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Derrière la porte des labs

Texte de Laura PANDELLE et Magali MARLIN

Date : 01/12/2013

Texte écrit pour la revue M3 n°6

Avec ou sans l’étiquette de « laboratoire », des agents, des chercheurs en sciences humaines et des designers sont en train de modifier, par petites touches expérimentales, les pratiques de l’Administration. « Essaiserreurs », tests, méthodes de travail horizontales : la culture du « libre » entre progressivement dans le quotidien du service public. Une voie prometteuse de modernisation ?

La modernisation de l’action publique (Map) est souvent associée à l’utilisation des nouvelles technologies pour améliorer la qualité des services publics ; le mouvement Open Gov en est un exemple marquant. Pourtant, tout en se revendiquant de la culture du libre, cette modernisation se concentre sur les technologies et laisse de côté l’esprit hacker : culture de projet horizontale, démarche expérimentale, « essai-erreur », rapport au travail ludique, etc. Alors que tout un pan du secteur privé — depuis les géants de l’innovation comme Google jusqu’aux petites start-ups de l’innovation sociale — s’est rapidement réapproprié ces codes propres à l’éthique du hacker décrite par Laurent Simon, le secteur public est longtemps resté en retrait. Diffuser la culture du hack au sein des administrations ne pourrait-il pas contribuer à leur modernisation tant souhaitée ?
De fait, on observe l’émergence d’une nouvelle culture de l’Administration, qui cherche à dépasser les modèles de gestion traditionnels, hiérarchisés et en silos ; souvent désigné par l’innovation publique. Dans ce paysage, les laboratoires d’innovation occupent le devant de la scène. Ils jouent le rôle d’une cellule de R&D au service de l’Administration ils constituent un marqueur fort du mouvement récent en faveur de l’innovation publique. L’annonce, début 2013, par Marylise Lebranchu, de la création d’un tel laboratoire au sein de l’État illustre bien cette montée en puissance.

 

Le souci de soi de l’Administration

La prise de conscience, par l’Administration, d’un besoin de réflexion sur ses propres pratiques, aussi appelée par le sociologue et politiste Philippe Bezes « la montée du souci de soi de l’État », débute dans les années 1960, époque où les discours sur la rationalité de l’Administration se multi plient.L’organisation interne des administrations devient un enjeu de construction de connaissance théorique. Différents praticiens (sociologues, cabinets de conseil…) travaillent alors au sein des administrations, avec elles, pour construire cette connaissance.
Depuis, les administrations sont devenues des lieux d’interventions de personnes extérieures, dont le regard décadrant est vu comme un moyen de questionner les institutions. C’est le cas de nombreux chercheurs, mais parfois également d’artistes. Ainsi, dans le cadre du programme « Parcs en résidence», cinq collectifs ont séjourné dans des parcs du Massif central et produit des installations permettant de questionner les politiques d’intégration des nouveaux habitants dans ces territoires. La puissance transformatrice du regard extérieur a également largement été utilisée par la 27e Région dans son programme « Territoires en résidence », qui consiste à repenser un équipement ou une politique relevant d’une compétence régionale. Une équipe composée de designers et de chercheurs part en immersion pour explorer le sujet puis prototyper et tester de nouvelles solutions conçues avec les usagers et les agents.
Parallèlement émergent des pratiques venues de l’intérieur qui démontrent que les administrations possèdent les ressources internes pour faire évoluer leur culture et leurs pratiques. Depuis l’agent qui prend sur son temps personnel pour mettre son travail en perspective jusqu’à l’ancien « dir’cab » qui anime le « laboratoire des mutations », un outil de veille au service de la région Pays-de-la-Loire, en passant par le développement de réseaux sociaux d’échanges entre agents, les exemples sont nombreux.
Enfin, certaines administrations commencent à structurer des services internes qui, de façon plus ou moins officielle, ont pour rôle de questionner leur propre action, au-delà des classiques services d’évaluation et d’audit. C’est le cas de la direction de la prospective et du dialogue public mise en place par le Grand Lyon et des laboratoires d’innovation qui imaginent les politiques de demain et, à travers elles, réinventent les processus pour les mettre en oeuvre.

