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« Bêton » : réflexions sur l’animalité urbaine

Texte de Dominique Lestel

L’objectif de cet exposé n’est pas de proposer des données nouvelles sur la place de l’animal dans les villes, mais d’essayer de trouver des notions et des concepts qui permettent de mieux comprendre ce qui est en jeu avec l’animalité urbaine – avec l’animalité de béton c’est-à-dire le « bêton ».
L'auteur veut mettre l'accent sur les point suivants :
> l’animalité urbaine serait d’une diversité très supérieure à ce qu’on suppose en général.
> il serait illusoire de considérer l’animalité urbaine comme un ajout d’animaux dans des villes humaines.
> il est nécessaire de développer une réflexion de fond sur l’« animalité urbaine », non pour résoudre quelques difficultés assez superficielles comme celle de la propreté de l’animal dans l’espace public, mais pour comprendre vraiment ses enjeux fondamentaux.

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Date : 01/01/2004

Introduction

Il devient de plus en plus important de discuter la richesse potentielle du statut des animaux dans les communautés urbaines, mais aussi de la place qu’ils pourraient y avoir, ou même qu’ils devraient y avoir. Le philosophe que je suis veut attirer l’attention sur deux ou trois points. 1) Suggérer tout d’abord que l’animalité urbaine est d’une diversité très supérieure à ce qu’on suppose en général. 2) Evoquer ensuite l’idée selon laquelle il est illusoire de considérer l’animalité urbaine comme un ajout d’animaux dans des villes humaines. Je souhaite convaincre le lecteur que les villes sont déjà celles de l’animalité autant que celles de l’humain, et qu’une ville sans animaux, telles qu’elles sont toujours décrites dans les utopies, constituent tout simplement une monstruosité proprement invivable. La question n’est donc pas de savoir s’il faut accepter des animaux dans la ville, mais plutôt celle de comprendre la logique de l’urbain au croisement d’une co-habitation mixte – je dis plutôt hybride – d’hommes et d’animaux – naturels ou artificiels. 3) Attirer l’attention, enfin, sur la nécessité de développer une réflexion de fond sur l’« animalité urbaine », non pour résoudre quelques difficultés assez superficielles comme celle de la propreté de l’animal dans l’espace public,mais pour comprendre vraiment ses enjeux fondamentaux – lesquels renvoient à la question de savoir qui nous voulons être, avec qui ou quoi nous voulons vivre et comment. L’objectif de cet exposé n’est donc pas de proposer des données nouvelles sur la place de l’animal dans les villes, mais d’essayer de trouver des notions et des concepts qui permettent de mieux comprendre ce qui en jeu avec l’animalité urbaine – avec l’animalité de béton c’est-à-dire le« bêtons ».

 

Petite typologie de l’animalité urbaine

L’homogénéité de l’animalité urbaine est purement illusoire. L’« animal » dans la ville recouvre une réalité en mosaïque. Il n’est donc pas inutile d’essayer de classer ces animaux, non pour les étiqueter à tout jamais, mais pour affiner le regard que nous portons sur eux. Il me semble utile de distinguer tout d’abord plusieurs catégories sensiblement distinctes d’animaux dans la ville : ceux qui font partie des familles humaines, et ceux qui n’en font pas partie - et parmi ces derniers, ceux qui interagissent avec l’humain et ceux qui l’évitent au contraire très soigneusement. Les chiens, chats, hamsters, etc., d’un côté ; les renards, corneilles, albatros, pies, etc. de l’autre. Le domestique et le commensal. Des études très intéressantes montrent des loups qui se fondent dans des villes, des corbeaux ou des perroquets, comme les Keas [1] de Nouvelle Zélande, qui s’installent « en ville ». Deux autres catégories importantes, qui doivent être signalées, appartiennent à un tout autre registre : celle des animaux que l’on mange. Ceux-ci ont la particularité de n’être visibles qu’une fois mort, et de rester cachés tant qu’ils sont vivants. Ce sont des crypto-animaux comestibles. Enfin, les animaux imaginaires, auxquels s’est par exemple intéressée Véronique Campion-Champion, constituent la dernière catégorie des animaux urbains. Ces catégories n’ont aucune homogénéité conceptuelle ; elles n’ont d’ailleurs aucune prétention à l’être. Les animaux auxquels elles renvoient constituent plutôt les éléments d’une écologie complexe en perpétuels changements. Les intégrer suppose une réflexion dont je ne veux livrer que les prémisses dans les lignes qui suivent. Toute les villes sont saturées d’animaux, mais chaque ville l’est sans doute à sa manière. Tout le problème est de savoir comment et ce que signifie cette situation.

