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Un modèle régional de diagnostic des ressources

Interview de Ioan NEGRUTIU

<< Une prospective bien faite passe obligatoirement par une phase où les scientifiques expliquent certains aspects de l’état du monde aux administratifs et aux politiques >>.

Interview de Ioan Negrutiu, professeur de biologie à l’ENS Sciences, responsable en 2008 d’un projet de recherche transdisciplinaire sur la modélisation du développement durable d’une région à l’Institut Régional des Systèmes Complexes (IXXI).

Réalisée par :

Date : 19/02/2008

Vous êtes en train de monter un projet de modélisation de développement durable de trois zones géographiques de la région. Quelle place y occupe la santé ?

Dans le diagnostic de viabilité ou de vulnérabilité d’un territoire, le triptyque alimentation/santé/environnement est une clef essentielle. Les conditions alimentaires et environnementales sont des conditions sine qua non pour la santé. La façon dont l’économie reprend ou participe à la transformation des produits primaires impacte aussi l’environnement, donc la santé : quels sont les liens entre insecticides et santé des exploitants ? Quel type de répercussions ont les aliments traités sur la santé des consommateurs ? Le modèle que nous sommes en train d’élaborer passe par trois entrées : 
- Vérifier que la multifonctionnalité des activités des exploitations agro-rurales reste viable pour un territoire donné.
- S’assurer que les ressources biologiques et naturelles exploitées sont adéquates : du fait du réchauffement climatique, les réserves d’eau sont-elles suffisantes ? La typologie et la variété des cultures sont-elles toujours adaptées ?
- Confirmer que les ressources naturelles du territoire sont en synergie avec l’ensemble de la chaine économique. Les produits partent-ils ailleurs, sont-ils transformés, intégrés à l’économie régionale, nationale ?
L’objet du projet est de recenser l’ensemble des ressources, de manière à rendre compte en temps réel de l’état de la situation du territoire. Aujourd’hui, la question du développement durable est dans toutes les bouches, mais de quelles données de terrain les décideurs économiques et politiques disposent-ils ? Les outils de diagnostic et de modélisation actuellement disponibles nécessitent des mises au point assez importantes. Ce projet se propose d’augmenter la couverture des modèles en jouant sur l’interdisciplinarité des résultats présentables, pour inciter les décideurs à les utiliser. Lorsqu’un biologiste rencontre un élu pour lui dire, là, il y a un problème, c’est une chose. Lorsqu’il vient avec un géographe, un mathématicien et un économiste et qu’ils lui disent, voilà, les données injectées dans ce modèle révèle tel type de problème, cela n’a pas le même poids.

 

Pour qu’un tel outil soit opérationnel, il doit intégrer un grand nombre de paramètres. Disposons-nous des systèmes de veille adéquats ?

Nous sommes dans la phase de structuration du projet, dans le choix des données nécessaires et la définition des approches de modélisation. Une fois ceci achevé, nous allons effectivement devoir entrer dans la recherche d’indicateurs disponibles et exploitables. Les données doivent être compatibles et comparables pour que le modèle puisse tourner rondement. Il y aura sans doute un maillage à faire au niveau des organismes de veille institutionnels. S’il s’avère nécessaire de construire des bases de données nouvelles, il nous faudra convaincre des institutions politiques de jouer l’interface pour légitimer et accélérer le processus. Nous allons peut-être dans un premier temps devoir nous satisfaire de données datant des cinq dernières années. Mais pour gagner en véracité, nos diagnostics devront rapidement se baser sur des données plus récentes. Gageons que les premiers résultats obtenus serviront de levier pour accélérer la mise en place d’une veille territoriale adaptée. A terme, et pour reprendre le cas de la santé publique, il serait très intéressant d’avoir un panel représentatif de la population régionale pour intégrer des données cliniques dans les modèles. Santé, type de régime alimentaire, mode de vie… Ce serait extrêmement utile. Pouvoir observer l’état de santé moyen ou le décalage de santé d’une zone géographique à une autre fait partie intégrante de la vulnérabilité ou de la viabilité d’un territoire. Si l’on parvient à mettre tout cela en place, les modèles vont gagner en résolution et, dans l’idéal, sortiront pratiquement en instantané les diagnostics, un peu comme la météo. Les informations seront de plus en plus précises et cohérentes, ce qui, paradoxalement, facilitera la réflexion scientifique et politique à long terme. 

 

Votre projet a vraiment vocation à devenir un outil d’aide à la décision politique ?

C’est en cela que réside son intérêt. La démonstration la plus évidente est la pertinence avec laquelle le GIEC1 s’est imposé au niveau des négociations internationales sur le réchauffement climatique. Décliner l’expérience à l’échelle régionale semble l’un des meilleurs moyens de concrétiser les concepts de discours qui, somme toute, restent assez mous. L’alliance de la science et de la politique ne peut être que bénéfique, surtout pour le politique. Le grand public devrait savoir que les scientifiques ont les moyens d’aider à la mise en œuvre de politiques plus cohérentes à moyen et long terme. 

 

Votre initiative est-elle isolée ou participe-t-elle à un mouvement général ?

C’est l’actualité mondiale. Toutes les universités se positionnent d’une manière ou d’une autre dans cette optique-là. Instituts, centres de développement durable… L’objectif est le même : travailler en interdisciplinaire pour construire des modèles qui répondent aux mêmes types de préoccupations que les nôtres. C’est un mouvement de très grande ampleur, peu perceptible par le public. Les Etats-Unis ont un cran d’avance sur tout le monde car l’enjeu de la démarche a été bien comprise par leurs entreprises, qui financent la recherche fondamentale et la mise au point des outils sans rien vouloir infléchir. En France, nous en sommes au stade de la coopération scientifique informelle. L’IXXI  fait parti d’un réseau national des systèmes complexes, qui pilote l’essentiel de la réflexion prospective et définit les grandes lignes de recherches possibles. C’est par ce biais que l’on fait appel aux budgets de recherche européens, non négligeables en la matière.

 

Pourriez-vous lancer un projet similaire plus axé sur les métropoles régionales ? 

L'XXI travaille déjà sur certains projets urbains. Alimentation/santé/environnement est un objectif critique en ville. Il nous faut aussi peut-être construire des projets plus intégrés monde urbain/monde rural. Car qu’on le veuille ou non, les villes vont devoir changer leur regard sur les campagnes : certaines ressources sont en train de se déplacer vers le monde rural. En attendant, l’interface la plus constructive et la plus urgente entre le monde administratif, politique et scientifique me semble plutôt l’instauration d’une formation permanente et d’un dialogue dans les deux sens. Ateliers, tables rondes… Une prospective bien faite passe obligatoirement par une phase où les scientifiques expliquent certains aspects de l’état du monde aux administratifs et aux politiques. Cela aiderait aussi les scientifiques à mieux orienter leurs objectifs de recherche. Un bilan lyonnais, voire régional, de ce qui se fait dans le registre du développement durable serait bien utile.

1 GIEC = Groupement intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.