Cinéma et numérique
Interview de Joël LURAINE
Directeur du Pathé, Vaise
Interview de Pierre AMOUDRUZ
<< Si je dois résumer notre métier, je dirai qu'il consiste à maintenir une «vigilance poétique» sur les technologies et usages numériques >>.
Les arts numériques – le pluriel marquant la diversité de ces pratiques – sont un des lieux d’expression et d’interrogation des enjeux provoqués par les technologies de l’information et de la communication. En parallèle des réalisations des laboratoires de R&D ou des projets de start-ups, les projets d’artistes dans ce champ constituent une modalité alternative et riche d’exploration des limites et des opportunités du numérique.
À cet égard, l’association AADN (« Assemblée Artistique des Diversités Numériques »), fondée à la friche RVI en 2004, joue un rôle de laboratoire « hors-les-murs » au service de la production et de l’expérimentation dans le secteur en mouvements des arts et cultures numériques. Dans cet entretien avec son Directeur Artistique, Pierre Amoudruz, nous revenons sur l’histoire de cette structure et les types de projets qu’elle soutient. Ce matériau riche et original permet de mettre à jour une vision très actuelle et pertinente des modalités d’innovation portée par les collectifs et lieux mis en action par AADN. Au-delà d’une description de la place des arts numériques dans la société, l’entretien fait ressortir la convergence d’objectifs et d’approches entre acteurs des technologies provenant de différents secteurs : capacité d’hybridation, transversalité des disciplines, rapport aux « publics » forment l’ossature de l’activité de cette structure. L’entretien montre aussi comment la mise en réseau d’acteurs du numérique, qu’ils soient chercheurs, artistes, designers ou entrepreneurs, vient stimuler l’écosystème lyonnais et rhônalpin.
Qu’est-ce que AADN et quels en sont les objectifs ?
L’AADN est une structure associative existant depuis 10 ans. Elle s'est donnée pour but de soutenir le développement des arts et des cultures en lien avec les technologies. Elle a été créée par des individus en plein dans le paradoxe de l'émerveillement et de la critique de ces outils et produits de consommation. Si je dois résumer notre métier, je dirai qu'il consiste à maintenir une « vigilance poétique » sur les technologies et usages numériques. Pour ce faire, nous travaillons avec des artistes qui sont aujourd'hui des experts de l'appropriation et du détournement des outils et procédés technologiques... et qui nous racontent d'une manière sensible et décalée, la transition du monde en régime numérique.
L'association a été constituée en 2004, à un moment où les cultures numériques étaient encore globalement en friche. Il s’agissait en effet des prémisses des réseaux sociaux, après une dizaine d’années seulement d’usages croissants d’un internet « grand public ». On rencontrait alors bon nombre de praticiens autoproclamés et d’autodidactes, et peu d’instances culturelles pour les repérer, les reconnaître et encore moins les soutenir. AADN a émergé d’une friche artistique lyonnaise, la friche RVI , avec un profil très interdisciplinaire, en lien avec la scène demo-maker… des gens dans la pratique du code informatique avec cette envie de se donner des défis, mais aussi des musiciens, des étudiants en art.
AADN est l’acronyme d’Assemblée Artistique des Diversités Numériques, qui était le nom du festival que l’on avait mis en place. Il s’agissait d’un moment de diffusion et de présentation d'œuvres au public, mais surtout de rencontres entre des artistes et des techniciens qui avaient besoin de se retrouver et de travailler ensemble. Aujourd’hui nous sommes toujours sur ces mêmes questions : comment arriver à donner une approche sensible et critique de la manière dont les technologies nous impactent au quotidien, comment « digère-t-on » ces technologies qui nous submergent. Notre manière de nous distinguer provient du fait que les artistes ont une capacité à se décaler et à proposer une approche non-théorique. Cela leur permet de rendre accessibles les manières dont les technologies nous ouvrent des potentiels ou nous conditionnent. Et parfois aussi juste de nous faire rêver.