 

Débordement de l’humain et famille élargie

Une première question est celle de la famille ; la seconde celle de l’identité. Qui appartient à quoi ? Qui fait partie de quelle famille ? Le chat dans la famille est souvent aussi le chat de la famille [2]. Qui est qui ? Le chien de la grand-mère n’appartient pas à la grand-mère, mais fait partie de la grand-mère : d’un point de vue étho-ethnologique, il doit être réellement pensée comme une extension de la vieille dame. De façon plus générale, l’animal familier est incompréhensible en dehors de la capacité de l’humain à se déborder, d’une part, et à créer des communautés hybrides restreintes de partage de sens, d’intérêts et d’affects, d’autre part. Certaines familles assez répandues en milieux urbains ont des caractéristiques très particulières, comme les familles homme/perroquet ou les familles homme/corbeau décrites par l’éthologue américain Bernd Heinrich [3]. Les animaux qui entrent dans ces communautés hybrides peuvent avoir été considérablement modifiés par l’humain, y compris au niveau du génome. L’artiste américano-brésilien Eduardo Kac a soulevé un lièvre important avec sa performance (avortée) autour d’Alba – la lapine transgénique qui a un gène de méduse et qu’il voulait adopter dans sa famille à Chicago [4. Il voulait ainsi attirer l’attention sur le fait qu’un animal transgénique restait un animal authentique et que des liens affectifs forts pouvaient effectivement s’établir entre lui et des humains. La puissance de ces liens ne doivent pas être sous-estimés : ils peuvent être très forts. J’estime qu’une partie de nos relations avec les animaux de compagnie sont basées sur des phénomènes d’accoutumance affectives réciproques dans lesquelles l’un est une drogue pour l’autre et inversement. Quand je parle d’animaux de compagnie j’entends le terme dans un sens large qui inclut les animaux étudiés par des éthologues. Des relations affectives extrêmement fortes peuvent également émerger dans un zoo entre un animal et un soigneur. Mes collègues éthologues ou philosophes par exemple [5] peuvent bien ironiser sur les « projections » anthropomorphiques que nous effectuons sur nos animaux. Leur volonté critique, louable en soi, devient ici largement contre-productive en leur occultant des phénomènes fondamentaux. A l’exception des chercheurs, et encore, les projections anthropomorphiques constituent moins une erreur méthodologique qu’un moyen normal et souvent assez efficace que les humains peuvent mobiliser pour interagir avec des animaux. L’intégrisme épistémologique est aussi nocif que les autres formes qu’il peut revêtir ici ou là. Assumons donc pleinement et gaiement notre anthropomorphisme naturel. Deux raisons au moins nous poussent volontiers sur cette voie. La première est que nous en retirons de sincères satisfactions. Aucune raison valable nous impose la mortification. La deuxième est que, sans études sérieuses, nous ne savons pas quelle est l‘économie de ces projections anthropomorphiques sur nous-mêmes, en tant que compagnons d’animaux d’une part, et en tant qu’humain d’autre part : ne sommes-nous pas nous-même le résultat de siècles d’anthropomorphisation ? Une troisième raison peut s’ajouter à celles qui viennent d’être mentionnées: nous cherchons à comprendre des agencements homme/animal, et non à établir l’éthogramme d’une espèce animale donnée.

 

Qu’est-ce qu’une vie d’animal ?

