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Robotique et marché des technologies de la santé

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Portrait de Gérald Comtet
Animateur du Cluster I-Care Rhône-Alpes

Interview de Gerald COMTET

<< Ce qu’il manque à quelqu’un qui est en perte d’autonomie, outre l'aide à la réalisation de quelques tâches routinières, c’est aussi et surtout une relation sociale >>.

Fort d’un ancrage solide des technologies de la santé (implants, textile médical, informatique médicale, imagerie, matériel pour le handicap, etc.) dans la région Rhône-Alpes, le Cluster I-Care créé en 2009 s’est donné pour mission d’animer le tissu économique local de ce secteur. Nous avons demandé à son animateur, Gérald Comtet, de nous expliquer les spécificités du marché des technologies de la santé d’une part, et de nous apporter son point de vue sur la place de la robotique dans les projets et les perspectives de ce marché  dans la région d’autre part.

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Date : 20/12/2010

Qu’est-ce qui fait la spécificité du « marché des technologies de la santé et pour l’autonomie » selon vous ?

C’est un marché qui suscite des appétits, car c’est un marché qui est en progression et qui peut devenir rentable étant données les caractéristiques démographiques des sociétés occidentales. Par contre, certains acteurs du marché sont là depuis déjà longtemps, ils ont balisé tout un environnement sur une thérapeutique donnée et bénéficient de positions fortes de leadership. Outre les barrières technologiques, il y a des barrières qui relèvent d’une connaissance de l’écosystème de la santé et des modèles économiques de ce secteur. S’installer dans ce marché, c’est nouer des relations de confiance avec les prescripteurs, comprendre les attentes des patients ou de leurs aidants et intégrer les logiques, les exigences des régulateurs de ce marché particulier qui fonctionne différemment dans chaque pays.

Par ailleurs, le « marché du handicap » n’est pas un marché de grande consommation, c’est un marché de niche, ce qui pose le problème de son modèle économique et le rend finalement souvent peu attractif pour les investisseurs. Les personnes concernées sont très souvent dans des situations socialement et financièrement précaires (défaut d’intégration par l’emploi, etc.). Ce qui débloque des situations, ce sont les choix de société faits par les pouvoirs publics qui organisent des « guichets » pour « solvabiliser » la demande et pour arriver à des situations économiques viables.

 

Cette logique de guichet est-elle efficace au plan de l’innovation et de la création d’entreprise ?

Elle favorise quelquefois des situations de rente dont certaines entreprises savent profiter dans un système de santé donné. Par exemple, le marché du fauteuil roulant est installé dans un système de rémunération qui est favorable et sur certains points qui ne stimulent pas toujours l’innovation. Travailler sur le handicap peut permettre d’accéder à des guichets de financement qui peuvent relever quelquefois de démarches opportunistes. Cependant ce n’est pas homogène. Il y a des modèles économiques très différents selon les handicaps, difficiles à construire en règle générale. Des certaines situations les innovateurs vont « galérer » pour faire vivre leur projet qui s‘inscrit souvent dans des situations dramatiques, dans d’autres cas c’est une vraie logique de business qui dépassent, quelques rares fois heureusement, les règles éthique et déontologique. Sur ce dernier point, il existe des travaux menés en région par des équipes de recherche et une implication de plus en plus forte des associations de patients.

 

Justement, pouvez-vous nous en dire plus sur les porteurs de projet dans le handicap qui viennent vous voir ?

Les idées de projets en lien avec les situations de handicap partent souvent de situations personnelles, vécues par la personne elle-même ou dans son entourage. Il y a une dimension militante forte souvent au départ, avec la volonté de faire face à des situations de handicap réelles. Je pense que la réalité du terrain est bien intégrée au départ, voire même trop prégnante car affectivement « chargées ». Les difficultés viennent après, c’est-à-dire dans la capacité de l’entrepreneur à concrétiser son idée et à mettre sur pied un modèle économique viable et une technologie socialement acceptée. On perd beaucoup d’initiatives jusqu’à ces étapes ultimes. Le porteur de projet va devoir dialoguer avec la communauté des gens qui ont la même pathologie (associations de patients) qui peuvent jouer un rôle moteur mais aussi bloquant (ils peuvent ressentir une perte de pouvoir).