D’un point de vue organisationnel, nous avons formé AADN autour d’un ensemble de valeurs fondatrices. Certaines sont plutôt liées à l’éducation populaire : comment travailler dans l’espace public (au sens d'espace de formation de l'opinion), comment partager des savoirs au contact d’une population large plus que d’un public restreint, comment rester ouvert, populaire pour ne pas commettre le repli sur soi de l’art contemporain par exemple. Et, bien entendu, ces valeurs sont aussi celles de la culture Web : le libre partage des connaissances, la liberté sur les questions de droit d’auteur ou de données personnelles, l'horizontalité des modes d'organisation qui favorise l'intelligence collective… Tout cela induit quelque chose sur le « comment on se forme, comment on apprend, comment l’on transmet des savoirs, comment tout cela fonctionne dans une logique collective et partagée, dans l’émulation, etc. » D’où notre intérêt pour animer des réseaux et développer des partenariats.
Financièrement, nous sommes à 50% d’autofinancement. Celui-ci vient essentiellement de la diffusion de spectacles et d'installations et, dans une moindre mesure, de la vente ou de l’organisation d’ateliers et de formations. Par ailleurs, nous bénéficions de subventions publiques dont beaucoup sont des soutiens ponctuels « au projet », et plus récemment un soutien au fonctionnement de la structure de la part de la Région et de la DRAC Rhône-Alpes, en reconnaissance de nos missions d'intérêt général comme le soutien à la création ou l'éducation artistique.
Contrairement à la majorité du secteur culturel aujourd'hui en grande difficulté, nous sommes plutôt dans une logique ascendante, avec un fort développement de nos activités, de notre chiffre d'affaires, des embauches et la pérennisation de nos postes. Nous avons aujourd'hui une équipe de 6 permanents.
Comment décririez-vous les activités d’AADN ?
Nous avons principalement trois axes : soutien à la création, transmission au grand public et activation professionnelle.
En premier lieu, nous avons un rôle de soutien à la création artistique. La structuration du système de production des arts numériques étant encore peu segmentée en France, nous nous positionnons dans une logique d’accompagnement allant de la détection jusqu'à la diffusion. Pour cela, nous avons mis en place tous les étages de la fusée, allant du simple conseil jusqu'à l'export à l'international, en passant par la production d'œuvres.
Le premier dispositif que nous avons structuré, Vidéophonic , existe depuis 2008, à un moment où il n’y avait rien de ce genre et, surtout, aucun espace pour accueillir des projets artistiques dans l'agglomération et leur donner les moyens de se fabriquer.
Vidéophonic se base sur un appel à projets orienté vers les artistes émergents. Il met en avant la nécessité de prendre des risques sur de jeunes projets prometteurs. C'est donc très difficile à financer. Chaque mois, soit une dizaine de fois par an, nous accueillons sur 10 à 15 jours une équipe artistique sur l’agglomération. Nous leur allouons une petite bourse (500 euros) pour prendre en charge quelques frais, du temps de conseil, et leur ouvrons les conditions matérielles et techniques pour leur permettre de travailler. Chaque résidence donne lieu à une sortie, c'est l'occasion d'une rencontre avec le public, dans une double logique de faire découvrir le travail en cours et d'initier de nouveaux publics petit à petit.
La particularité de Vidéophonic est que le programme est monté en partenariat avec plusieurs lieux de l’agglomération, dont une MJC, une Ecole d'Ingénieur, un Planétarium... L’idée est à la fois d’être dans une logique de co-construction avec des acteurs locaux qui ne sont pas spécialistes des arts numériques, mais très complémentaires, et de répondre à une multiplicité de formes d’accueil et de besoins très éclectiques des équipes de création. Face à l'ébullition et au caractère changeant des arts numériques, le gros avantage de Vidéophonic est que l’on est en permanence dans un rafraichissement, une mise à jour, une compréhension de l’état actuel de la création. Nous recevons 50 à 60 dossiers par an, qui nous permettent de voir les technologies utilisées, les questions qui se posent, les choses qui s'inventent. Pour une petite dizaine de ces projets que nous pouvons accueillir, on privilégie de donner un coup de pouce à des équipes locales peu identifiées (cela fait alors office de première reconnaissance) mais aussi à des équipes qui ont un peu plus d’expérience et qui viennent d’ailleurs; globalement des pays francophones (Belgique, France, Québec, Suisse). C’est important en terme d’innovation, cela amène de la nouveauté dans le territoire lyonnais et cela participe à l’irriguer et rafraichir les idées des créatifs locaux. Cela créé parfois de belles rencontres et de nouvelles collaborations.