Comment décrire la dynamique des communautés hybrides homme/animal ? L’idée qu’il est possible de le faire à partir d’une éthologie de l’animal et d’une ethnologie de l’humain dont il faudrait faire la synthèse est une idée séduisante mais fausse, qui ressemble au pâté d’alouette de la fameuse histoire, mi-cheval mi-alouette, composée d’une moitié de cheval et d’une moitié d’alouette. J’estime qu’il faut au contraire développer une méthodologie propre à de tels agencements, et mettre en place une véritable étho-ethnologie. Dans cette perspective, hommes et animaux doient être étudiés de la même façon [6] – même s’il est important de déterminer le statut respectif, rarement symétrique, des uns et des autres - et une importance fondamentale est attribuée aux significations autour desquelles se contruisent ces associations interspécifiques étroites. En négligeant le fait qu’une interaction se construit en particulier autour d’un partage de signification, la description des interactions homme/animal est condamnée à rester en grande partie stérile. Il est important de réaliser que de telles agencements sont construits dans le temps, c’est-à-dire qu’ils se constituent vraiment dans la durée, et qu’elles requièrent un véritable engagement de ceux qui y sont impliqués. Cet engagement suppose que chacun y trouve son compte mais aussi une indiscutable satisfaction. Nous savons peu de choses sur ce que signifie pour un animal vivre avec un humain, c’est-àdire partager un même monde avec Homo sapiens. Cette notion de ‘monde’ , originellement proposée par von Uexküll a toujours été décrit espèce par espèce. Dans le cas des communautés hybrides, nous avons un monde commun qui est construit par des espèces différentes qui vivent ensemble. Nous ne devons jamais sous-estimer les transformations de l’humain dans ce processus, et les incompréhensions qui en résultent pour ceux qui ont été placés à l’extérieur de cet espace commun – physique et psychologique.

 

Aventures singulières homme/animal

L’une des caractéristiques des agencements nouveaux entre l’homme et l’animal est de favoriser l’implication d’animaux dans des aventures singulières qui se développent dans des co-implications avec des humains. Deux situations doivent être abordées soigneusement. La première concerne les aventures singulières des animaux eux-même au sein des communautés urbaines. La deuxième se rapporte aux aventures singulières qui associent des humains et des animaux. Nous avons tendance à sous estimer le rôle des aventures singulières dans lesquelles l’animal peut se trouver impliqué et des aventures singulières dans lesquelles l’humain peut être engagé dans ses relations avec certains animaux, en particulier dans les communautés urbaines. Une caractéristique des vies singulières qui se déroulent au sein des communautés hybrides homme/animal est de se constituer autour du langage. Ce n’est pas parce qu’un animal ne parle pas qu’il n’est pas sensible à la voix humaine, en particulier à ses caractéristiques physiques comme ses intonations. Mais on peut estimer également que les humains ont des relations différentes entre eux quand ils vivent avec des animaux. C’est en particulier ce que montre très bien le cinéaste japonais Oshima dans Max, mon amour. Le vrai thème de ce film pourrait être celui de savoir ce que devient la vie de famille quand un animal est adopté en son sein. Que cet animal soit un chimpanzé n’est pas indifférent. Avec quels animaux l’homme peut-il s’engager dans des aventures singulières partagées - en particulier dans un milieu urbain ? Un animal peut-il être un « ami » ? Peut-il s’engager dans des « amitiés diagonales » qui traversent les barrières des espèces ?

 

Architectures intérieures pour animaux et « animobiliers urbains »

