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Parcourir la ville sans voir

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Texte de Nicolas BALTENNECK

Sans vision, comment perçoit-on la ville, bien souvent changeante et en pleine mutation ? Avec beaucoup d’appréhension, au point que 30 % des déficients visuels ne quittent pas seuls leur domicile. Comment leur rendre la ville moins hostile ?
Texte écrit pour la revue M3 n°3

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Date : 26/10/2012

Les différentes formes urbaines qui composent nos cités sont des combinaisons d’architecture, d’urbanisme, de voirie et de mobilier urbain. Ces lieux sont inscrits dans une histoire, un tissu social, un monde et un mode de production qui n’est parfois plus le nôtre. La ville est ainsi constituée d’ambiances urbaines multiples, reposant sur des bases fonctionnelles et esthétiques, privilégiant le visuel, tout en négligeant souvent les autres sens. Mais la question de l’ambiance se pose aussi en termes de potentiel d’action. En outre, une question importante concerne le ressenti éprouvé par les piétons aveugles lors de leurs déplacements. La connaissance et la représentation qu’un individu se fait d’un lieu comprennent à la fois une composante « gnosique » (la configuration du lieu) et une composante « pathique » (le ressenti éprouvé dans ce lieu). La sécurité et l’efficacité comptent quant au but à atteindre, mais aussi le confort : le déplacement doit être source de plaisir et vécu sans anxiété.
 

27 marcheurs aveugles

Notre recherche a étudié les déplacements de 27 marcheurs aveugles sur un parcours composé de différentes ambiances urbaines. Nous avons distingué quatre types d’ambiances, selon des critères liés au déplacement sans vision : la disponibilité des informations auditives, ou saturation sonore, le niveau de réverbération et d’écho, et la présence de stimulations tactiles et proprioceptives. L’équilibre entre ces critères permet de distinguer objectivement les différents environnements proposés dans cette recherche : les ruelles, les rues, les berges et les places. Considérant le déplacement à la fois dans ses aspects affectifs et cognitifs, nous avons aveugles, du stress éprouvé lors du déplacement et de la représentation mentale. Selon notre hypothèse, les ambiances du monde urbain influencent l’action de déplacement en fonction des possibilités qu’elles offrent. La mobilité urbaine relève en effet d’un processus dynamique qui s’appuierait autant sur l’activité perceptive du piéton que sur les ressources de l’environnement. Les résultats indiquent que les personnes aveugles sélectionnent, structurent et s’approprient certaines « ressources » de l’environnement appelées  « affordances». Les textures au sol, identifiées sur les berges du Rhône (pavés) et dans la rue (grille de caniveau), sont des exemples de cette appropriation : 80 % des participants utilisant une canne blanche ont retenu ces « affordances » lors du déplacement. Mais en fonction des lieux, cette structuration du sensible s’est avérée plus difficile. Cela a été le cas aux abords de la scène « Place », qui laisse peu de possibilités à un marcheur aveugle de savoir s’il se situe sur la chaussée, sur le trottoir, ou sur la place elle-même. Ainsi, de nombreuses personnes sont-elles passées sur la chaussée sans en être conscientes. Ce type d’environnement urbain, pauvre en « affordances positives », fait potentiellement courir des risques aux personnes aveugles. Les ambiances urbaines favorisant l’activité perceptive et locomotrice des aveugles se sont révélées être des zones particulièrement stimulantes sur le plan sensoriel. Toutes les sources d’information (sonore, tactile, kinesthésique, etc.) s’y déployant constituent des ressources perceptives structurant l’espace. Toutefois, la multiplication des stimulations sensorielles peut, a contrario, constituer une gêne pour la prise de connaissance de l’environnement (saturation sonore, obstacles obstruant le passage, etc.)
Nous avons demandé aux participants de dessiner le trajet effectué à la fin des parcours. Il en ressort que la place est significativement surreprésentée. La locomotion  y est vécue comme moins sécurisante. Les marcheurs aveugles donnent l’impression de s’y déplacer à pas de loup, à la recherche de repères, comme en témoigne une vitesse moyenne significativement plus réduite (2,56 km/h). Les participants ont passé en moyenne 2 min 45 s dans cette scène. À l’inverse, la rue, pourtant plus longue, est significativement sous-représentée. C’est la partie du parcours où le déplacement se fait le plus fluide et rapide (3,44 km/h). La locomotion y est perçue plus aisée et sécurisante : c’est aussi la scène où les marcheurs ont passé significativement plus de temps (4 min 52 s). Ainsi, ni le temps passé à parcourir une scène, ni sa longueur, ne sont à l’origine des erreurs observées dans l’estimation des distances. En effet, les marcheurs ont passé significativement moins de temps dans la place que dans la rue. Dans ce cas, quelles pistes pourraient expliquer l’écart de représentation entre ces deux scènes ? La mesure du stress, subjectivement ressenti et objectivé physiologiquement, semble ouvrir des pistes intéressantes…