Par ailleurs, nous avons une logique de production, c’est à dire comment tu t’impliques avec une équipe artistique de l'idée originelle jusqu’à ce que celle-ci soit finalisée : monter des dossiers, lever des financements, accompagner les artistes et les conseiller pendant leurs temps de recherche ou de création, leur apporter des conditions de créations optimales, démarcher des partenaires, tenir le calendrier, etc. C'est à la fois de l'accompagnement et de la gestion de projet. Une fois ces œuvres abouties, on les diffuse, ici, au niveau national et aussi international. Cela permet de faire découvrir ces créations à quantité de publics, dans des réseaux très divers, et bien souvent, cela créé la surprise et suscite une forte curiosité.
La diffusion est notre moteur économique, mais contrairement à un « booker», nous proposons aux équipes de travailler ensemble pendant un an ou deux. Après cela, nous les incitons à se structurer et à voler de leurs propres ailes. On est toujours dans une logique de soutien à l'émergence... en réalité on les accompagne sur un métier très complexe qui demande de savoir gérer leur communication, des budgets, des calendriers... bien au-delà de la création artistique pure, ça s'apparente à un statut d'artiste-entrepreneur. Les statuts d'artiste-auteur et d'intermittent du spectacle ont pris cela en compte depuis longtemps.
Notre seconde activité concerne les modes d’expérimentation sur le partage des pratiques artistiques et l’appropriation de ces pratiques par le grand public. Nous l'appelons le « Labo des Usages » car il consiste à faire compagnonner ensemble artistes et habitants, concepteurs et usagers... Il s'agit ici d'imaginer des projets artistiques à partir des pratiques portées par « les gens » et réciproquement, d'ouvrir des processus de création artistique à des amateurs ou des curieux. On s'attaque ici à une fracture numérique dite cognitive, qui s'intéresse à la "capacité" des individus plus qu'au manque d'équipement individuel. Cela se traduit par des ateliers, des workshops ou des projets plus conséquents à l'échelle d'un quartier ou d'un territoire, et sur lesquels nous convions des scientifiques du champ de sciences humaines pour porter un regard objectivé sur les usages du grand public et notamment des personnes les plus démunies.
Au-delà d'un transfert de savoir-faire et de techniques, en trame de fond nous défendons une posture citoyenne par rapport aux technologies et leur obsolescence programmée... Avec un média horizontal comme internet où l'architecture technologique implique que tout le monde peut devenir émetteur et non plus seulement récepteur de l'information : comment ne pas être dans un rapport de consommation avec le numérique, comment on peut se l’approprier pour en faire un canal d’expression ? Comment inviter nos participants à prendre conscience d'un certain nombre d'enjeux par eux-mêmes, par la pratique, par la maîtrise des outils et la compréhension des enjeux dont ils sont porteurs... plutôt que de leur délivrer un discours prêt à l'emploi sur l'impact en bien ou en mal du numérique sur notre société... Bref, nous n'avons pas inventé grand-chose depuis l'éducation populaire ou la formation tout au long de la vie. Il s’agit juste d’une application au champ art-technologie et société.