Ensuite, il y a l’échelon des pouvoirs publics. La progression dans ces phases peut dénaturer progressivement la bonne intention. « Je suis handicapé et concepteur et je vais vous dire ce qu’il faut faire, vous devez me faire confiance ». Cela peut devenir très dogmatique dans certains cas. Même si l’intention est bonne, cela ne signifie pas que la personne a compris le modèle économique de son idée, ni la stratégie à adopter pour rendre le dispositif acceptable et économiquement rentable.

 

Les applications dédiées au handicap sont souvent avancées pour justifier des programmes de recherche. N’y a-t-il pas là des stratégies déguisées pour rendre acceptables certains développements technologiques ?

En effet, on invoque la situation médicale ou médico-sociale comme quelque chose qui va faire vibrer la corde sensible. Cela se passe dans le domaine du handicap, mais plus globalement dans le domaine de la santé. Les causes santé sont en principe des causes nobles et elles peuvent rendre plus « sensibles » certains investisseurs et ou financeurs de projets. Nous sommes sur des projets assez chargés sur le plan affectif et qui conduisent à des produits ou services parfois contestables sur le plan éthique. Le projet d’exosquelette HAL (Human Assistive Limb) en est un bon exemple. L’idée est d’augmenter l’humain. Souvent, on argumente en voulant répondre à des besoins de personnes en situation de fragilité pour investir dans « l’augmentation de l’humain » : garder la personne plus éveillée, la rendre plus musclée, la faire marcher plus longtemps. Et c’est un domaine qui peut intéresser le militaire par exemple. Il existe quelques fois des ambiguïtés autour de certains investissements lourds dont le but premier est d’augmenter la performance humaine et non pas seulement de répondre à des situations de handicap.

 

Selon vous, faut-il voir une convergence dans la façon d’appréhender le handicap et le vieillissement de la population ?

En effet, cette tendance se confirme sur le plan économique (convergence de marchés) et je pense que c’est un problème. On peut considérer la personne âgée comme une personne déficiente sur certaines habilités courantes. Or le vieillissement n’est pas aussi chargé affectivement que le handicap, même si ce n’est jamais « plaisant » de voir vieillir ses parents. Par ailleurs, les personnes âgées sont des gens issus d’une population active qui n’est pas stigmatisée spécialement, le vieillissement étant le décours normal des choses. Les personnes en situation de handicap ont une capacité fonctionnelle qui n’est plus en adéquation avec celle du plus grand nombre. C’est une incapacité qui peut être définitive ou temporaire. La situation de vieillissement est différente. Si le constat peut être proche, l’histoire de l’individu est différente et donc conduit à une représentation différente des dispositifs et de la façon dont on va les utiliser. Typiquement, le sénior en perte de capacité sur telle ou telle habileté de la vie courante va avoir tendance à dissimuler sa déficience. La personne à qui il manque un bras a déjà fait le deuil de cette incapacité et donc sera plus enclin à recevoir un dispositif d’aide pour compenser ou réhabiliter toute ou partie de la fonctionnalité défaillante.

 

Le handicap appelle-t-il un modèle d’innovation spécifique ?

Oui, dans le sens où l’innovation a besoin, pour être acceptée, de s’ancrer dans des contextes socio-économiques et d’usages très marqués. Je dirais que le handicap exacerbe cette exigence de compréhension des situations d’usage. Dans les situations normalisées, les entreprises ont moins de mal à se faire une idée de l’individu « standard » même si en réalité il n’existe pas ! C’est bien dans cette perspective que le projet de living lab santé (e-care lab) que nous portons est un modèle particulièrement adapté aux exigences des technologies de la santé et de l’autonomie pour innover. Dans le living lab, la personne handicapée constitue un maillon important du processus de conception et d’évaluation. Il s’agit aussi de mettre en dialogue les acteurs qui seront en mesure d’opérationnaliser les projets et les modèles économiques : le tissu industriel (solutions techniques), les personnes directement concernées (sans dogmatisme !), les professionnels de santé, les collectivités et les candidats au financement seront de la partie. Nous cherchons à faire naître cette dynamique sur des vraies problématiques d’accessibilité, d’aménagement du logement et de santé en général. Dans l’idéal, il faudrait que l’on ait l’ensemble de ces parties prenantes dès la phase de conception. Je trouve que l’on toucherait à quelque chose de fondamental, non seulement pour le handicap, mais plus généralement dans la façon de développer de l’innovation en santé.

