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Recycler en circuit court

Le peuple Fremens s'hydrate grâce au distille, une combinaison qui recycle les fluides naturels. Image extraite du film Dune de David Lynch.© DR

Texte de Paul D.REITER

Les systèmes de gestion de l’eau dont nous avons hérité ont d’indéniables qualités, mais ils sont trop gourmands en ressources et trop chers. Il faut en comprendre les limites, et cesser de se représenter l’eau comme étant soit pure soit impure. La technologie nous permet d’ouvrir bien plus largement l’éventail des possibles vers un usage plus rationnel et plus durable.
Article écrit pour la revue M3 n°5.

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Date : 01/06/2013

Si je demandais à mes collègues — qui font partie des meilleurs experts mondiaux de la gestion urbaine de l’eau — : « Pensez-vous que vos prédécesseurs aient réussi à améliorer fondamentalement la santé et le bien-être de millions de citadins ? », ceux-ci répondraient par un oui catégorique. Et ils auraient raison. La fourniture permanente d’une eau saine au robinet, ainsi que la collecte et le traitement des eaux usées avant rejet dans l’environnement, sont au cœur de la réussite à long terme de toute aire urbaine. D’après une étude sur l’augmentation de la longévité humaine depuis la révolution industrielle, cette progression est imputable à 80 % environ aux améliorations de la qualité de l’eau et des systèmes sanitaires, contre 20 % à d’autres facteurs, comme les progrès de la médecine. 

Si je demandais à ces mêmes personnes : « Si vous deviez recommencer aujourd’hui à partir de rien, utiliseriez-vous encore les importants dispositifs développés depuis un siècle ? », la plupart répondrait que non. Comment expliquer cette contradiction apparente ? Les raisons en sont simples, mais cette réflexion a d’importantes conséquences lorsque l’on se projette vers l’avenir. Les systèmes de l’époque victorienne, références  de la gestion de l’eau actuelle, ont été pensés dans un contexte tout différent : abondance relative de ressources naturelles, dont l’eau, ensemble très restreint d’options technologiques pour traiter et réutiliser l’eau et population mondiale représentant un tiers de celle d’aujourd’hui.

 

De l’eau qui ne sert qu’une seule fois
À cette époque, il s’agissait d’aller aussi loin que possible vers l’amont pour le captage et aussi loin que possible vers l’aval pour rejeter les eaux usées sans traitement. Cela a donné lieu aux systèmes linéaires, qui s’appuient implicitement sur l’idée que nous n’utilisons l’eau qu’une seule fois (en la polluant), avant de la rejeter. Cette approche suppose des systèmes qui, aujourd’hui, présentent des inconvénients majeurs. Ils sont très onéreux, car il faut mobiliser d’emblée des capitaux afin de réaliser un réseau pour la décennie à venir. Ils consomment et polluent de grandes quantités d’eau, celle-ci servant à véhiculer les déchets  humains. Et ils demandent des quantités d’énergie considérables pour déplacer cette ressource et, plus tard, la traiter.
Si cet état de choses était inévitable, les villes ne pourraient que supporter les conséquences de cette approche. Toutefois, ce modèle n’est plus obligatoire de nos jours. Les technologies existent pour utiliser l’eau de façon réitérée et nous savons produire de l’énergie à partir du traitement des eaux usées. L’incidence de la technologie membranaire sur le dimensionnement optimal des unités de traitement fait que nous pouvons désormais stocker l’eau au plus proche des logements, rendant ainsi possibles la mise en place de réseaux légers et le développement d’une réutilisation économe de celle-ci.
Ces réalités permettent une approche très différente de la construction des systèmes d’adduction et de traitement. Constat qui sous-tend le programme très bien « Cities of the Future », mené par l’International Water Association (IWA). Nombreux sont ceux qui estiment que le système du futur sera construit par incrémentations, dans des quartiers d’exploitation plus réduits que les territoires desservis par les stations de traitement actuelles. Des experts de l’université de Darmstadt ont calculé que la taille de quartier optimale se situe entre 20 000 et 70 000 personnes. Ils estiment que le quartier d’exploitation doit être aussi petit que possible, en raison des gains d’efficacité (notamment en énergie) permis par la fermeture du circuit ; mais aussi grand que nécessaire pour permettre des économies d’échelle en termes d’investissements et d’exploitation. Ils qualifient ce modèle de « système semi-centralisé ». La taille réduite de ces secteurs d’exploitation permet de plus d’inscrire de petites stations de traitement très intégrées dans les quartiers : ces centrales sont invisibles car souterraines, et appréciées des riverains car recouvertes d’un parc.
Au-delà de la station d’épuration, toutes les approches possèdent des caractéristiques communes qui permettent la réduction des consommations d’eau ainsi que l’amélioration d’autres critères environnementaux. Dans les nouveaux aménagements, la séparation des eaux usées provenant des toilettes des autres eaux, appelées « eaux grises », permet une réutilisation rentable de ces dernières, réduisant de 40 % à 60 % les besoins d’adduction. Deuxième caractéristique commune : une production nette d’électricité par la codigestion des eaux usées et des déchets ménagers. Troisième point commun : la récupération de la chaleur des eaux grises.
Dans les villes dont les systèmes sont déjà construits, la technologie membranaire peut aussi être mise en œuvre et permet la fabrication d’une eau de la qualité que l’on souhaite, que les Singapouriens appellent new water.
Des collectivités telles que Orange County en Californie et Denver, dans le Colorado, réinjectent les eaux usées ainsi traitées dans la nappe phréatique située en dessous de la ville. Cette eau neuve, dont la qualité dépasse celle de nombreuses sources naturelles réputées, est ensuite distribuée par l’aquifère sous la ville et extraite là où l’on en a besoin.