Toute réflexion sur l’animalité urbaine doit tenir compte de la matérialité des espaces en jeu. La conviction parfois exprimée que les interactions homme/animal se feraient sans médiation aucune ne repose sur rien. Les travaux artistiques de Zootechnosémiotique de l’artiste Louis Bec doivent être rappelés ici. Ceux-ci débouchent sur une véritable sémiotique fabuleuse qui s’exprime à travers la recherche de technologies artistiques qui donnent une réalité à des communications homme/animal jusque-là inaudibles. L’animal ne doit pas devenir un étranger dans la ville. Il est difficile d’en faire pour autant un « citoyen » comme les autres. Il faut lui inventer une place propre, par exemple des espaces de jeux non pas pour les animaux seuls, mais pour les humains et les animaux. Et pas seulement pour des animaux de compagnie. Si la ville doit assumer son animalisation, comment y parvenir ? Il n’est pas interdit, au-delà d’une réflexion de fond, de s’essayer à quelques suggestions utopiques. Une municiplicité pourrait ainsi concevoir des perchoirs ‘tendances’ pour que des oiseaux viennent s’installer à certains endroits de la ville et que les gens puissent venir les observer et en retirer un plaisir aussi bien esthétique que spirituel. Ou des canaux dans la ville avec de l’eau claire et de nombreuses espèces de poissons qu’on pourrait venir observer en famille. Ou installer des phoques dans les piscines municipales que les enfants – et ceux qui ne le sont plus mais l’ont bien évidemment été.

 

Des animaux communaux à l’animalthèque de prêt

Les ensembles communaux pourraient en effet être beaucoup plus hardis dans leur politiques de l’animal en ville, et ils devraient s’intéresser un peu sérieusement à la possibilité que des animaux puissent être des animaux communaux. Ce n’est pas entièrement nouveau. Les zoos communaux possèdent des animaux communaux. Mais on pourrait en généraliser l’idée et essayer de la transformer. Sortir de la croyance pour le moins erronée que l’animal communal est forcément un animal captif qui fasse partie d’un zoo. Une communauté urbaine pourrait posséder une « ferme » dans laquelle enfants et seniors pourraient venir jouer, prendre des loisirs et s’informer sur l’animalité. Soit l’idée d’une ferme de perroquets. Un « club » pourrait s’en occuper le mercredi et le samedi. Les oiseaux et les poissons (chaque association communale devrait avoir son aquarium convivial et son club poisson!). Il pourrait aussi y avoir l’équivalent pour l’animal d’une bibliothèque de prêt – ce qu’on pourrait appeler une « animalthèque de prêt » où les gens pourraient « emprunter » des animaux pendant un temps donné pour s’en occuper sans qu’ils soient à eux proprement dit. Une autre idée, voisine, serait d’installer des centres pour animaux quand les gens partent en voyage, qu’ils sont blessés ou qu’ils sont malades et qu’ils ne peuvent plus s’occuper de leurs animaux pendant une période de temps plus ou moins longue. Il pourrait s’agir d’un équivalent de crèches ou de haltes garderies pour animaux. Une telle institution communale serait complémentaire de la mise en place d’un « zoo ouvert » qui hébergerait des animaux qui seraient en liberté dans la ville et qui rentreraient le soir dans le-dit « zoo ». Inventer donc ce qui pourraient être des zoos ouverts. Mais même les zoos « fermés » doivent être réinventés, des zoos qui insisteraient sur les interactions avec le public et non des zoos dans lesquels les animaux sont dans des « vitrines », coupés du public. De telles institutions restent sans doute utopiques ; elles ne sont pas impensables pour autant comme en témoignent certaines expériences déjà existantes. Dans certaines réserves, à Madagascar par exemple, les lémiuriens se laisent caresser par les touristes qui viennent les voir. Quant à la plage de Monkey Mia [7] en Australie, les dauphins sauvages qui s’en approchent pour jouer avec les touristes qui les attendent dans l’eau peu profonde, ils sont devenus de véritables animaux de compagnie collectif. Nous devons rêver les animaux « bêtons » et réactualiser l’idée d’« Arches de Noé » urbaines qui ne résulteraient pas d’un cataclysme divin mais de l’espoir fou – humain, trop humain – de renouveler radicalement nos rapports à l’animalité.

 

Des animaux artificiels aux artistes en zoologie d’intérieur.

