Oui, bien sûr, cela arrive régulièrement aussi. Certains projets sont par exemple perçus comme infantilisant par les publics, parce que les messages ou les explications leur semblent trop évidents. Cela peut venir d’une erreur de ciblage : nous nous sommes adressés à une cible qui connaît en définitive bien, voire très bien le sujet, et qui accepte mal un dispositif qui met en exergue, de leur point de vue, des évidences. Ce problème de ciblage peut provenir de personnes qui initialement pensaient ne pas connaître le sujet mais qui dans les faits sont déjà très sensibilisés ou connaisseurs. Cela engendre donc un défaut de calibrage de l’action, qui suscite à son tour un sentiment d’infantilisation sur lequel il est difficile de revenir.
Parfois, on rencontre aussi des résistances parce que le dispositif est en décalage trop fort avec les représentations des personnes sur le sujet. Par exemple, nous avons récemment travaillé sur le moustique tigre en Isère : il s’agissait d’inciter les habitants à adopter quelques gestes pour réduire sa présence. Nous nous sommes rendu compte que l’image de la démoustication, pour les individus, c’était l’extermination, avec des professionnels qui viennent en combinaison tout éradiquer. Les habitants pensaient donc plutôt que le jour où il y aurait un réel problème de moustiques, les autorités organiseraient des campagnes d’extermination, même si cela détruit le reste de la faune (chenilles et autres insectes) en même temps. L’enjeu de notre intervention consistait à sensibiliser sur le fait qu’il s’agit moins d’exterminer le moustique tigre (et les autres insectes avec), que de réduire sa présence et de s’y adapter. La présence du moustique tigre est en effet un impact du changement climatique, qui va durer dans le temps. Pour sensibiliser, nous sommes partis sur des campagnes assez provocatrices, comme « le moustique c’est fantastique » ou « le moustique c’est chic », avec des messages explicatifs des gestes.
L’objectif était de renverser la représentation du moustique comme une forme de vie totalement nuisible. Nous avons essuyé des réactions très virulentes, parfois même d’élus : on nous a martelé que la solution ne pouvait être que l’extermination des moustiques et rien d’autre, que nous n’avions pas de preuves de ce que nous avancions, etc. En reprenant le travail d’explication des intentions, et surtout en s’appuyant sur les travaux scientifique qui montrent comment les représentations favorisent ou au contraire entravent les changements de comportements, on a fini par convaincre, et le test du dispositif nous a donné raison, montrant qu’un changement d’image du moustique allait de pair avec une évolution des comportements vers davantage de prévention.
Certaines approches et certains dispositifs bousculent donc tellement les certitudes, le noyau central des représentations, que les réactions peuvent être très fortes. C’est souvent le cas lorsqu’il y a une habitude de pensée un peu clivante, très tranchée : sa remise en cause génère plus de résistance.
Dans la même veine, certains messages dans le cadre de dispositifs peuvent parfois être mal vécus par les personnes ciblées et là encore engendrer des réactions fortes de la part des individus. Ce n’est cependant pas toujours une mauvaise chose, cela crée une prise de parole autour du sujet traité et cela permet aussi aux personnes de se réapproprier le dispositif, ce qui en définitive peut contribuer à le rendre plus acceptable et plus efficace.
Un exemple concret sur la Métropole de Lyon illustre bien ce cas de figure : dans la station de métro de la Part-Dieu, du côté qui remonte vers la gare SNCF, TCL a déployé un nudge pour inciter les usagers à prendre les escaliers plutôt que les escalators. Étaient notamment affichés des messages d’encouragement sur les marches d’escaliers comme « Plus que 10 marches, facile ! » ou « Promis, ces marches vous mèneront plus haut ». L’une de ces phrases, changée depuis il me semble, était : « Il y a ceux qui choisissent la facilité… et il y a vous ». Il y a eu un certain nombre de réactions sur cette assertion, portant pour certaines l’accusation de validisme, de ne pas avoir pris en compte les personnes handicapées, qui ne prennent pas les escalators par facilité ou flemmardise mais parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Comme je le disais, même si ces réactions peuvent être virulentes, cela permet de créer du dialogue : des personnes se sont quand même motivées à réagir, à faire remonter leur opinion. D’ailleurs elles ne critiquaient pas le principe du dispositif, dont elles appréciaient la démarche, mais vraiment sur le contenu et cette phrase en particulier.
Cela me fait d’ailleurs dire qu’un des moyens tout simple d’anticiper les résistances des publics à un dispositif de changement de comportement consiste à le co-construire avec eux. Cela engendre quelques contraintes et quelques biais, mais cela peut aussi contribuer à son succès, comme ce fut le cas sur un projet antérieur à celui de Part-Dieu, mais sur le même sujet : les escaliers décorés de la station Guillotière (nudge qui est devenu assez célèbre d’ailleurs), dont les messages affichés sur les escaliers avaient été écrits par des groupes d’habitants. Cela a aussi le mérite de produire autre chose que le changement de comportement, par la participation sociale.