Les décideurs justifient souvent leurs décisions en affirmant qu’ils n’ont pas le choix, que leurs décisions sont imposées par les circonstances, à l’extrême, donc, qu’ils ne sauraient en être tenus pour responsables. Que de telles situations existent est incontestable. Mais qu’il en soit toujours ainsi, que les décideurs se déchargent de leurs responsabilités de stratèges au prétexte des urgences est à l’évidence la conséquence de leur manque de vigilance et d’anticipation. Ces décideurs, et les responsables publics en premier lieu, sont en quelque sorte dans la position d’un navigateur. Comme lui, ils doivent disposer de deux instruments : la vigie et le gouvernail.
Une vigie pour alerter
La vigie, qui renvoie aussi à ce qu’on appelle la veille, l’intelligence stratégique ou l’intelligence territoriale, a pour vocation de discerner les signes avant-coureurs des évolutions à venir sur son propre territoire et dans son environnement stratégique. Elle doit faire le tri entre les faits à caractère strictement conjoncturel et ceux qui sont révélateurs de tendances lourdes et émergentes, d’inerties, de discontinuités et de ruptures potentielles. Son rôle est de discerner dans le présent les germes de futurs possibles. Et il incombe alors au décideur (par lui-même et, ou avec, le concours de ses services) de tenter d’explorer ce qui peut advenir. Il ne doit pas se contenter de prolonger les tendances observées dans le passé, mais essayer d’intégrer les facteurs et acteurs qui peuvent déclencher des bifurcations, voire des ruptures. Tel est le rôle de la prospective dite « exploratoire ». Quels que soient les méthodes utilisées et le génie de ceux qui en ont la charge, elle ne pourra jamais dire avec certitude ce que sera l’avenir. Sa fonction essentielle est d’alerter le décideur, avant qu’il ne soit trop tard, sur les défis à moyen et à long terme qu’il lui faudra relever.
Un gouvernail pour tracer la bonne route
Le gouvernail sert un objectif différent : il doit permettre au décideur de « tracer sa route » pour atteindre dans les meilleures conditions possibles l’objectif qu’il s’est assigné. Il ne s’agit plus d’explorer les avenirs possibles (les « futuribles »), mais de construire l’avenir. Et cette grande ambition est déterminée par plusieurs conditions.
Il convient d’abord de bien apprécier les marges de manœuvre de l’acteur. Et celles-ci seront d’autant plus grandes qu’il aura su faire preuve de vigilance et d’anticipation et qu’il aura su créer des alliances avec les autres acteurs. Ces alliances se concluent avec les acteurs qui forment son équipage et opèrent sur le même territoire aussi bien qu’avec ceux qui agissent sur d’autres territoires, plus ou moins voisins ou éloignés, voire sur des réseaux.
Il incombe ensuite au décideur de définir son objectif, son projet, l’avenir qu’il estime souhaitable (il emprunte donc au registre des valeurs) et réalisable pour son territoire. Et ce n’est pas la moindre des vertus d’un exercice de prospective territoriale que d’amener les différents acteurs du territoire à exposer leur vision, à les confronter et, par un processus de négociations collectives, à essayer de se rassembler derrière un même projet de développement.
Mais ce n’est pas non plus une des moindres vertus demandées à l’élu que d’opérer des choix qui s’enracinent dans la conception qu’il se forge de l’intérêt public à long terme. Celui-ci ne pouvant être ni la somme des intérêts particuliers tels qu’ils s’expriment à chaque instant, ni le produit d’une quelconque expertise. Enfin, s’il est utile de disposer d’un cap, d’essayer de fédérer les acteurs autour d’un même objectif, encore faut-il établir un compte à rebours (backcasting) : définir qui peut faire quoi, quand et comment pour l’atteindre.
Établir un diagnostic avant tout
Il n’existe pas une seule et bonne manière de faire de la prospective dans les territoires. Mais, sur la base de la métaphore du navigateur, plusieurs phases semblent complémentaires dans une telle démarche.
La première consiste à établir un diagnostic autant que possible dynamique du territoire. L’avenir, en effet, n’émerge pas du néant. Il s’enracine dans un présent et un passé plus ou moins reculé. Identifier ces racines de futurs possibles est peut-être ce qu’il y a de plus exigeant. Réussir à se représenter le territoire au travers de toutes ses dimensions (géographique, démographique, économique, sociale, culturelle…) est essentiel et difficile, parce que « la carte n’est pas le territoire », que les différents acteurs n’en ont pas nécessairement la même représentation, que leur « miroir » peut être déformant et le consensus s’établir entre eux sur une image qui n’est point fidèle, sinon résolument erronée.