Il faut s’attendre à ce que l’animalité urbaine se modifie substantiellement dans les années à venir. A propos de l’artiste brésilien transgénique Eduardo Kac, j’ai déjà évoqué la possibilité des animaux transgéniques. On peut prévoir une vogue des chats fluorescents, qui brillent dans le noir ou des poissons phosporescents. Les animaux en question ne sont pas nécessairement des animaux naturels. Ils peuvent même être constitués de robots plus ou moins perfectionnés. J’ai évoqué plus haut la dépendance affective suscitée par l’animal de compagnie. L’expérience des tamagushis, quoique brève, fut pourtant édifiante. Il fallait s’occuper de ces petits « robots » primitifs, les « toiletter », les « nourrir », etc. sous peine de demandes pressantes de leur part qui aboutissait à la « mort » de la « créature ». Les gens, aussi ahurissant que cela puisse paraître à un esprit rationaliste, s’attachèrent à leurs tamagushis et essayèrent de faire de leur mieux. Les robots animaux (comme le chien de SONY) sont, aujourd’hui, beaucoup plus perfectionnés. Ils ressemblent de plus en plus à d’authentiques animaux de compagnie, et nous sommes prêts à leurs accorder tendresse, affection et confiance. On peut prévoir une explosion de ces « animaubots » si pratiques, qui peuvent être éteints et rangés dans un placard pendant les vacances, et programmés pour éviter de devoir être sortis pendant le film du soir [8]. Des métiers d’avenir dans les communautés urbaines en résulteront. Ce sera sans doute moins celle de vétérinaire que celle de « réparateur d’animaux de compagnie » ou celle d’« artiste en zoologie d’intérieur ».

 

Enjeux de l’animalité urbaine

La question de l’animalité urbaine excède très largement les questions posées par les désagréments que posent la propreté canine sur les trottoirs ou les dommages des animaux commensaux qui se nourrissent, non pas sur la bête, justement, mais bien sur l’homme. G.A. D’Haudricourt disait que c’était les chevaux qui avaient appris à l’homme à courir, les grenouilles qui lui avaient appris à sauter et les oiseaux à chanter. Au-delà de ce qui peut passer pour une boutade, il faut prendre conscience non de la dimension animale de l’humain, mais de la nécessité dans laquelle il se trouve de s’agencer avec des animaux pour être pleinement humain. La question importante est donc celle de savoir comment envisager désormais les communautés urbaines non plus comme des communautés urbaines dans lesquelles se trouvent de surcroît des animaux, mais d’authentiques communautés hybrides urbaines homme/animal.

 

Le plaisir de l’animal

Je crois en particulier qu’il faut totalement assumer le plaisir que procure l’animal à l’humain. Nous sommes toujours un peu honteux sur ce point. C’est pourtant une constante. Les villages amazoniens, par exemple, sont remplis d’animaux que l’on ne peut qu’appeler d’agrément. Les animaux de compagnie, loin de constituer le symptome inquiétant d’on ne sait quelle perversion urbaine est au contraire un « propre de l’humain [9]». Il est important d’être clair : si nous ne mangeons pas tous nos animaux, c’est parce que nous avons un intérêt massif à les garder en vie. Et si nous les gardons en vie, c’est parce qu’ils le sont précisément : la vie ! Enfants et animaux constituent la plus grande richesse des villes. Car c’est sans doute un défi majeur que rencontrent aujourd’hui nos communautés urbaines tentaculaires : être en vie. Ne pas être seulement des lotissements résidentiels, des voies rapides et des hyper-marchés. Pour parodier quelque peu Alphonse Allais qui l’a bien cherché, il faut arrêter de mettre des zoos dans les villes et il faut plutôt mettre les villes dans les zoos (Et supprimer les barrières qui séparent hommes et animaux)! Chercher des indicateurs physiologiques de bien-être est certainement important, mais reste une démarche insuffisante. L’animal n’est pas seulement un mobilier, même autonome, dans nos vie mais un rappel existentiel et fondamental de notre appartenance à une communauté du vivant à laquelle nous appartenons de plein droit ... et de plein devoir.