Enfin, notre troisième rôle est celui de contribuer à documenter et se donner les moyens de la réflexion et la prise de recul sur ce qu'on fabrique... sur les cultures numériques : s’agit-il d’une révolution de l’art et de la culture ? Quels en sont les enjeux, les transformations à l'œuvre ? Pour cela, nous organisons des conférences, des rencontres professionnelles, nous participons des dynamiques d’animation de réseaux, car en France, comparativement au Canada ou au Japon, nous n’en sommes qu’au début et du coup l'écosystème n'est ni structuré ni en capacité de se mobiliser fortement.
Dans mon idée, le début de la structuration a débuté il y a une quinzaine d’années, notamment sous l’impulsion des ECM (Espaces Culture Multimedia), une directive ministérielle qui a permis à des acteurs de se constituer autour du rapport culture-technologie-usage. À cette vague succède dans les années 2000, une seconde vague d’acteurs non-institutionnalisés, plus jeunes, dits « de la génération Y » et qui pendant longtemps ont été totalement ignorés des politiques publiques de la culture. Nous sommes assez représentatifs de cette génération là de structures.
Puis on assiste à un tournant récent avec un regain d'intérêt pour ces formes, comme peut en témoigner notre nouvelle Ministre de la Culture Fleur Pellerin...
Je prends souvent 2010 comme point de repère de ce virage. Cette année coïncide en France avec l’ouverture et la médiatisation de la Gaité Lyrique à Paris, qui participe à donner, presque du jour au lendemain, de la crédibilité au terme d’art numérique pour le grand public et pour le politique. En région Rhône-Alpes, cette reconnaissance vient à la suite d’une consultation publique sur le sujet « culture et numérique » en 2011. Celle-ci a donné lieu à la décision inédite pour une région française, de dédier une politique intégrée sur la question « culture et numérique ». C'est traiter à la fois la question de la diffusion (problématiques de la dématérialisation sous-tendue dans l'effondrement de l’industrie du disque ou du livre, ou encore la numérisation des salles de cinéma), de la communication (avec les réseaux et internet comme arsenal de communication des acteurs culturels et des artistes), mais aussi et surtout du soutien à la création, après un gros boulot de lobbying via le réseau des acteurs des arts numériques en Rhône-Alpes initié par l'AADN et d'autres.
Ce terme de « arts numériques » est polysémique et touffu. Pourriez-vous donner quelques exemples des derniers projets que vous avez soutenus ?
Sur le terme de « arts numériques », nous ne nous donnons pas de frontières au niveau des formes considérées : du spectacle, des performances, des installations, des œuvres en réseau... Bien évidemment, nous cherchons une définition de l’art numérique plus satisfaisante.
Le terme est polysémique parce qu'il recouvre une pluralité de réalités. Il permet de décrire des œuvres qui ont le pouvoir de conjuguer plusieurs disciplines, d'hybrider des formats et des média, de faire collaborer des compétences transverses, et qui révèlent comment le code informatique ou la technologie est au cœur de la manière de créer.
Il est encore tôt pour figer une définition vu la prolifération de formes expérimentales, mais nous retenons deux aspects très fondamentaux. Soit il s’agit de formes qui sont inhérentes à la technologie, qui ne pourraient pas préexister sans elle, qui en découlent et qui se réinventent au rythme des innovations technologiques. Soit il s'agit d'hybridations de formes artistiques issues de disciplines traditionnelles (comme la danse ou le théâtre par exemple) et dont l’écriture est radicalement modifiée par l'inclusion de la technologie. Un spectacle de danse sur lequel on ajoute un simple vidéoprojecteur restera toujours un spectacle de danse. Nous parlons ici de formes en tant que telles, avec leurs média, leurs modalités d'écritures, des esthétiques qui se dessinent et se précisent avec le temps, des corps de métiers qui se construisent, un ancrage et des ramifications très profondes dans l'histoire de l'art... et surtout une culture sous-jacente : les cultures numériques, du libre, d'internet.
