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Principe de subsidiarité : à la recherche de la bonne échelle d’action

Symbole d'un d'une flèche pointant le centre d'un carré et l'extérieur d'un carré

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En matière de politique publique, la « bonne échelle » d’intervention existe-t-elle vraiment ?

À l’opposé d’une vision jacobine qui centraliserait le pouvoir décisionnaire, le principe de subsidiarité exige des acteurs publics de réfléchir au degré de proximité le plus indiqué pour mener à bien leurs actions et atteindre leurs objectifs.

Europe ? Nation ? Région, département, métropole, intercommunalité, commune ou même quartier ?
Qui décide pour qui ? Qui met en œuvre les projets et qui rend des comptes aux citoyens ?

Derrière cette recherche d’efficience, il est aussi question de légitimité démocratique et de reconnaissance du rôle de chacun, dans une époque où les services publics, nationaux ou locaux, sont plus que jamais confrontés à des attentes élevées, tant en matière de dialogue et d’écoute que de performances et de résultats.
Date : 08/09/2022

Existe-t-il une taille de société ou une échelle de territoire optimale ? Cette question ancestrale a connu un renouveau dans les années 1970 sous la plume de l’économiste britannique Ernst Schumacher, dans son ouvrage le plus célèbre intitulé Small is beautiful. Critiquant la tendance de l’économie moderne à sans cesse favoriser le gigantisme, au prix bien souvent de la destruction de la nature et de la société, Schumacher prônait au contraire les vertus du localisme, de la proximité et du respect des équilibres naturels. Ce à quoi l’économiste libéral Wilfred Beckerman répondit quelques années plus tard par un ouvrage réhabilitant le productivisme, au titre lui aussi explicite : Small is stupid.

Petit ou grand ? Local ou global ? Centralisé ou décentralisé ? Et si, comme le suggère Olivier Rey, chaque problématique humaine trouvait sa réponse optimale à une échelle différente ? Et dans ce cas, comment trouver la bonne gouvernance afin d’articuler les actions et en assurer la cohérence ? Voilà peu ou prou le dilemme que le principe de subsidiarité essaie de résoudre.

 

Le principe de subsidiarité : un concept récent mais aux racines anciennes

 

La plupart des auteurs qui ont travaillé sur l’histoire de la subsidiarité admettent que l’idée est ancienne, puisqu’on en trouve déjà des formulations assez proches dans l’Antiquité et chez Aristote. Plus tard, l’église catholique en fera un pilier de son organisation et, en 1931, le pape Pie XI en précisera les fondements dans son encyclique en proposant « que l’autorité publique abandonne aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort : elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement, les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir (…) ».

Cette expression de la subsidiarité est très proche de celle qui s’est imposée par la suite et dont on retrouve aujourd’hui la trace dans la version francophone de l’encyclopédie en ligne Wikipédia, qui définit la subsidiarité comme « une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d'une action publique, lorsqu'elle est nécessaire, revient à l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Lorsque des situations excèdent les compétences d'une entité donnée responsable de l'action publique, cette compétence est transmise à l'entité d'un échelon hiérarchique supérieur et ainsi de suite ».

 

Une sémantique à double sens : subsidiarité montante ou descendante ? 

 

Le principe de subsidiarité s’intéresse donc à la répartition des pouvoirs entre différents niveaux hiérarchiques, en partant du principe qu’il convient autant que possible de gérer les problèmes au plus près du citoyen, sauf si une meilleure efficacité peut être trouvée à une échelle supérieure. Cette doctrine a rapidement trouvé un écho dans le monde de l’entreprise, et en particulier parmi les multinationales, confrontées à des enjeux d’organisation hiérarchique et à la nécessité d’adaptation à des contextes très hétérogènes. Mais le principe a également connu un grand succès dans les pays présentant une forme d’organisation fédérale, plus habitués à confier une forte autonomie aux collectivités locales. Dans des pays de tradition plus jacobine, comme la France, la subsidiarité a en revanche eu moins de succès, certains auteurs prétendant même que le principe n’est pas adapté à un État centralisé comme le nôtre.

En s’appuyant notamment sur l’étymologie, Jean-Philippe Derosier montre que les choses sont en réalité plus complexes. La subsidiarité est en effet fondée sur les racines latines subsidium et subsidiarus, qui renvoient à l’idée de « secondaire » mais aussi à celle de « secours ». Le principe de subsidiarité ne peut donc être résumé à l’idée d’une délégation de la décision au plus proche du citoyen, à l’exception des cas (« secondaires ») où la décision serait plus efficace au niveau supérieur.

L’idée se « secours » signifie quant à elle que cette intervention de l’échelle supérieure n’est pas seulement un droit, mais aussi un devoir, lorsque la situation l’impose. Autrement dit, la subsidiarité peut s’exercer aussi bien de manière montante que descendante :

  • La subsidiarité montante s’exerce particulièrement lorsque la délégation des pouvoirs se fait du bas vers le haut, par exemple des collectivités locales vers l’État, ce qui correspond assez bien à la situation des états fédéraux ;
  • La subsidiarité descendante s’exerce quant à elle majoritairement lorsque la délégation s’opère de l’État vers les collectivités, par exemple dans le cadre de la décentralisation.