 

Conclusion

J’ai insisté dans cet exposé sur plusieurs points qui m’apparaissent comme fondamentaux pour comprendre quelques-uns des enjeux de l’animal dans la ville – du « bêton ». Le premier est que l’humain est intrinsèquement un animal qui vit avec d’autres animaux. Le deuxième est que les relations homme/animal prennent place dans les communautés hybrides et qu’elles sont d’une complexité qu’on ne soupçonne pas toujours. La troisième, enfin, est que nous manquons encore d’un langage ad hoc pour parler de ces communautés hybrides et qu’il nous faut vraiment le forger. Nous devons nous donner les moyens lexicaux et conceptuels de penser ce qu’implique le fait qu’homme et animaux vivent ensemble dans les villes. Il faut cesser d’opposer la ville et la campagne, la nature et la culture, le naturel et l’artificiel. Transformons donc les villes en nature, et saturons-les d’animaux et de végétaux de toute sorte. Le « jardin urbain » est l’une des composantes essentielles de la Ville de demain, de même que celle de « zoo ouvert ». Nous autres, urbains, nous devons nous animaliser pour devenir plus humains que nous ne l’avons jamais été. Un point m’a toujours frappé en lisant les ethnologues, et c’est un point auquel eux-mêmes sont restés trop peu sensibles. Il n’existe visiblement aucune société humaine qui n’ait développé des relations privilégiées avec au moins une espèce animale. Autant dire que s’il existe des sociétés de chimpanzés, des sociétés de baleines et des sociétés de perroquets, il n’existe peut-être pas de véritables sociétés humaines : toute société humaine est toujours aussi une société animale. En conséquence, une question importante est celle de savoir comment nous pouvons représenter nos sociétés non seulement comme des sociétés politiques mais aussi des sociétés d’agencements interspécifiques et de quelle façon nous pouvons intégrer des animaux dans nos structures urbaines.

[1] Judy Diamond & Alan Bond, 1999, Kea. Bird of Paradox, Berkeley : University of California Press.
[2] Mais pas toujours, car le chat est très indépendant et peut passer beaucoup de temps dans une autre famille que sa famille d’accueil officielle. Cette différence ne se retrouve pas chez le chien, beaucoup plus sensible au sentiment de clan.
[3] Bernd Heinrich, Mind of the Raven, 1999, New York : HarperCollins Pub., chapitre 3, pp.31-48.
[4] Initiateur de l’ « art transgénique », E.Kac développe depuis quelques années une pratique artistique directement liée à la question de l’animalité urbaine. Sur cet artiste très créatif, on pourra lire :A.Bureaud, E.Kac & A.Kostic (eds.), 2000, Eduardo Kac. Telepresence, Biotelematics, Transgenic Art. Ljubjlana :Kibla ; et Sheilah Britton & Dan Collins (eds.), The Eighth Day. The Transgenic Art of Eduardo Kac, 2003, Arizona State University.
[5] Voir par exemple Jacques Vauclair et Jean Marie Vidal, en 1996.
[6] On objectera à cette approche, que l’homme parle, pas l’animal, et qu’il n’est donc pas possible de suivre le principe de symétrie. Cette objection est inutile. Je ne dis pas qu’il faut assimiler l’homme et l’animal, mais que la méthodologie doive être identique. Personne ne pensera à dire qu’on ne peut pas étudier les poissons et les oiseaux de la même façon parce que les uns nagent alors que les autres volent.
[7] Voir par exemple Rachel Smolker, 2002, Parmi les dauphins, Presses de la Cité.
[8] On me dira qu’ils n’ont pas besoin d’avoir des besoins. Ce serait une grave erreur. Un animal sans besoin n’est plus un animal, et devoir sortir son chien régulièrement fait partie de ce qui constitue un vrai chien. A-t-on vraiment besoin d’animaux sans besoins ? Poser la question est déjà y répondre.
[9] James Serpell, (1986, In the Company of Animals. A Study of Human-Animal Relationships, Cambridge University Press) montre très bien que l’existence d’animaux de compagnie chez les peuples premiers réfute l’idée qu’il s’agirait là d’une activité extravagante qui résulterait d’un embourgeoisement sentimental ou d’une quelconque pathologie urbaine.