Plus concrètement, quelques exemples peuvent éclairer cela. Je prends les cas des deux dernières créations en cours:
- « Hyperlight », de Thomas Pachoud est un projet de recherche artistique sur les procédés holographiques, sur comment un laser peut permettre de sculpter et architecturer de l’espace. Ce sera une installation immersive et interactive qui pour le coup fait appel à de l’innovation technique. Une piste de recherche consiste à travailler sur des lentilles optiques qui se diffractent sous l'effet d'un influx électrique permettant de gérer la convexité et l’orientation du faisceau laser. En optique aujourd’hui, cette techno est clairement encore balbutiante. C’est donc un endroit de mise à l’épreuve par un procédé artistique d’une technologie qui est encore au stade de prototype.
- « Dématérialisé » que je développe avec le musicien David Guerra est une performance audio-video qui exploite des capteurs de mouvement (Leap motion ou Kinect) pour contrôler les flux visuels et sonores et donner cette idée de dématérialisation, dans le sens où il n’y a plus d'interface mécanique ou de rapport tactile entre l'homme et l’ordinateur. L’intention du projet consiste à faire éprouver au public l'univers immatériel qui est présent de l’autre côté de nos écrans. Dans ce projet-là, on est moins dans une logique d’innovation technologique, mais plus dans l’innovation d’usage par le détournement de technologies existantes.
Dans les projets antérieurs, deux autres exemples peuvent aussi montrer l’étendue du spectre que nous couvrons :
- « Vous êtes d’ici et d’ailleurs » de Mathieu Tercieux, illustre la dimension de la participation qui est importante pour nous, sur les modalités d'implication du public. Techniquement, c’est une double projection avec un suivi des mouvements du public se déplaçant sur une carte géographique… on se balade dans différentes échelles de l’univers dans lequel l’installation est posée. Il y a ainsi tout un jeu sur les comportements collectifs, une prise de conscience sur le fait de se sentir suivi par une caméra, de jouer ensemble de cela pour générer des formes collectivement. En amont du projet, l'équipe artistique réalise des ateliers de réinterprétation de cette carte, par exemple avec des enfants pour interroger le rôle de la perception et des technologies dans l’espace public. Cela fait partie de cette démarche participative dont je parlais plus haut.
- « La ferme à spiruline » du collectif Art-Act est un projet que nous avons co-produit (accueil en résidence, aide au montage de projet, organisation d’ateliers ouverts avec profils variés et pertinents pour le projet: physicien, aquariophiles, etc.). Il relie un jeu vidéo en ligne avec une situation inscrite dans le réel. Il se présente sous la forme d’un jeu de survie post-apocalyptique dans lequel la Spiruline (algue connue pour ses propriétés nutritives) est la dernière ressource qui sauvera l'humanité. Le jeu est lié à une véritable ferme de production de Spiruline et à des installations en galerie d’art. La communauté de joueurs en ligne est peu à peu autorisée à piloter ce qui se passe dans la ferme réelle, et celle-ci renvoie des données en lignes pour faire évoluer l’univers du jeu en retour. C’est un projet qui permet d’interroger de nombreuses dimensions : comment transmettre des savoir-faire de manière ludique (ici les compétences requises sont très techniques : la production de Spiruline nécessite des connaissances en chimie, biologie, mécanique des fluides, météorologie, horticulture...), comment générer un modèle économique alternatif sur le principe du financement participatif (joueur-contributeur)... ou encore comment mobiliser une communauté de joueurs sur une cause intelligente (ici une prise de conscience écologique et des solutions de production agricoles locales portées à l'échelle individuelle).
Ces différentes activités et les projets que vous soutenez montrent bien l’intérêt de votre démarche et les valeurs que vous portez. Est-ce que l’on peut dire que AADN porte une conception de l’innovation spécifique ?