 

Sommes-nous futur ready ?
Israël, pays novateur, a refait sa plomberie grâce à la technologie membranaire et à des techniques de récupération énergétique pointues. Ce pays alimente ses villes en eau désalinisée et traite les eaux usées à un niveau très élevé, pour réutiliser cette eau neuve en agriculture dans le sud du pays. Aujourd’hui, Israël réutilise 70 % de ses eaux usées, et vise un taux de plus de 90 %. La combinaison de ces possibilités aura des effets partout dans le monde, mais surtout dans les pays en voie de développement, dans lesquels la construction des infrastructures est largement en cours ou reste à lancer. La station de traitement de l’avenir, compacte et intégrée, fera l’objet d’une production en série procurant d’importantes économies d’échelle et d’exploitation,  à l’inverse des stations sur mesure d’aujourd’hui. Le temps presse. Les chiffres portant sur l’avenir de la planète sont très inquiétants en ce qui concerne la disponibilité en eau pour l’agriculture, les villes et l’énergie. Pendant les quarante-cinq à cinquante années à venir, les villes des pays en voie de développement accueilleront 800 000 nouveaux habitants par semaine. Ces nouveaux arrivants aggraveront une situation déjà inconcevable : 45 % des 7 milliards  de personnes sont privées d’accès à l’eau dans leur logement ou à proximité, 70 % ne sont pas raccordées à l’égout, et plus de 80 % rejettent leurs eaux usées sans traitement.
Nous pouvons maintenant répondre à notre question initiale : pourquoi devons-nous changer d’approche ? Parce que les systèmes actuels sont trop chers, trop gourmands en ressources, et donc irréalistes pour le déploiement sain et durable de systèmes urbains de gestion de l’eau.
Est-ce à dire que ces experts préconisent un ensemble de services réduits pour les villes et les logements des pays en voie de  ? Pas du tout. Ils répondraient qu’en fait il est possible de réaliser des services équivalents à moindre coût. Ils expliqueraient que l’urbanisation peut se faire sans être en concurrence avec l’agriculture et l’énergie, en réduisant ses prélèvements dans l’environnement et en mettant l’eau recyclée des villes à leur disposition. Certains de ces arguments valent aussi pour les villes déjà construites des pays développés. La différence ? Dans celles-ci, ce processus s’effectuera par le remodelage, et donc sur un temps bien plus long.
On dit que l’industrie de l’eau traverse une révolution, engendrée par des avancées techniques telles que les membranes et les nanotechnologies, des avancées dans le génie biochimique et dans la technologie intégrée. Ironie de la chose, de nombreux acteurs de la filière sont tellement occupés à perfectionner le passé qu’ils s’empêchent de repenser l’avenir.
Être futur ready, comme disent les Singapouriens, est d’une importance critique pour relever les défis de demain. Ainsi se dessine un riche avenir pour les villes et leurs aménageurs, développeurs et ingénieurs. Nous sommes les spectateurs d’une course entre des problèmes et leurs solutions. Et c’est une course qu’il nous est interdit de perdre.