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Un exemple des recherches effectuées par les sciences cognitives sur le cerveau

Interview de Angela SIRIGU

<< Peut-être est-on davantage libre de refuser que de décider >>.

Entretien avec Angela Sirigu, Directeur de recherche au CNRS, responsable de l’équipe Neuropsychologie de l'action à l’Institut des sciences cognitives,

Quels sont les types de recherches effectuées pour comprendre le processus de la prise de décisions ? A quel moment prenons-nous conscience de ce que nous faisons ? Se préparer à agir, agir, décider d’agir… Est-ce la même chose ? Quelles sont les étapes ? Quelle est leur chronologie ? 
Un exemple des recherches effectuées par les sciences cognitives sur le cerveau à l'Institut des sciences cognitives.

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Date : 01/02/2006

Pourriez-vous nous expliquer en quoi consistent vos travaux sur la prise de décisions et ce qu’ils impliquent pour la conception que l’on peut se faire de la liberté ?

Quelle question ! Vous savez, nous sommes des chercheurs et nous faisons des manips simples et très contrôlées. On demande à un sujet d’appuyer sur un bouton et on mesure différents paramètres pour comprendre le mécanisme de l’action et de la prise de décisions. On commence à élaborer des expériences plus sophistiquées, notamment sur les facteurs qui interviennent dans la prise de décisions, mais c’est toujours dans un contexte très contrôlé, sans quoi, on ne sait plus ce qu’on mesure. Ceci est très important pour nous et c’est la raison pour laquelle votre question est un peu loin de ce que l’on fait.

 

Peut-être pourriez-vous nous expliquer les expériences que vous avez réalisées et qui montrent que l’on prépare certains de nos gestes avant d’en avoir conscience ?

Ces expériences concernent la prise de décisions dans un contexte précis, à savoir lorsque l’on fait le mouvement d’appuyer sur un bouton. On prend un mouvement simple pour comprendre quels sont les mécanismes impliqués. Mais on peut faire l’hypothèse que ces mécanismes sont les mêmes pour des mouvements plus complexes comme la prise d’un objet, voire même dans des mouvements impliquant une séquence d’actions. Dans notre expérience, on demande à un sujet d’appuyer sur un bouton et on observe la chronologie de ce qui se passe : préparation de l’action, décision, action, etc. On s’aperçoit que les sujets disent prendre la décision d’appuyer quelques secondes avant de faire le mouvement. L’intention précède donc l’action ; la chronologie est respectée — ce qui n’est pas le cas chez les sujets atteints de lésions cérébrales. Mais nous avons obtenu des résultats très étonnants concernant le potentiel de préparation. Le potentiel de préparation est un signal généré dans les aires motrices du cerveau durant la phase de préparation de l’action. Or ce potentiel de préparation se manifeste 1500 millisecondes avant le mouvement ; il précède donc la décision. Cela signifie que le cerveau a préparé le geste bien avant que le sujet en ait eu l’intention consciente.

 

Le potentiel de préparation est-il un genre de décision inconsciente que l’on pourrait opposer à une décision consciente ?

C’est possible. C’est une hypothèse. Mais ce n’est pas la seule. Nous pensons que placé dans certaines conditions où nous savons que nous allons devoir faire quelque chose, il est possible que le système moteur impliqué dans ce quelque chose puisse s’activer de manière automatique. Le système se prépare, de manière inconsciente. On a fait d’autres manips dans lesquelles un sujet à qui on ne demande pas d’appuyer sur un bouton en observe d’autres qui le font. On s’aperçoit que chez lui aussi le potentiel de préparation s’active. Le système s’active automatiquement et nous avons fait l’hypothèse que le potentiel d’activation doit arriver à un certain seuil (qui n’est pas encore précisé) avant de pouvoir être accessible au rapport verbal du sujet et rejoindre une phase consciente. Nous avons donc montré qu’une zone particulière du cerveau était impliquée dans l’accès conscient au mouvement.

 

Est-ce que la mesure de ce laps de temps entre le potentiel de préparation et la prise de décisions est d’une certaine façon une « mesure » ou une mise en évidence de la conscience ?

Oui, c’est une des façons. Ou, tout au moins, de mettre en évidence les processus qui sont liés à la conscience et font interface avec la préparation motrice. Est-ce que c’est la conscience ? Je ne sais pas. Probablement.

 

La décision consciente serait alors une validation une volition inconsciente ?