Autre difficulté : bien souvent, les acteurs ont tendance à surévaluer les facteurs extérieurs. Ils imputent donc tous leurs maux à des éléments dont ils n’ont pas la maîtrise et attendent identiquement de l’extérieur des solutions à leurs problèmes. Au contraire, quoique cela soit plus rare, les acteurs peuvent considérer l’avenir du territoire in vitro, sans tenir compte suffisamment des facteurs extérieurs. Or, l’on observe que, confrontés au même environnement, certains territoires progressent alors que d’autres régressent, donc que les facteurs endogènes (à commencer par la capacité des hommes à mobiliser leurs énergies et leurs compétences autour d’un objectif commun) sont déterminants. Mais cela ne saurait dispenser ceux qui font de la prospective sur un territoire de prendre en considération des facteurs externes aussi déterminants que, par exemple, la disponibilité et le prix de l’énergie, les progrès scientifiques et techniques.
Enfin, il faut tenir compte de la propension des techniciens à ne s’intéresser qu’aux facteurs mesurables, aux variables que l’on qualifie de « dures » parce que l’on dispose sur celles-là de données chiffrées — ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, que l’indicateur retenu est pertinent et le chiffre exact… Les variables « dures », parce qu’elles font l’objet de statistiques, bénéficient d’un prestige scientifique et attirent plus l’attention que les variables « molles » (« portefeuille de compétences», sentiment d’appartenance locale, désir de « vivre au pays », qualité des relations sociales), qui jouent pourtant un rôle très déterminant.
Recenser les futurs possibles
Le deuxième volet de toute démarche de prospective territoriale est de tenter d’explorer quels sont les futurs possibles du territoire. Mais cet exercice, dit de « prospective exploratoire », souvent conduit en élaborant des scénarios contrastés, doit nécessairement porter sur un périmètre plus vaste que celui du territoire sur lequel on peut agir, prendre en considération les évolutions possibles de son contexte extérieur, régional, national, international. Pour autant, cela ne signifie pas que l’on puisse, sans discernement, s’appuyer sur des exercices de prospective générale, car certaines tendances déterminant pour un territoire particulier n’auront peut-être guère d’influence sur celui qui nous intéresse. Il faut se rappeler que ces scénarios n’ont pas — et ne peuvent avoir — la prétention de représenter l’avenir. Leur vocation n’est que de mettre en évidence les enjeux à moyen et à long terme avant que le stratège ne soit transformé en pompier.
Faire des projets de développement
Le troisième volet consiste à explorer ce qui peut être fait et quels sont les objectifs de développement que l’on estime réalisables et souhaitables pour ce territoire. Ici interviennent à titre prioritaire une juste évaluation des ressources humaines de ce territoire et une analyse des jeux d’acteurs ainsi que de leur capacité à s’allier autour d’objectifs communs ou, au contraire, à se paralyser mutuellement au travers de querelles souvent stériles. Cette question est essentielle ; elle renvoie à l’identification des acteurs, à l’analyse de leurs pouvoirs respectifs (attention, l’organigramme est souvent trompeur !), des finalités plus ou moins consensuelles ou conflictuelles qu’ils poursuivent. Et, lorsque la démarche prospective est bien menée, il est tout à fait intéressant d’observer combien elle peut être féconde pour substituer à des conflits portant sur de faux enjeux des jeux à somme positive sur les défis vraiment majeurs. Se pose clairement la question de la participation des acteurs à la réflexion, qui conditionne leur appropriation des conclusions et, bien souvent, leur volonté d’agir ensemble.
On ne peut pas continuer à écrire des romans entiers sur l’ « économie de la connaissance » ou les « pôles de compétitivité », directement inspirés des districts italiens, sans remarquer que leur force venait d’abord de la capacité des femmes et des hommes du territoire à mailler leurs compétences, à tisser des projets collectifs, à créer une dynamique commune… Cela ne signifie pas pour autant que la participation peut suppléer à l’absence d’un « travail de fourmi » destiné à collecter et à analyser des données de différente nature, ou que le débat public peut remplacer ou dicter la décision politique. Il incombe aux élus de décider sans chercher à se dédouaner de leurs responsabilités en arguant avoir, en secret, consulté les « augures », se réfugier derrière de soi-disant prospectivistes se faisant passer pour des experts. Face à ces différents projets de développement, des décisions doivent être prises et traduites en stratégies. C’est là qu’intervient le problème de la décision politique (trop souvent de la non décision), le dialogue parfois complexe — voire houleux — entre ceux qui sont en charge de la réflexion et ceux auxquels il incombe de décider et de mettre en œuvre un programme d’action.
La prospective territoriale, lorsqu’elle n’est pas portée politiquement, a fortiori quand elle dérange les pouvoirs en place, peut susciter des turbulences qu’il faut apprendre à gérer positivement. Trop près du prince, le « prospectiviste » risque d’être instrumentalisé au profit de sa communication publique ; trop loin du prince, il risque de prêcher dans le désert. En définitive, pour autant que le cap soit fixé, il convient de procéder au compte à rebours des actions à entreprendre (par qui, quand, comment ?) pour l’atteindre. Alors seulement on pourra parler de la construction d’un futur commun. Et, s’il est important de tenir le cap, il est non moins nécessaire d’être capable d’ajuster les voiles en fonction de la conjoncture, dont l’évolution est incertaine.