 

La subsidiarité dans le droit européen, un cas d’école

 

Même s’il est théoriquement adapté à un État centralisé comme le nôtre, le principe de subsidiarité s’est en réalité véritablement imposé dans le débat intellectuel et politique français par le biais de l’Union européenne (UE), qui présente un cas d’école assez typique. Comment, en effet, répartir les compétences au mieux entre l’UE et ses États membres ? Comment, par ailleurs, concilier droit européen et souveraineté nationale ?

 

 

La question a été tranchée dans le traité de Lisbonne, qui consacre le principe de subsidiarité dans le droit européen, tout en délimitant assez précisément ses conditions d’application. Ainsi, aux termes de l’article 5, paragraphe 3 du traité, l’intervention de l’UE au nom de la subsidiarité suppose que soient réunies trois conditions préalables :

  • La non-exclusivité des compétences : cela signifie que la subsidiarité ne peut être invoquée que dans les domaines de compétence qui ne relèvent pas exclusivement de l’UE ;
  • La nécessité : c’est-à-dire que la subsidiarité ne peut être mobilisée par l’UE qu’à la condition que les objectifs visés ne puissent être atteints de manière suffisante par les seuls États membres ;
  • La valeur ajoutée : cela implique enfin que la subsidiarité ne peut être invoquée que si l’action envisagée sera mieux réalisée par l’intervention de l’UE qu’en son absence.

L’application du principe de subsidiarité est par ailleurs très encadrée et surveillée par les États membres. Ainsi, un protocole prévoit que, si un tiers des parlements nationaux formule des avis motivés sur le non-respect du principe de subsidiarité par une proposition de la Commission – en mettant en évidence le non-respect des conditions susmentionnées – celle-ci doit alors réexaminer sa proposition.

 

Arbitrer entre unité et diversité : l’exemple de la Politique Agricole Commune

 

La Politique Agricole Commune (PAC) est un bon exemple de la difficulté que pose l’application de la subsidiarité. Autrefois considérée comme compétence exclusive de l’UE, la PAC est devenue une compétence partagée à partir du traité de Lisbonne, en 2007, faisant entrer celle-ci dans un processus de co-décision soumis pour partie à la subsidiarité. Par exemple, le second pilier de la PAC 2014-2020, qui visait à encadrer la rémunération des aspects multifonctionnels de l’agriculture, était entièrement géré de manière subsidiaire. Il se présentait comme une sorte de menu à la carte, constitué de dispositions que chaque État membre pouvait assez librement choisir pour constituer sa propre politique de développement rural. L’idée consistait donc à fixer un cap général pour l’ensemble de l’UE, tout en permettant une grande liberté d’action des États membres.

Une évaluation de la PAC menée en 2016 montre que cette grande souplesse a abouti à l’élaboration de politiques très hétérogènes, qui par certains aspects peuvent même sembler contradictoires. Par exemple, tandis que certains pays ont profité de la PAC pour inciter leurs agriculteurs à verdir leurs pratiques, d’autres États membres ont au contraire continué à soutenir la compétitivité et la productivité de leur modèle agricole, sans faire preuve de grande exigence dans la distribution des paiements verts supposés accompagner la transition environnementale.

 

Carte de l'Europe indiquant les différentes politiques agricoles

 

Des choix aussi contrastés posent des problèmes évidents en matière de cohérence de la PAC à l’échelle européenne. En particulier, ces divergences sont susceptibles de générer d’importantes distorsions de concurrence entre agricultures nationales au sein même de l’UE, ce qui va à l’encontre des objectifs fondamentaux de la PAC. Ces débats montrent en tout cas la grande difficulté d’application du principe de subsidiarité, qui doit sans cesse rechercher le bon équilibre entre une nécessaire cohérence d’ensemble et un légitime besoin de souplesse et d’adaptation face aux contextes locaux et nationaux. 

 

Subsidiarité et décentralisation : le rendez-vous manqué de la France ?

 

C’est donc en se confrontant aux autres pays de l’Union européenne que la France jacobine a appris à se familiariser avec la subsidiarité. Mais la France s’est-elle pour autant inspirée de ce principe pour gérer le rapport entre l’État et les collectivités locales ?

Comme le rappelle Jean-Marie Pontier, la République française s’est construite sur un État central fort, ayant peu de considération pour la gestion des affaires locales, et se méfiant grandement des idées ayant pu inspirer l’église. Il aura fallu attendre la cinquième République pour que la décentralisation soit enfin considérée comme un objet incontournable de modernisation des affaires publiques. Le rapport Guichard, publié en 1976, préconise de fonder la décentralisation sur le principe de subsidiarité, proposant que l’État délègue « aux collectivités tous les pouvoirs qu’elles sont en mesure d’exercer ».