Probablement. Enfin, il doit y avoir un échange entre le sys tème moteur et le système décisionnel. S’agissant du mouvement, peut-être le système moteur indique-t-il au système décisionnel qu’il est prêt à agir ? Il augmente son activation et pourrait ainsi accéder à la sphère consciente. Mais cela en reste au niveau des hypothèses et on a besoin de compléter nos recherches. Pour ce qui est du processus de décisions, on sait que là encore les choses sont complexes et que de nombreux facteurs entrent en ligne de compte. Et, peut-être, est-on davantage libre de refuser que de décider. Les choses se préparent et l’on peut ensuite mettre un veto au mouvement qui se prépare, mais les conditions de ce veto sont loin d’être encore précisées et de multiples facteurs et influences interviennent. On sait par exemple que face à quelqu’un qui fait un mouvement, nous produisons inconsciemment le même type de geste.

 

Est-ce que cela a un lien avec les « neurones miroirs » ?

On travaille effectivement sur ce lien. Mais je pense que, plus qu’aux neurones miroirs, c’est lié à une dimension prédictive de notre système moteur. Nous devons anticiper. Le système miroir est un système d’imitation, là on est davantage dans l’anticipation que dans l’imitation.

 

Le fait que le geste soit préparé automatiquement, signifie-t-il pour vous qu’il ne relève pas d’une décision ?

Oui, enfin, ce n’est pas une décision consciente. Mais tout dépend de ce qu’est une décision et si cela doit nécessairement être conscient.

 

Mais c’est quand même nous qui décidons. Notre cerveau, c’est nous.

Oui. Mais cela signifie que ce n’est pas accessible à un contrôle cognitif. Cela ne peut pas être verbalisé. D’ailleurs, peut-être que quelque part on sait ce qu’il est en train de se préparer, mais on ne peut pas le dire. Or, on peut définir un processus conscient comme un processus dont on peut parler.

 

Vous parlez ici du mouvement et des aires du cerveau impliquées dans la motricité, est-ce que vous pensez qu’il en va de même pour les autres décisions qui n’engagent pas le mouvement ?

Là, il y a beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte, mais il y a des recherches qui montrent qu’on peut choisir une chose dans un contexte et son contraire dans un autre contexte. On est influencé par le contexte, par nos émotions, etc. Peut-être que pour les décisions complexes cela ne peut pas se faire de manière aussi automatique que pour le système moteur ? Cela, on l’a montré dans d’autres expériences qui portaient sur la prise de décisions dans des jeux d’argent. On a montré que le regard que nous portons sur nos propres décisions était le fruit d’un processus comparatif complexe dans lequel interviennent plusieurs facteurs. Satisfaction et regret sont relatifs et sont aussi les résultats de processus cognitifs. D’ailleurs, les tests, dans le contexte des jeux d’argent, de sujets atteints de certaines lésions cérébrales montrent qu’ils n’éprouvent pas de regret. On voit enfin comment se met en place l’apprentissage de stratégies, les sujets modifiant leurs comportements de jeux en fonction des résultats. On s’aperçoit par exemple, qu’ils ont tendance à prendre plus de risques au début, puis à en prendre moins, tout ça sans s’en rendre réellement compte.

 

Tirez-vous de ces expériences des réflexions plus larges sur ce qu’est le libre arbitre, la liberté, etc. ?

Nous étudions phénomènes par phénomènes et on ne veut pas se livrer à des extrapolations très générales. Ce qu’on veut faire c’est décrire un mécanisme de base qui entre en jeu dans la décision et, je pense, dans n’importe quelle décision complexe. On sait qu’il y a une région du cerveau qui est importante pour la prise de décision et que, lorsqu’elle est lésée, on n’est plus capable de faire ce type de raisonnements. Il s’agit d’un mécanisme impliqué dans la comparaison, l’amplification des émotions qui intervient dans n’importe quelle décision que l’on prend, même pour les décisions banales.

 

Est-ce que vous vous situez dans un courant particulier, fonctionnaliste, réductionniste, etc. ?

Je laisse aux philosophes ce type de positions. C’est de la discussion. Nous cherchons des hypothèses pour nos manips, puis des moyens de les valider. Je ne souhaite pas entrer dans ce débat-là. Je conçois le cerveau comme une interface avec l’environnement. On part avec un certain bagage génétique. J’ai étudié les patients qui ont été greffés des mains, et plus récemment, du visage, et je me rends compte à quel point la plasticité du cerveau est importante. Ces changements sont le fruit des interactions avec l’environnement. Il y a un échange entre le cerveau et l’environnement. Quant à l’esprit… Je crois que c’est une construction du cerveau. Il n’y a pas moi et mon cerveau. Je ne vois pas comment on peut dissocier les deux.