Oui et non. Lorsque l’on parle d’innovation, on doit voir les choses à différents niveaux. D’une part, si l’on regarde la dimension technologique, on se rend bien compte que les grandes ruptures de l’innovation ne viennent plus de nous « les praticiens », mais de grandes structures et labo de recherche comme GoogleX, Apple, et d'autres qui surplombent le marché et instiguent des comportements répondant à leur vision du monde... Ils génèrent aujourd'hui les innovations majeures parce qu'ils ont investi très massivement dans la R&D et surtout parce qu'ils savent observer intelligemment la communauté des « inventeurs et des micro-innovants ». À nos échelles et celle de l'écosystème numérique (une myriade de petites start-up et de micro-entreprises), il y a beaucoup d'innovations technologiques. Elles restent assujetties et corollaires à celles catapultées par les grands groupes... bien souvent ce sont des « applications technologiques », et non pas des briques fondamentales, parce qu'à cette échelle les moyens ne sont pas réunis.
Par contre, dans un second temps, du point de vue des usages ou dans la manière dont on s’approprie ces dispositifs, dont on invente d’autres usages, comment on les détourne… tout cela relève de l'innovation. Des sociétés comme Google avec Sketch'Up ou Microsoft ont tout compris à ce niveau, ils conçoivent et distribuent le hardware, la Kinect par exemple, mais par contre derrière ils livrent le kit de développement et profitent d'une communauté de développeurs ultra créative et « gratuite » pour inventer les usages qui vont aller avec.
Avec cela en tête, du point de vue d’AADN, je dirai que l’innovation pour l’innovation ne nous intéresse pas. À partir du moment où l'on n'est pas convaincu que le changement technologique est l'unique moteur de la croissance économique et encore moins que la croissance économique est notre unique gage de réussite civilisationnelle, l'innovation ne peut être une fin en soi. J'accepte volontiers sa nécessité aujourd'hui en 2014, mais surement pas comme un dogme qui ne soit pas interrogeable. Au contraire, qu'est-ce que cela sert ? Après quoi court-on ? Où cela nous mène-t-il à long terme ? Ces interrogations nous habitent et l’on n’a donc pas un discours pro-innovation aveugle.
Par contre, et c’est ainsi que nous prenons cette question, notre réflexion sur les enjeux de l’innovation se joue à un autre niveau, à une échelle locale, en lien avec des questions d'innovation sociale et des enjeux de création artistique qui interrogent eux-mêmes les évolutions technologiques. Une sorte d'innovation vertueuse. Depuis un an, nous avons ouvert le Lab_Lab, un studio de 150m² dédié à la création et l'expérimentation avec un espace muni de matériel « technologique » comme un réseau de capteurs de mouvement, un système de diffusion audio multi-points et un dispositif de projection vidéo immersive... Nous avons monté ce projet en partenariat avec deux entreprises, BKYC, studio de création de contenu visuel pour la scène, et Theoriz – start-up d'ingéniérie et de code créatif qui travaille notamment sur la captation et l'analyse de mouvement. Le Lab_Lab est installé à Villeurbanne sur le Pôle Pixelavec le soutien de la Région Rhône-Alpes et de la Ville de Villeurbanne.
Au-delà de la disponibilité d’équipements techniques spécifiques, nous avons fait de ce lieu un espace de rencontre débridé. Le fait que l’on puisse faire cohabiter des compétences variées permet de faire émerger de nouvelles choses. Si tu mets une personne qui crayonne un portrait sur un bout de table, une autre qui est capable de programmer en Python, une troisième qui imprime ses propres circuits électroniques et à côté une autre qui va savoir te construire telle structure en bois très rapidement, tu peux très rapidement créer et faire sortir des prototypes et des projets qu'aucun ingénieur n'aurait pu imaginer seul dans son coin. C’est évidemment le principe des tiers-lieux, du co-design, de l'open-innovation, qui permettent la circulation des idées, l’échange et la création.
Ce n’est pas anodin que l’on soit à Pôle Pixel, car ce que l’on pressent, c’est comment une démarche d’expérimentation artistique comme celle qui est mise en œuvre au Lab_Lab quotidiennement peut être considérée comme une approche R&D et donc un terreau intéressant pour d'autres acteurs. Privilégier ce genre d’espace peut finalement se révéler un vivier pour des entreprises qui ont besoin de faire de la R&D et du prototypage mais qui aujourd’hui n’ont plus les moyens de financer leurs recherches et encore moins d'embaucher ces compétences. C'est un espace qui est à la fois un espace de création artistique, et un espace d'accélération de projets et d'innovation par les usages artistiques.
