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Économie permacirculaire : une économie régénératrice émancipée de la croissance ?

Illustration d'un chemin bloqué par un mur
© Céline Ollivier Peyrin - Métropole de Lyon

Article

Et si l’on changeait les règles du jeu ?

Jusqu’à présent, l’ensemble des activités humaines se sont appuyées sur un rapport de prédation à l’égard de la nature.

Désormais conscient des limites planétaires, notre monde industrialisé peut-il se repenser au point de voir la finitude des ressources comme un cadre structurant, boussole de notre développement futur ?

Pour y parvenir, il nous faudrait alors envisager un mode de vie résolument plus sobre, et des changements culturels majeurs. Mais serait-ce vraiment un problème ?

Avec leur ouvrage « Écologie intégrale : pour une société permacirculaire », les chercheurs Christian Arnsperger et Dominique Bourg nous posent les termes de l’équation.
Charge ensuite à la société de la résoudre…

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Date : 21/07/2022

Parmi les nouvelles venues dans la galaxie des idées visant à rénover la société, l’économie permacirculaire commence à faire parler d’elle. Depuis que Dominique Bourg avait commencé à nous en parler il y a quelques années, le concept a continué à faire son chemin, jusqu’à devenir un objet d’interrogation pour les collectivités locales. Entretenant certaines proximités avec l’économie circulaire, l’économie régénérative ou encore l’économie symbiotique, l’économie permacirculaire s’en distingue toutefois sur plusieurs points. Pour y voir plus clair, nous revenons ici sur l’ouvrage co-écrit par Christian Arnsperger et Dominique Bourg intitulé Écologie intégrale : pour une société permacirculaire.

 

Couverture de Écologie intégrale, par Christian Arnsperger et Dominique Bourg
Écologie intégrale, Christian Arnsperger et Dominique Bourg© PUF

 

Changer de repères et d’indicateurs : la finitude comme nouvel horizon

 

La réflexion de Christian Arnsperger et Dominique Bourg présente plusieurs originalités, dont l’une des principales consiste à considérer avec attention la question des limites planétaires. Là où d’autres se contentent d’une approche assez évasive du sujet, les deux auteurs partent du principe qu’il faut fixer à la société un horizon clair en matière de transition. Puisque les limites écologiques existent, il est urgent d’en préciser les contours en définissant méthodiquement ce à quoi correspond, par exemple, un mode de vie écologiquement soutenable.

De quelle quantité de ressources naturelles pouvons-nous disposer sans en dépasser les capacités de renouvellement ?

Quelles quantités de gaz à effet de serre ou d’autres polluants pouvons-nous produire sans détruire les équilibres climatiques et biogéochimiques dont dépend la vie sur Terre ?

Être capable de répondre à ces questions est en effet essentiel pour mesurer la profondeur des transformations qu’il s’agit d’entreprendre lorsque nous parlons de transition.

Les auteurs s’appuient notamment sur l’empreinte écologique, c’est à dire la surface biologiquement productive de terre et de mer qu’il convient de mobiliser pour répondre aux besoins humains. Selon cet indicateur, vivre de manière durable nécessiterait, pour un Européen, de diviser par trois son empreinte écologique. Dès lors, prendre au sérieux l’impératif écologique suppose un renversement de nos priorités : au lieu de viser une augmentation continue du Produit Intérieur Brut (PIB), l’objectif de toute la société devrait consister à tendre vers une empreinte écologique neutre. Ainsi, chaque choix individuel, chaque action menée par les entreprises et chaque politique publique devrait être évalué à l’aune de cet objectif collectif.