En 2003, la loi constitutionnelle du 28 mars (connue comme l’Acte II de la décentralisation) reprendra enfin cette idée en précisant que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Mais contrairement à ce qui a été réalisé à l’échelle européenne, les conditions de ce transfert ne sont pas clairement établies. On ne dit pas comment juger de l’efficacité, ni comment définir les contours des compétences en question.

Le résultat est bien décrit par Pierre Calame, pour qui les premières lois de décentralisation étaient tellement obsédées par la répartition des compétences qu’elles sont passées « à côté du défi majeur : reconnaître la nécessité de stratégies d’ensemble et, en même temps, donner toute leur valeur aux initiatives locales. Faute d’avoir su conceptualiser l’articulation entre le global et le local, l’articulation entre la vision stratégique et la pratique quotidienne, on a réalisé en France (…) une décentralisation féodale et rurale, là où la décentralisation devait préparer le pays à l’entrée dans le 21è siècle ».

 

Vers une subsidiarité active ?

 

Le jugement peut paraître sévère. Mais pour Pierre Calame, il est urgent que les acteurs publics apprennent à gérer la complexité du monde moderne, en comprenant notamment que, « dans l’avenir, le partage des compétences sera l’exception et l’articulation des compétences, la règle ». À rebours de la logique des blocs de compétence, la décentralisation doit donc selon lui privilégier les partenariats, dans une perspective de projet de territoire, davantage que dans une logique de cloisonnement étanche des responsabilités. C’est ce que l’auteur appelle une subsidiarité active, en ce sens qu’elle chercherait en permanence à dépasser les frontières administratives et les compétences établies pour trouver la meilleure échelle de gestion, tout en s’attachant à concilier unité et diversité, vision stratégique et gestion du quotidien.

Force est de constater que, de ce point de vue, l’acte III de la décentralisation (en particulier la loi NOTRe) a commencé à opérer un virage dans cette direction, tout en laissant pour l’instant la France au milieu du gué.

D’un côté, les nouvelles intercommunalités ont adapté leurs frontières pour mieux les faire correspondre aux bassins de vie, échelle à laquelle se gèrent aujourd’hui la plupart des politiques publiques territoriales. Certaines compétences ont par ailleurs été reconnues comme partagées, avec la possibilité donnée aux collectivités de réaliser des guichets uniques, ou encore de reconnaître une collectivité « cheffe de file » d’une politique, sans pour autant en accaparer l’intégralité des responsabilités.

Mais d’un autre côté, la loi ne s’est pas émancipée du dogme des « blocs », en augmentant encore la spécialisation et en supprimant la clause de compétence générale de certaines collectivités. Dans le même temps, comme nous l’avons évoqué par ailleurs, la culture du projet de territoire a encore parfois du mal à percer et à s’imposer parmi les personnels politique et administratif, qui restent naturellement enclin à se replier sur leurs responsabilités – quitte à rejeter la faute sur les autres échelons lorsque tout ne fonctionne pas au mieux.

Dans un tel contexte, tout laisse à penser que la subsidiarité va continuer à faire parler d’elle.

 

Pour aller plus loin, quelques références bibliographiques :

  • Anonyme (coll.), non daté. « Le principe de subsidiarité », Wikipédia, mise en ligne no datée (consulté le 20/07/2022), URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_subsidiarit%C3%A9
  • Bernard-Mongin C., Martin A., 2020. « PAC et subsidiarité : vers une nouvelle gouvernance agricole européenne ? » Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, Analyse, n°148, janvier 2020
  • Calame P., 1996. « La subsidiarité active. Concilier unité et diversité », Institut de la gouvernance, mise en ligne non datée (consulté le 20/07/2022), URL : http://www.institut-gouvernance.org/fr/analyse/fiche-analyse-32.html
  • Derosier J-P., 2007. « La dialectique centralisation/décentralisation. Recherche sur le caractère dynamique du principe de subsidiarité » in Revue internationale de droit comparé, n°59-1, pp. 107-140
  • Guéry B., 2019. « Le principe de subsidiarité en entreprise : un leurre ? » in Revue de philosophie économique, vol. 20, pp.69-103
  • Pavy E., 2022. « Le principe de subsidiarité », Fiches thématiques sur l’Union européenne, Parlement européen, mis en ligne 05/2022, URL : https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/7/le-principe-de-subsidiarite
  • Pontier J-M., 2003. « Le principe de subsidiarité au profit des collectivités territoriales » in Revue juridique de l’Océan Indien, Association “ Droit dans l’Océan Indien ” (LexOI), 2003, pp.27-42. hal-02541623
  • Rey O., 2014. Une question de taille. Stock, Paris.
  • Schumacher E.F., 1979. Small is beautiful: une société à la mesure de l’homme. Coll. Points, Le Seuil, Paris.