 

Où en êtes-vous concrètement dans votre projet de living lab ?

Nous avons été labellisés sur une proposition de living lab santé, e-Care Lab, par l’association Enoll avec nos collègues de l’Adebag. Et nous avons lancé une AMO pour le rendre opérationnelle d’ici quelques mois : décrire une offre de service, une organisation et des ressources. Il faut considérer le living lab comme un accélérateur de la convergence entre les opportunités technologiques et de recherches locales, les usages et les parties prenantes chargées d’organiser et de financer les propositions. Ce living lab sera orienté sur les technologies de la santé, dont la chirurgie assistée par ordinateur, les NTIC « santé » et l’autonomie.

 

Comment le Grand Lyon peut-il soutenir votre initiative de living lab ?

Le living lab traitera de thématiques fortes pour la ville comme l’accessibilité ou l’autonomie. Il pourrait avoir un rôle fédérateur des parties prenantes sur les thématiques qui impactent directement sa politique. Il pourrait aussi se proposer comme terrain d’expérimentations d’innovation pour aider à la résolution des problèmes d’accessibilité dans la ville. Une entreprise qui sait qu’elle trouve à Lyon un environnement favorable à la validation et au test de ces innovations aura plus tendance à venir ici qu’ailleurs. Aujourd’hui, nous cherchons à développer des outils de partage associant l’ensemble des acteurs de l’écosystème de l’innovation. L’outil numérique par exemple permet de faire partager virtuellement des situations de handicap. A Angers, ils développent une application qui permet d’appréhender le déplacement en fauteuil roulant de manière virtuelle. En fin de compte, le living lab doit nous aider à faire émerger les problèmes à résoudre et les solutions qui pourront y répondre. C’est une étape essentielle à la conception d’un dispositif innovant.

 

Quelle place peut tenir la robotique dans le domaine de la santé selon vous ?

L’histoire des robots et de la médecine est une aventure un peu compliquée. Je pense en particulier à la chirurgie. Dans la chirurgie assistée par ordinateur, on a voulu aller très vite vers des robots prenant en charge des tâches très compliquées, puis on est revenu en arrière car on s’est aperçu de la difficulté de la modélisation et de la complexité des gestes. Aujourd’hui, je vois plus le robot comme assistant du geste humain qu’à sa substitution. On a retiré du monde médical la notion de robot au sens d’automatisme, à part pour des tâches très simples comme aller chercher des médicaments à la pharmacie centrale de l’établissement par exemple. On peut également évoquer les développements de la robotique sur des situations d’urgence. Aujourd’hui, l’armée américaine conçoit des « drones » pour aller récupérer des blessés dans des situations hostiles et instrumente ces drones pour administrer les premiers soins aux blessés. Ces robots peuvent très bien être utilisés dans des situations d’urgence sanitaires ou de catastrophes naturelles.

 

Vous soulignez les limites de l’interface homme-machine dans le domaine de la santé. Ces limites vous semblent-elles indépassables ?

En effet, ces limites sont sérieuses car les tâches dans la santé sont tout sauf répétitives, même la simple injection cutanée. L’acte technique en santé est toujours une composante d’un acte soin plus complet. Nous ne sommes pas sur une ligne de production industrielle normée et régulée, au contraire, c’est l’inverse. L’adéquation entre robotique et santé est un peu défaillante, en particulier lorsque l’on adopte une conception du robot polyvalent, substituable à l’homme. Etant donné que beaucoup d’actes dans la santé sont tournées vers la confiance, le rapport humain, le robot vient bousculer cet écosystème. Le lien entre le robot et la santé existe plus sur des tâches très précises, en particulier pour amener de la précision dans le geste chirurgical par exemple. En matière de robotique médicale, le potentiel est essentiellement à Grenoble, porté par  le laboratoire TIMC (Techniques de l’Ingénierie Médicale et de la Complexité) mais il existe des « gisements » d’expertises et de compétences sur tout le territoire dans des domaines applicatifs connexes.

