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Peut-on augmenter notre intelligence ?

Interview de Jérôme GOFFETTE

Jérôme Goffette
Enseignant-chercheur en philosophie à la faculté de médecine Lyon-Est

<< La surévaluation de la concurrence conduit à penser que celui qui ne prendrait pas de produit psychostimulant serait dans une situation d'infériorité >>.

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Date : 01/12/2013

Il existe un marché du développement de l’intelligence. Est-ce un phénomène récent ?

Le rêve d’intelligence a toujours été là.

Le rêve d’intelligence a toujours été là. Toutes les mythologies comportent des récits de sagacité, dès le mythe mésopotamien de Gilgamesh. Mais nous avons aujourd’hui des moyens pratiques nouveaux, ce qui change la donne. Ce marché est en expansion dans tous les pays développés. En France, en 1988, le livre 300 médicaments pour se surpasser physiquement et intellectuellement revendiquait le droit au dopage. Controversé, il a été retiré de la vente par l’éditeur, mais il s’en était déjà vendu plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires en trois mois. En revanche, en 1997, quand est paru Le Guide des nouveaux stimulants de Thierry Souccar, il n’a pas suscité de réaction. Aux États-Unis, le phénomène a commencé aussi à la fin des années 1980. Une dizaine d’ouvrages pratiques ont été publiés, comme Smart Drugs, Smart Brain and Food Pills ou Brain Candy. Ces succès de librairie sont un indice indirect de l’engouement pourl’utilisation de psycho- stimulants en vue d’augmenter certains types de performances.

La quête de capacités supplémentaires est-elle inhérente au contexte socio-économique ?

Le souci d’être dans la course s’est accru, avec une pression productiviste évidente pour les études, la vie professionnelle ou des préoccupations quotidiennes

Les utilisateurs de psychostimulants […][…] incriminent la pression socio-économique : comment faire pour ne pas se retrouver parmi les « perdants » ? Le souci d’être dans la course s’est accru, avec une pression productiviste évidente pour les études, la vie professionnelle ou des préoccupations quotidiennes. Christine Thoër, chercheuse à l’université du Québec à Montréal, a mené une étude auprès de consommateurs de 20 à 25 ans, enfin d’études et en début de carrière professionnelle. Ils ont recours à ces produits pour pouvoir cumuler une journée de travail, des sorties le soir, un petit boulot, des études, des tâches ménagères et… enchaîner le lendemain ! Certains poursuivent leur consommation après les études à cause de la pression de la réussite ou simplement du stress lié à la préservation de leur emploi. Les motifs varient : stimulation, aventure ou quête de soi. Ce n’est pas toujours la performance qui est visée, mais une transformation : être plus vif, plus alerte.

En quoi cet engouement pour « l’augmentation » vient modifier l’individu ?

Si un jour, vous prenez un cocktail qui augmente vraiment vos capacités au travail et que vous arrêtez le lendemain, vous êtes réellement diminué. Où est le vrai soi ? Celui qui est diminué mais ordinaire ou celui qui est augmenté et dans lequel vous pouvez vous sentir plus « vivant » ? Ou encore, est-ce un troisième soi, délabré par les effets secondaires ? Les jeunes interrogés par Christine Thoër surestiment la proportion d’utilisateurs des psychostimulants. Ils pensent que c’est la majorité, alors que seulement environ 10 % y ont recours. La surévaluation de la concurrence conduit à penser que celui qui ne prendrait pas de produit serait dans une situation d’infériorité. La consommation a un effet sur le rapport à la gestion du temps, de soi, de la fatigue, de la performance. Et induit une certaine honte, car c’est une sorte d’avantage déloyal dans une situation de compétition. Cela pose aussi la question de la régulation. Faut-il instaurer des contrôles anti-dopages avant un examen ? 

À quel besoin profond répond cette possibilité de gonfler ses performances intellectuelles ?

Dans l’absolu, l’être humain veut tout : vivre intensément, être plus intelligent, plus heureux, être en bonne santé, aussi. Mais il existe en arrière-plan des prises de positions politiques, idéologiques et métaphysiques, voire religieuses, qui vont du refus total jusqu’aux incantations transhumanistes. Pour les tenants de ces positions, dépasser notre condition humaine limitée est un devoir. Mais même chez eux, les avis sont composites. Certains veulent se transformer pour améliorer leur intelligence, dans un souci de distinction de soi. D’autres ont un discours plus égalitariste, estimant qu’il faut donner les moyens de transcender sa condition à chacun, oubliant que les résultats seront inégaux même si l’accès est égal. Ceux qui refuseront de travailler vingt-quatre heures d’affilée même s’ils en sont capables seront-ils mal vus parce que l’augmentation se sera banalisée ? Des questions qui nous traversent depuis le XVIIIe siècle se posent : la pression sociale, l’éthique de l’autonomie de l’individu, la gestion des contraintes, l’épanouissement. Au regard des inégalités planétaires ou au sein d’une même société, ceux qui ne seront pas dans ce flux d’augmentation vont-ils former une sous-humanité ?

Peut-on affirmer que l’intelligence s’augmente vraiment ?

Certaines performances sont augmentées, mais il y a probablement différentes formes d’intelligence, comme le propose Howard Gardner. L’évaluation globale des bénéfices pour l’intelligence dépend de ce qui est valorisé comme intelligence en général dans une société. Aujourd’hui, le discours dominant est de vouloir une intelligence plutôt efficace. Mais le souhait profond des gens est un peu différent : ils veulent sans doute plus d’intelligence liée à la douceur et à l’harmonie qu’à l’agressivité et à la concurrence.