Le terme de Lab_Lab lui-même fait référence au terme Fab_Lab. Ce terme est en train de passer dans le discours politique et il est en train de perdre son sens initial. Si l’on regarde la charte des Fab_Labs proposée initialement par le MIT et les valeurs qu’il y a dans le réseau actuel pour bon nombre de ces structures, on voit bien la différence. Ce qui était à la base un espace de bricolage et d’apprentissage, une usine citoyenne, est maintenant compris comme un service de prototypages et de service strictement pour des entreprises ! Or cela ne peut pas se réduire à ça. Il y autre chose derrière qu'il ne faut pas sacrifier sur l'autel d'une vision uniquement entrepreneuriale du développement économique. L'économie de la contribution ne se passe pas des individus, des passionnés, des bidouilleurs. C'est l'émulation et l'effervescence des individus, y compris des non-professionnels, qui permet le foisonnement indispensable à l'innovation.
Pour nous, l'initiative du Lab_Lab c'est faire la preuve du potentiel de l'alliance public-privé. Du point de vue des structures (association et entreprises) mais aussi du modèle économique, qui propose une vision hybride avec une mise à disposition gratuite pour soutenir des équipes artistiques (et donc nécessairement des financements publics) et une activité commerciale (location de matériel, espace, ou services vendus clefs en main par l'un ou l'autre des trois partenaires). Nous sommes encore dans une phase d’expérimentation de deux ans qui sert à tester le modèle économique et le fonctionnement interne du lieu sur ses aspects de collaboration et de mutualisation. Mais cette expérience confirme bien des intuitions, surtout qu'il est indispensable, même à l'heure d'internet, d'ouvrir des lieux physiques comme espaces où l’on peut se retrouver, se rencontrer, fabriquer ensemble.
L’enjeu consiste maintenant à éprouver le modèle économique autour de cela pour que cet endroit devienne pérenne tout en privilégiant le côté fun, débridé qui favorise la création et l’expérimentation. Nous portons actuellement sur l'agglomération un projet beaucoup plus ambitieux : un centre où s'entrelacent arts et technologiques, une ruche artistique, un îlot citoyen, un lieu média au service des habitants de l'agglo et des acteurs et entrepreneurs régionaux. Il est pensé sur un format de type société coopérative, proche des logiques de co-working, tout en permettant de rassembler des porteurs de compétences (design, programmation, artistes) et du matériel de prototypage rapide sur un même lieu. Le Lab_Lab, c'est le laboratoire de ce futur Labo dédié aux croisements arts-technologies... En bref... les ingrédients de la Sillicon Valley à la mode frenchie, c'est à dire version économie sociale et solidaire !
En plus de cette initiative, avez-vous des partenariats avec des structures privées ?
Pour le moment, hormis ce projet Lab_Lab, des collaborations avec de petits studios de créa (jeux vidéos ou audio-visuel) et des financements par des Fondations d'Entreprises, il n’y a pas de partenariats avec des entreprises privées. C'est arrivé que certains grands groupes de Télécom viennent nous voir, pour comprendre ce que nous faisons, mais rien ne s’est concrétisé. Quand on se retrouve dans ce type d’enceintes, on est souvent perçu comme prestataire sur un aspect très limité (faire une projection vidéo par exemple), ce qui est déjà bien, mais il n’y a pas cette compréhension plus large de nos activités et qui pourrait bénéficier à d’autres. C’est pour cette raison que l’on est allé au Pôle Pixel, pour s'acculturer, comprendre leurs enjeux, leur vocabulaire et commencer à échanger avec ces profils. On est encore dans une nécessité de mieux nous exprimer hors de nos propres référentiels : comment parler à des chefs d’entreprises qui auraient des besoins particuliers, comment mettre des choses en avant que l'ont défend et qui peuvent les intéresser ?