 

La robotique de service laisse entrevoir des perspectives dans le champ de l’autonomie et en particulier le maintien à domicile. Emettez-vous les mêmes réserves que dans la santé sur les apports de la robotique dans ce domaine ?

Il est vrai que l’approche proposée par INNO ROBO ne touche pas de plein fouet le domaine de la santé, mais davantage celui de l’autonomie, du médico-social. Mais la robotique de service à la personne doit tirer les leçons des limites de la robotique dans la sphère médicale, car l’objet premier des services à la personne est le lien social. Ce qu’il manque à quelqu’un qui est en perte d’autonomie, outre la réalisation de quelques tâches routinières, c’est aussi et surtout une relation sociale. Je crains que l’on ne répète l’histoire de la robotique médicale, nous devrions être vigilant et utiliser des approches de type Living lab.

 

Les Japonais sont pourtant en train de développer la robotique de service. Est-ce à dire que le marché européen n’est pas encore prêt à accueillir ce type de technologie ?

Notre rapport à la technologie dans notre culture européenne est plus complexe. Dans notre culture latine, le lien social est quelque chose de très important et le copier/coller des robots japonais risquent rapidement d’atteindre ses limites chez nous. On ne remplacera jamais les proches et les amis. Par contre, je crois au ciblage sur un certain nombre d’actes peu marqués socialement et dans lesquels la robotique a été identifiée comme apportant une réelle  valeur ajoutée à l’individu. Du coup, cela demande aux concepteurs de robots de bien comprendre ce qu’est la situation d’autonomie. On part souvent avec des représentations quelques fois simplifiées de la situation. Dans la chirurgie, le détail de ce qu’est une procédure opératoire, de ce qu’est la complexité d’un acte chirurgical, sont des connaissances indispensables à toute entreprise qui prétend apporter une solution technique. Je pense qu’il en est de même lorsque l’on prétend apporter des solutions aux personnes fragilisées.

 

Pensez-vous qu’il puisse y avoir des fertilisations croisées entre la robotique médicale et la robotique de service ?

Je pense que pour qu’il y ait des liens, il faut remonter en amont, c’est-à-dire du côté des laboratoires œuvrant dans la robotique médicale et leur apporter des partenaires complémentaires. S’il y a vraiment une filière qui doit se mettre en place dans la région, ces acteurs constitueraient un ingrédient, mais pas le plus fondamental. Le monde médical a une partie de la solution. C’est un maillon qui est intéressant parce qu’il a la culture du robot et se frotte de longue date aux difficultés de l’évaluation. En revanche, le croisement de la robotique de services avec l’environnement du jeu, des serious games, me semble plus pertinent.

 

Quels sont selon vous, si ce n’est dans la robotique, les domaines de recherche qui promettent le plus d’innovations et d’applications dans le champ du maintien à domicile ?

Je pense que les principaux apports à moyens termes seront le fait des NTIC (web 2.0, réseaux sociaux, interface innovante,…). Dans le médico-social, nous sommes sur des problématiques d’organisation des intervenants, d’optimisation de leur travail et d’interactions entre le patient et son entourage. Les NTIC sont un formidable outil de coordination et d’information à distance. Les NTIC peuvent permettre également selon moi d’apporter de « l’intelligence » dans la sécurisation du domicile (le gaz, l’eau, l’incendie, la sécurité des personnes) avec des technologies plus facilement adaptables. De grands groupes fournisseurs de technologie dans l’habitat ont bien compris leur intérêt à investir dans ce domaine et ils se donnent aujourd’hui vraiment les moyens de comprendre les situations médico-sociales et comment adapter les solutions au domicile. Ceci  constitue une piste mais ce n’est pas la seule, il reste de la place pour des solutions innovantes et utiles !