 

Des labs de plus en plus nombreux

Aujourd’hui, le laboratoire d’innovation publique apparaît comme une forme privilégiée pour matérialiser la réflexion de l’Administration sur son fonctionnement. Plus concrètement, un laboratoire d’innovation publique est généralement composé d’une équipe pluridisciplinaire mêlant agents, designers et chercheurs en sciences humaines. Il développe et teste de nouvelles méthodes de conduite de projet et de conception des politiques publiques, en y associant des élus et des citoyens. C’est un espace généralement identifié physiquement au sein des administrations : il doit être à la fois un lieu d’action permettant la transformation et une entité inscrite dans l’organigramme de l’institution, acceptée et soutenue par celle-ci. Pionnier en la matière, le MindLab, laboratoired’innovation interministériel danois, fête ses onze ans. Les premières agences de design anglosaxonnes qui s’intéressent aux politiques publiques comme le Nesta ou Participle sont encore plus anciennes. En France, de nombreuses administrations se montrent intéressées : quatre régions sont engagées depuis deux ans dans le programme « la Transfo » de la 27e Région, avec pour objectif, la création de leur propre laboratoire d’innovation publique. Plus récemment, l’État a lancé un projet de laboratoire appelé « Futurs publics » et certains départements se sont saisis du sujet, comme par exemple le Val-d’Oise avec « Futurs composés ».

 

Une réelle puissance transformatrice

Quelle est la signification de cette « ruée vers les labos » ? Quelles sont les promesses et les limites de ces nouvelles formes de l’innovation publique ? Les deux ans d’expérimentation et les enseignements de la Transfo permettent un premier constat : le processus de création d’un laboratoire d’innovation publique a une réelle puissance transformatrice. Elle s’est illustrée dans l’imagination d’un nouveau circuit de restauration rapide dans un lycée en Provence – Alpes – Côte-d’Azur ou dans la refonte d’une carte pour les jeunes en Champagne – Ardenne. Ces projets ont permis à des agents et des élus de tester eux-mêmes des méthodes de travail plus horizontales, d’utiliser ces tests pour réinterroger plus largement une politique, de réaliser de la recherche ethnographique sur le terrain ou encore de se former aux techniques de visualisation, de prototypage et de scénarisation issues du design. Plusieurs risques pour ces quatre laboratoires d’innovation publique en cours de création se dessinent pourtant. Il est tentant d’adopter une sémantique directement importée du secteur privé, avec son cortège de méthodes de management, alors que la forme doit être au contraire adaptée au cas par cas. Par ailleurs, les différents laboratoires doivent veiller à ne pas perdre leur essence expérimentale sous le coup du processus d’institutionnalisation, qui se décline en comités de pilotages, formalisation de procédures, méthodes figées… Ensuite, les laboratoires nécessitent un portage politique fort pour transformer réellement l’existant sans pour autant servir des intérêts politiques particuliers, faute de quoi ils ne sauraient survivre aux jeux de pouvoir. Enfin, la multiplication des laboratoires ne garantit pas a priori la mise en place d’un réseau d’échanges entre ces laboratoires, pourtant indispensable à une transformation systémique des administrations.

 

L’effet labo

La volonté d’esquiver ces pièges nous a obligés à définir ce qui constitue l’essence même du hack qu’opère un laboratoire d’innovation publique : l’effet labo. Il  mplique tout d’abord une attitude réflexive de l’Administration offrant un contexte propice à l’expérimentation et à l’« essai-erreur ». Il nécessite un fonctionnement en réseau, ouvert sur l’extérieur, décloisonnant au sein de l’organisation, permettant des changements de regard entre individus, services, institutions… Il est associé à une culture de projet et à de nouvelles méthodes de travail, à la montée en compétence (ou empowerment) d’un maximum d’agents et à la diffusion de ses méthodes.
Certaines initiatives, sans pour autant s’afficher comme des laboratoires d’innovation publique, possèdent une portée tout aussi systémique, réflexive et créatrice de changements visibles. Ainsi, la ville de Besançon a développé une méthodologie d’audit interne, mais aussi externe, au sein d’une centaine d’autres administrations, d’associations et d’entreprises. L’audit est réalisé par des binômes d’agents volontaires, quel que soit leur statut ou leur catégorie, et permet les rencontres inattendues, les changements de regard mutuels. Il permet également de trouver des sources d’inspiration : par exemple, un agent a transformé la gestion du courrier de la ville après un audit dans une entreprise. La force de ces démarches n’est donc ni la forme ni l’étiquette « laboratoire » mais bel et bien un effet labo : une posture radicale, une vision globale du changement qui privilégie cependant une démarche sur mesure, une envie de croire dans le service public et dans sa capacité à se renouveler de l’intérieur. Si le laboratoire semble être, à l’heure actuelle, la forme la plus susceptible d’amener l’innovation systémique et la réflexivité dans les pratiques internes de l’Administration, il ne s’agit pour autant pas d’un procédé à répliquer systématiquement et sans précautions. Effet générationnel, marqueur d’époque ? Les laboratoires doivent être avant tout considérés comme comme des vecteurs de transformation de l’action publique et non comme une fin en soi.