Il est vrai qu’en France, la culture a principalement été rendue « publique » au sens des financements qui sont l’affaire de l’État et des collectivités. Mais on arrive maintenant au bout de cette situation. Dans le monde de la culture, les « derniers » qui sont arrivés et qui ont réussi à se faire une place ce sont les arts de la rue. Mais nous, dans le champ des cultures numériques, on voit qu’il n’y a plus de marge de manœuvre. L'austérité, c'est peut-être des économies, mais ça se traduit surtout par des gels et baisses de crédits de toutes parts. Le soutien délibéré de la création pour la pureté de la création, on est en train d’en revenir. En outre, dans le numérique, on a cet avantage inhérent d’être proches de la technologie. C'est rare pour des champs artistiques d'avoir une affinité naturelle avec le développement économique. Du coup c’est probablement par là que l’on peut aller chercher. À voir comment nous pouvons y aller sans perdre notre identité et notre nature.
Et dans ces voies, avez-vous des partenariats avec des structures comme les laboratoires de recherches ?
Nous avons éprouvé plusieurs partenariats avec des chercheurs en tant qu'individus, mais jamais directement avec leurs Labo de Recherche. Au sein d’AADN, le pôle « Labo des Usages » à travers lequel nous menons des projets artistiques participatifs sur un territoire donné pendant au moins un an, nous travaillons avec Jeanne Drouet, une anthropologue du CREA (laboratoire d’anthropologie à l’Université Lyon 2). Par exemple, en 2011 le projet abordait le réseau social Facebook et consistait à réaliser une étude sur les questions de l'’identité en ligne. Cela a donné lieu à des publications et des communications en colloque. Ce genre de collaboration s’est renouvelé plusieurs fois avec différents chercheurs.
Par contre, nous n’avons pas encore candidaté à des appels à projets de recherche. Cela fait clairement partie des axes que l’on cherche à pousser, avec des partenaires comme l’INSA. Mais nous allons lentement parce que nous avons besoin de nous acculturer aussi là-dessus. Le projet « Hyperlight » dont j’ai déjà parlé va un peu dans ce sens puisqu’il est co-produit avec l’atelier Art-Science9 à Grenoble. L’un des problèmes dans ce genre de collaboration vient du fait que les laboratoires qui développent des technologies doivent les valoriser sous des formes de brevets. Cela tient à leur économie propre… mais cela met forcément les artistes dans une posture compliquée, car il ne faut théoriquement pas rendre publique une technologie avant de la faire breveter... or présenter en public, c'est la raison d'être de l'artiste.
D’un point de vue plus informel, nous avons aussi mis en place un autre type d’évènement nommé RADart10 . Il s’agit de rencontres durant lesquelles quatre projets artistiques sont sélectionnés; à un moment dans lequel ils en sont à un point de blocage technique les empêchant d’avancer dans leur création. Dans ce genre d’événement, le public est très orienté évidemment, on y trouve scientifiques, chercheurs, étudiants, ingénieurs... des technologues au sens large. Toutes ces personnes viennent en leur nom propre, par curiosité et par envie personnelle. Ce qui renvoie à ce que je disais sur le public des Fab-Lab plus haut. Nous avons donc déjà cette couche de collaboration souple, mais nous ne sommes pas passés à la formalisation qui implique une relation de structure à structure et des échanges financiers. Cela pose la question de comment fortifier ces échanges, avec un équilibre à trouver entre l’exigence scientifique et l’exigence artistique. Il y a clairement un manque d’instances et de lieux de rencontres sur ces sujets avec ces profils; alors qu’il y en a un peu plus entre le milieu des « makers » (Fab-Lab) et celui des industries créatives par exemple.
On le voit, il y a encore de nombreuses barrières, mais rien d'insurmontable. On en reparle bientôt.
Interview de Joël LURAINE
Directeur du Pathé, Vaise
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Interview de Rodolphe BACQUET
Réalisateur de documentaires, doctorant en cinéma à l’Université Lyon 2.
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