verbe haut. Ils n’hésitent pas à interpeller le Grand Lyon, la CAF, le Conseil Général ou la Préfecture ; à débouler sans prévenir dans le bureau du maire ; à faire venir des journalistes dans leurs cités ou à publier des tribunes dans la presse locale pour dénoncer « l’injustice criante » qui est faite aux habitants des quartiers populaires en matière d’accès à l’emploi, au logement ou au service public en général.

Soutenues pour certaines par leur mari, esseulées pour d’autres, Fatima et ses compagnes de galère dénoncent « ceux qui utilisent la misère comme fonds de commerce : la misère, on la maintient, parce que ça crée de l’emploi ! ». Désabusées, mais pas découragées, elles estiment qu’il « n’y a plus rien à attendre de ceux qui nous gouvernent », que leurs enfants n’ont aucune perspective d’avenir ; et que dans ces conditions « il faut agir, ne plus subir ».

 

Faire par nous-mêmes

« À G…, il n’y a pas de cinéma, pas de piscine, pas de place pour nos enfants en crèche… ; la MJC est menacée de fermeture, et  après 19h, il n’y a presque plus de bus pour Lyon.  On est gouverné par des gens qui ne savent pas ce qu’on vit…, alors qu’on les paye avec nos impôts ! » « Mais aujourd’hui, les gens n’attendent plus de l’Etat, ils agissent ! ». On sent chez ces femmes et ces jeunes une énergie rageuse, une combativité et une confiance dans le groupe, qui les aident sans doute chacun à faire face à leur situation personnelle difficile. « Comme on est livré à nous-mêmes, on fait par nous-mêmes ». « À G… on n’a pas beaucoup de moyens, mais on a beaucoup d’idées ! Il y a beaucoup de précarité, mais il y a le cœur. Beaucoup de solidarité, beaucoup de bénévoles : c’est ce qui fait notre force !»

Ainsi sont nés de nombreux projets « citoyens et solidaires » — ouverts, il faut le souligner, à des habitants des communes voisines rencontrés par le biais des réseaux familiaux, et qui se heurtent tous aux mêmes problèmes de chômage, de racisme, de violence familiale ou d’échec scolaire de leurs enfants. « On fait partir chaque année des familles défavorisées en vacances. Des parents en difficulté, des familles monoparentales… On loue un bus et on va leur faire découvrir la mer. On prépare ça toute l’année ; on  organise des ateliers de cuisine, des sorties pour les enfants, des activités avec les parents, pour que les familles sachent bien utiliser leurs vacances. On fait tout pour que les habitants sortent d’ici, voient d’autres cultures, des musées, des monuments, de beaux endroits de la France… »

« On a aussi fait le passeport citoyen, pour faire prendre conscience aux ados de la vie politique, du fait qu’il faut participer, soit en votant, soit autrement. L’idée, c’était de comprendre comment ce pays est géré. Pour aller voter, on doit comprendre. On a laissé les jeunes imaginer leur propre projet, c’est très important. Ce sont eux qui font, ils sont auteurs et acteurs, comme ça le projet devient leur bébé. Ils ont fait quasiment le tour du monde ! Ils sont allés au siège de la Région, dans les Ministères, au Parlement européen, à la Cour Internationale de Justice à la Haye… L’an dernier, 12 jeunes sont partis à New York, pour visiter l’ONU. Ils sont allés à la Banque mondiale, au FMI… ».

Moustafa, 30 ans, célibataire, qui est commerçant et gagne plutôt bien sa vie, s’est investi pour sa part dans le soutien scolaire : « Nous faisons de l’aide aux devoirs pour des enfants en voie de déscolarisation. Des étudiants viennent donner des cours aux enfants. Tous les dimanches, on organise des échanges parents/professeurs,  autour d’un barbecue. Les familles font la cuisine…, ça contribue à changer l’image de l’école.  Moi, j’aide les enfants, je raconte des contes. Quand je vois les jeunes dans la rue, ensuite, je peux intervenir, je joue un peu un rôle de grand frère. Je suis bien connu dans le secteur, j’ai créé la BAF, la Brigade Anti-Faim, je livre des sandwiches dans toutes les cités du coin. J’ai toujours été très social… »

Et pour que les femmes qui ont des enfants puissent sortir de chez elles, participer aux réunions où l’on prépare toutes ces actions,  pour qu’elles puissent apprendre le français, aller chez le médecin, chercher du travail…, ACLagalère a imaginé L’arbre à mamans : « Elles l’ont toutes sur leur frigo. Un gros arbre, avec une "mère supérieure" en haut et le nom de toutes les mamans sur les branches, avec leurs coordonnées. Si l’une part chercher du travail, elles s’appellent, et se confient leurs enfants les unes aux autres. Sans qu’aucun argent ne circule. »

 