 

 

Dans un monde marqué par les limites planétaires, circulariser l’économie ne suffira pas

 

Les auteurs notent à juste titre que le fait de disposer d’un tel horizon change considérablement la donne. Lorsqu’elles existent, les stratégies de transition écologique des entreprises sont par exemple très souvent fondées sur la circularisation des flux qui s’opèrent en leur sein. L’économie circulaire appliquée à l’échelle des entreprises se contente alors d’optimiser autant que possible les flux d’énergie et de matière, sans s’interroger sur leur intensité, leur soutenabilité ou même leur utilité sociale. Le résultat, c’est que de plus en plus d’entreprises s’inscrivent dans une stratégie de circularité qui n’a aucun effet global : la compétition entre les entreprises et la course inévitable aux gains de productivité auxquelles elles se livrent les amènent à chercher continuellement à augmenter leur marché, et cette croissance cumulée à l’échelle de l’économie humaine annule systématiquement les quelques gains d’efficience écologique opérés à l’échelle des entreprises.

Cet effet rebond a été très largement documenté depuis les débuts de la révolution industrielle. Il amène les auteurs à penser que la circularisation de l’économie ne suffira pas à atteindre un objectif de neutralité écologique. Pour y parvenir, en particulier dans les pays les plus riches dans lesquels il s’agit de diviser par un facteur trois à cinq notre empreinte écologique, il faut ajouter aux trois R de l’économie circulaire (Réutiliser, Recycler, Re-fabriquer) un quatrième R : celui de la Réduction des flux de matière et d’énergie.  

 

 

Se défaire de la croissance : la sobriété, clé de voûte de la société permacirculaire

 

C’est sur ce point que la proposition de Christian Arnsperger et Dominique Bourg se distingue de l’approche traditionnelle de l’économie circulaire ou de l’économie symbiotique (ou même régénérative). Au lieu d’évacuer la question de la croissance des flux, ou de faire mine d’ignorer le niveau insoutenable de ces derniers, l’économie permacirculaire propose de s’y attaquer en faisant de la sobriété sa clé de voûte.

Constatant que la sobriété n’est pas un projet de société aujourd’hui largement partagé, les auteurs s’interrogent longuement sur les conditions sociales et culturelles qui permettraient de rendre la sobriété désirable. En particulier, dans la seconde partie du livre, Christian Arnsperger et Dominique Bourg en appellent à l’institution d’une véritable culture de l’autolimitation, qui consiste à réintroduire dans les sociétés contemporaines la notion de limite.

À l’image de certaines sociétés prémodernes dont s’inspire la permaculture, il s’agirait ainsi de composer avec les règles que nous impose la nature. Comme dans un jeu, ces limites écologiques ne doivent pas nécessairement être vécues comme une contrainte, mais davantage comme les règles du jeu sans lesquelles ce dernier n’aurait pas d’intérêt. Le respect de ces règles n’empêche pas les choix, ni la liberté, puisque plusieurs scénarios de société peuvent être envisagés, explorés ou encore débattus. Mais c’est à l’aune de leur participation à atteindre la neutralité écologique (ou le respect des limites planétaires) qu’il faudra à présent mesurer l’efficacité et la réussite de ces projets de société.  

 

Ébauche d’une politique permacirculaire : accompagner les entreprises…

 

L’ouvrage devient plus stimulant encore lorsqu’il aborde les conditions pratiques qui permettraient à une telle société permacirculaire de voir le jour. Comment écologiser la société ? Comment produire des règles du jeu qui permettent à chacun, en partant de là où il est, de tendre vers la soutenabilité écologique tout en conservant une certaine liberté ?

Parmi les pistes proposées, certaines concernent directement les entreprises, qui devront participer activement à la réduction de l’empreinte écologique de l’ensemble de la société. Pour y parvenir, les auteurs imaginent plusieurs mesures, dont l’une des plus symptomatiques est l’application d’une écotaxe : la TVA permacirculaire. Son principe général consisterait à évaluer très précisément la participation de chaque activité économique à l’objectif de neutralité écologique. Plus une entreprise présente des externalités négatives, ou plus l’empreinte écologique de son activité est forte au regard de son utilité sociale, et plus la TVA serait importante. Les fonds ainsi perçus seraient dédiés au financement des activités les plus vertueuses qui, de leur côté, feraient l’objet d’une TVA faible, voire nulle.  