 

Les places plus stressantes que les rues

Les zones les plus stressantes sont celles qui mettent à mal l’extraction d’indices sonores. Sur la place Raspail, la saturation sonore importante peut empêcher la détection de voitures en approche. De la même manière, l’absence de relief au sol met la personne en difficulté pour repérer les espaces où le déplacement peut se faire en sécurité. C’est l’impossibilité de détecter des indices environnementaux (affordances), permettant de continuer son action, qui plonge le marcheur en état de stress. Dans ces situations, les mesures de stress et de vigilance (subjective et physiologique) sont à leur maximum. Ce stress peut aboutir à un état de désorganisation, très défavorable à une analyse efficace de l’environnement…
Les nœuds du parcours, les endroits de prise de décision importante concernant tant l’orientation traverser une rue) sont particulièrement source de stress .
Ces données renforcent la conception selon laquelle le déplacement est une navigation entre différents points de tension (noeuds) demandant une vigilance particulière. Ces emplacements doivent d’abord être identifiés, puis reconnus pour permettre une décision adéquate concernant la suite du déplacement.

 

Des perspectives en termes d’aménagements

Les questions à résoudre dans le cadre du déplacement des personnes aveugles exigent une forte pluridisciplinarité. Le concept d’affordance, issu de la psychologie, est un point de départ intéressant pour des réflexions sur l’accessibilité urbaine. Les bandes d’éveil de vigilance constituent un exemple intéressant. Elles indiquent un lieu nécessitant une vigilance particulière et l’interruption du déplacement. Afin que cette affordance puisse être saisie, la détection sensorielle de ces bandes doit être optimale, tant avec la canne blanche que les pieds. Or, il est arrivé à plusieurs reprises lors des trajets que le contraste de texture entre le goudron et les picots soit trop peu marqué, alors que cette détection se fait exclusivement de façon tactile ! Une approche originale pourrait consister à compléter ces informations tactiles de façon simultanée par d’autres canaux sensoriels (auditif ), renforçant l’information.
Les feux sonores constituent un second exemple. Ils aident à la prise de décision dans les traversées équipées de feux piétons. Toutefois, de nombreuses personnes aveugles en font une utilisation détournée. Le son émis par le haut-parleur est facilement localisable. Cet indice (affordance) peut aider le marcheur aveugle à réaliser un trajet rectiligne sur le passage piéton, jusqu’au feu se trouvant en face. Toutefois, en cas de panne de l’un des deux feux sonores, le piéton peut penser être correctement guidé par le signal émis par l’autre traversée (fausse affordance), ce qui le conduira en fait au milieu du carrefour !

 

Attention aux aménagements sans reliefs

Les résultats de cette recherche soulignent l’intérêt d’intervenir sur les propriétés environnementales de certains lieux urbains, afin d’améliorer l’extraction des informations permettant l’identification de repères et la localisation dans l’espace de personnes aveugles. Pour favoriser l’interaction avec l’environnement, l’audition et le sens tactile sont les modalités sensorielles les plus pertinentes. Paradoxalement, les lieux problématiques sont souvent ceux issus de logiques d’aménagement récentes : l’aplanissement leur confère peu de relief au sol et leurs espaces de circulation tendent à se mélanger, comme dans les « zones de rencontre » (shared space). Cette recherche alerte sur le fait que ces espaces sont particulièrement anxiogènes et potentiellement dangereux pour les personnes aveugles. Et sur l’importance de favoriser la participation citoyenne des personnes aveugles dans la cité avant de prendre des décisions d’aménagement.