Le Revenu de Solidarité Active comme levier

Avec quels moyens l’association met-elle en œuvre touts ces projets ? Outre le troc, qui permet de faire face à la paupérisation de nombre de familles, une bonne partie de cette activité solidaire repose sur le bénévolat. Fatima, l’avoue, elle a fait de son engagement dans l’association, et plus largement dans ses activités citoyennes, « le sacerdoce de sa vie ». Bénéficiaire du RSA, elle a choisi de ne pas travailler pendant quelques années, autrement dit de vivre de très peu, pour se consacrer à fond à l’association — en accord avec sa fille, précise-t-elle. Le temps dégagé par ce revenu "de solidarité active", mis au service de l’association, sert de levier pour décrocher les financements nécessaires à l’action collective. Maîtrisant parfaitement les arcanes des demandes de subventions, Fatima va frapper à la porte des organisations caritatives (Fondation Abbé Pierre, Fondation de France…), monte des dossiers dans le cadre du CUCS métropolitain, plaide la cause de tel ou tel projet auprès des élus locaux. Et n’hésite pas à solliciter les entreprises du territoire pour qu’elles mettent la main à la poche : « Il y a quand même des mécènes qui sont à l’écoute… À la tête des entreprises, il y a des hommes et des femmes sensibles ».

C’est aussi le temps de son non travail qui lui permet d’être si présente sur le terrain. Car tous les membres de l’association le disent : « Il faut être là tous les jours, en permanence ; être disponible, écouter, parler…, sans vendre du rêve, et sans mentir. C’est la condition pour qu’il y ait de la confiance ; entre nous et les jeunes, entre nous et les partenaires… ». Du temps, il en faut aussi pour « repérer les ressources dans la population », ainsi que pour  « comprendre les dossiers » et devenir, comme Fatima une quasi-professionnelle de l’action sociale : « On a appris en faisant. Tout l’administratif, la compta, décrocher des appels d’offres… Tout ça repose sur des bénévoles qui n’en sont plus vraiment. » Et qui risquent eux-mêmes de s’oublier dans l’enthousiasme de leur cause. À l’issue de notre entretien, Fatima doit se rendre à la Préfecture pour s’occuper de son propre cas. Elle est menacée d’expulsion de son logement, pour cause de retard de paiement de loyer. « Le Préfet me connaît bien, sa secrétaire m’a dit que s’il avait vu mon nom dans la liste, il serait intervenu plus tôt. Il sait bien tout ce qu’on fait pour les autres… Mais je ne vais pas pouvoir continuer comme ça bien longtemps non plus. Il faudrait que je trouve un travail, qui me permette de poursuivre mes activités. Comment faire ?»

 

Militants pragmatiques

« Ce qui nous aiderait ? Qu’on repense le statut des bénévoles. Pourquoi ne pas imaginer un revenu minimum pour les volontaires de la solidarité, du genre de ce dont bénéficient les pompiers volontaires ? Avec des formations…Ça nous permettrait ensuite de trouver plus facilement du boulot. » La demande est forte, aussi, pour tout ce qui pourrait aider à faire bouger les jeunes et les familles, à les extraire de "l’entre-soi", à leur permettre de découvrir le monde, non pas dans une logique de consommation de loisirs, mais bien « d’ouverture d’esprit » et d’apprentissage de l’autonomie : «Ça permet de faire tomber les a priori qu’on a sur les autres et que les autres ont sur nous. » « Quand on part à l’étranger, on se sent français, on devient un peu chauvins ! » « À force de sortir, on s’aguerrit. »

L’idée d’une aide à la mise en réseau, à la mutualisation des compétences « avec d’autres groupes comme nous partout dans la région et en France », est aussi avancée ; grâce aux outils numériques, « une plateforme commune » pourrait être mise en place, à partir de laquelle les collectifs d’ici et d’ailleurs pourraient se connaître, s’entraider… Et puis, on aurait besoin d’être outillés en matière de communication, « pour faire connaître nos projets, faire entendre nos paroles, convaincre du bien fondé de nos actions, dans tout le Grand Lyon, et même au-delà. »

Ce que l’on ne veut plus, surtout, c’est « aller mendier » auprès de l’administration et « être coupés en morceaux », renvoyés d’un guichet à un autre, d’un service à une autre, selon que l’on fait partie du Grand Lyon ou pas, que l’on est logé par tel office HLM ou tel autre… ; on ne veut plus non plus dépendre du bon vouloir du maire, être « méprisés » ou « humiliés » par ceux auxquels on va présenter ses projets ; et être mis en concurrence avec d’autres associations du territoire, qui elles aussi ont besoin d’argent. « Il faut sortir de la logique des appels à projets. On a souvent des projets qui ne collent en rien avec les cases administratives, ça manque de flexibilité. Il faudrait que nos projets soient examinés par une commission ouverte, sans préjugés de territoire, d’âge, de culture… »

Et puisque dans ce pays, par tradition républicaine, la puissance publique préfère s’adresser aux individus plutôt que de prendre langue avec des collectifs de citoyens (toujours soupçonnés de défendre des intérêts trop particuliers), c’est vers le secteur privé que ces militants pragmatiques ont tendance à se tourner. Vers les fondations philanthropiques, le mécénat d’entreprise, les banques solidaires ou les organismes de micro-crédit…, fussent-ils financés par des fonds de pension américains ou quataris. Au risque de ne plus bien savoir, finalement, à quoi sert l’impôt, censé financer la solidarité nationale et fonder le sentiment d’appartenance à un "monde commun" dont on se sentirait véritablement partie prenante.