 

…mais aussi les citoyens et les acteurs publics

 

Cette TVA permacirculaire aurait comme seconde vertu d’inciter les consommateurs à ajuster leurs comportements. Christian Arnsperger et Dominique Bourg ne s’arrêtent pas là et proposent d’accompagner les citoyens également par le biais d’un revenu universel de transition écologique, très largement inspiré des propositions de Sophie Swaton.

 

Sophie Swaton présente son idée de revenu de transition écologique.

 

L’idée consiste à fournir un revenu à toute personne désireuse de participer à la transition écologique, en s’assurant que son activité s’inscrive dans cette perspective – par exemple, en lui proposant de participer aux travaux d’une coopérative dont les objectifs de transition écologique auraient été vérifiés. Mais là encore, les auteurs vont un peu plus loin en proposant que l’accès à un tel revenu soit conditionné au niveau d’empreinte écologique de chaque citoyen. Ainsi, à condition d’être sobre et économe, il serait possible pour tout citoyen d’accéder à des biens et des services vertueux (c’est-à-dire ayant une faible TVA permacirculaire), et ce même en disposant du seul revenu universel de transition.

Dans le même ordre d’idée, les auteurs s’intéressent aux dispositifs qui pourraient inciter les acteurs publics à rendre la transition écologique prioritaire dans l’établissement des politiques publiques. Ils proposent par exemple la création d’une Cour des comptes écologique, dont le principal travail consisterait à vérifier que les politiques publiques participent à la réduction effective de l’empreinte environnementale de la population. Ce dispositif peut d’ailleurs, par certains aspects, rappeler le Haut Conseil pour le Climat français, ou encore les différentes expériences d’évaluation de la participation du budget des États à l’atteinte des objectifs climatiques. Mais contrairement à ces derniers, il s’agirait ici de disposer d’une instance capable de contraindre les acteurs publics à réajuster leurs trajectoires en cas de manquement à leurs obligations écologiques. 

 

Modifier le système monétaire et bancaire : le grand impensé de la transition ?

 

Enfin, une autre originalité de l’ouvrage tient à sa réflexion sur le rôle de la monnaie et du système bancaire dans la destruction de la nature. Les auteurs rappellent que l’usure repose sur un pari selon lequel tout emprunt sera remboursé dans le futur avec une plus-value. Or la création monétaire est elle-même fondée sur cette croissance en devenir. Dans une économie permacirculaire qui repose sur la sobriété, il est indispensable de sortir de cette mécanique. Mais comment faire ?

Les auteurs proposent une solution inspirée des travaux d’un économiste irlandais spécialiste du climat, Richard Douthwaite. L’idée consiste à créer une monnaie biosphérique, dont le droit de tirage serait fondé sur l’empreinte écologique globale maximale autorisée – de la même manière que la création monétaire fut, pendant très longtemps, rattachée à l’or. Le principe consiste donc à arrimer la création monétaire sur le stock de ressources biologiques dont nous dépendons pour la plupart de nos activités. Comme ce stock s’avère limité et que sa productivité ne peut pas indéfiniment croître, les auteurs en concluent que ce mécanisme obligerait à réduire les flux de matière et d’énergie circulant dans l’économie afin de les rendre compatibles avec les limites planétaires.

 

 

Comme pour la plupart des propositions qui la précèdent, cette idée pose au moins autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. Comment, par exemple, rendre opérationnelle une telle mesure ? Comment dépasser les égoïsmes nationaux pour imposer un cadre opérant à l’échelle internationale ? Comment s’assurer que des outils comme l’empreinte écologique soient suffisamment solides pour servir de support aux mesures proposées par les auteurs ?

Autant de questions qui restent bien souvent sans réponse, mais c’est sans doute la grande vertu de l’ouvrage de Christian Arnsperger et Dominique Bourg : en s’intéressant au cœur du réacteur économique, il pointe du doigt les fondements les plus profonds de la destruction de la nature. Au risque, parfois, de proposer des réponses qui peuvent paraître difficilement envisageables à court terme. Mais après tout, il faut bien commencer quelque part.