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Veille M3 / Du nomade au local, quelle informatique à l’heure du photovoltaïque ?

Couverture de The Weight of Life
Couverture de The Weight of Life© Arizona State University

Article

À quoi ressembleraient nos vies si elles dépendaient essentiellement d’une énergie décarbonée et locale telle que l’énergie solaire ?
Qu’est-ce que cela entraîneraient comme changements dans nos façons de travailler ou de nous divertir ?
En termes de contraintes, comment l’ensoleillement reconfigurerait-t-il les modes de vie ?

En suivant l’invitation qui nous est faite par les auteurs du recueil de nouvelles solarpunk « Weight of Light », observons ici quelques exemples de pratiques sociales encore marginales, mais particulièrement « éclairantes », dans le champ du numérique a priori gourmand en énergie.
Date : 14/12/2021

Près de deux siècles après la découverte de l’effet photovoltaïque, l’énergie solaire, dont la production semble encore largement perfectible, apparaît déjà comme une alternative idéale aux énergies fossiles. Mais au-delà des seules questions techniques, sommes-nous conscients de la relation intime qui unit types d’énergie et modes de vie ? Weight of Light (Le poids de la Lumière), un recueil de treize nouvelles et essais édité par le Centre pour la Science et l’Imagination de l’Université d’Arizona, propose d’anticiper un monde dans lequel l’énergie solaire prendrait une place quasi exclusive. Ses auteurs, chercheurs et artistes, y font l’hypothèse qu’une telle transition bouleverserait nos comportements.

Chaque nouvelle est l’occasion d’illustrer une série de questions importantes à propos des « futurs solaires ». Proches du mouvement solarpunk – ce courant de science-fiction émergeant depuis une dizaine d’années – ces récits abordent une multitude de détails généralement négligées lorsque l’on évoque l’usage des panneaux solaires : les centrales électriques seront-elles belles ou laides ? Qui en sera le propriétaire ? Qui les réglementera ? Quels types d'emplois créeront-elles ? Où et comment ces systèmes d'énergie solaire seront-ils déployés ? Comment vont-ils façonner nos nouvelles organisations ? Concrètement, qu’est-ce que cela implique de vivre avec cette source d’énergie et de se confronter à ses limites ?

 

Marge d’aujourd’hui, norme de demain ?

 

Situés tout autant dans des contextes ultra-urbains que dans des zones rurales reculées, les récits soulignent les l’ambivalence de cette énergie, en particulier en abordant les implications concrètes des infrastructures photovoltaïques. Plusieurs nouvelles explorent le potentiel de l’ombre apportée par une couverture plus ou moins gigantesque de panneaux solaires, sur les bâtiments ou les canaux aquifères de la ville, ou via un dôme recouvrant par exemple l’entièreté de la métropole de Phoenix. D’autres illustrent les tensions liées au déploiement d’une telle infrastructure, qui prendrait le pas sur l’agriculture céréalière dans l’arrière-pays aride de l’Arizona.

Plus que les scénarios eux-mêmes – projetés vers un horizon temporel plus ou moins proche – la lecture de ces récits nous rend attentifs à tous ces détails et enjeux a priori banals lié à l’énergie solaire. Dans une logique prospective, elle nous encourage à observer les usages actuels, et les changements qu’ils engendrent dans de nouvelles pratiques encore balbutiantes.

C’est à cet exercice que j’ai choisi de me prêter ici, sur la base de mes propres enquêtes en socio-anthropologie du numérique, en présentant ce que cela signifie concrètement de travailler ou de se divertir avec de l’énergie solaire, en particulier chez des groupes (néo-)nomades, sur terre ou en mer. Comme dans Weight of Light, l’analyse de ces pratiques - certes très marginales - me servira à décrire par l’exemple les tensions et enjeux que recouvre ce type de bifurcation énergétique.

 

 

Travailler avec le numérique solaire

 

S’il est un groupe social qui emploie l’énergie solaire depuis longtemps, c’est bien celui des travailleurs nomades. La recherche de terrain en sciences de la vie, en géologie ou en archéologie peut aussi y avoir recours. De multiples travailleurs dans des domaines moins exotiques se lancent aussi, attirés par des modes de vie moins urbains. Le cas du studio de design numérique Hundred Rabbit est intéressant à cet égard, puisqu’il opère dans une logique itinérante depuis 2016, avec comme espace de travail un bateau parcourant le globe, alimenté en électricité par des panneaux photovoltaïques.

Outre les ressources techniques qu’il propose – entre documentation, conseil et mise à disposition d’outils – le site web du studio regorge de textes et de descriptions permettant de saisir leurs manières de faire, mais aussi les potentiels et les limites d’un tel milieu. Comme le décrit la partie « conseil » de leur site, les contraintes principales proviennent de la gestion de l’énergie, de l’accès sporadique à internet, et à toutes sortes de pannes matérielles et logicielles. Concernant les enjeux énergétiques, la limite est claire : « Notre rythme de travail est lié à la météo, car nous dépendons de l'énergie solaire pour alimenter nos ordinateurs. En regardant les prévisions, nous pouvons déterminer quand nous pourrons travailler le plus : les jours consécutifs de soleil nous accordent suffisamment d'énergie pour le montage vidéo, tandis que les jours couverts sont réservés aux travaux de faible puissance, comme la rédaction, la programmation et la planification. »

Cette question du rythme est fondamentale. Elle nous permet de prendre conscience d’un rapport non-standard au labeur, puisque malgré l’existence de sources alternatives d’électricité, les Hundred rabbits préfèrent attendre le retour du soleil. Il s’agit ainsi d’apprendre à patienter, comme en attestent les descriptions d’occupations réalisées en attendant la fin de la pluie ou la disparition des nuages : confection d’origami ou de nœuds, discussions dans la pénombre de la cale, etc.

 

 

Le temps est d’ailleurs doublement compris, dans sa définition météorologique et temporelle, à la manière des paysans des montagnes d’antan, qui passaient l’hiver sur d’autres activités comme l’horlogerie ou la confection d’objets en bois en attendant la fonte des neiges. Pour ce studio nomade, embarqué, la production d’énergie solaire dépend aussi de la nécessité de se déplacer. Il faut par exemple pouvoir déployer des voiles qui, une fois montées, limitent la captation du flux solaire, car les panneaux ne peuvent être trop importants, du fait de la place limitée sur le bateau, et des risques de corrosion par l’eau de mer.

Leur mode de vie s’oriente vers des choix de sobriété, au travers des logiciels, des systèmes d’exploitation ou des machines utilisées – des PC aux Raspberry Pi, plus basiques mais moins énergivores. De même, le paramétrage des applications est drastique afin de limiter la consommation énergétique – par exemple en désactivant les notifications ou l’automatisation de la lecture de vidéos.

 

Du design web à l’écoconception numérique

 

Ces limites présentées dans le rapport au travail du studio nomade Hundred rabbit font écho à la multitude d’expérimentations et autres bricolages mis en place par des travailleurs actuels du numérique pour tirer parti de l’énergie solaire. Du serveur web alimenté par panneaux photovoltaïques dans le cas bien connu du Low-tech Magazine jusqu’à la conception de consoles portables sans batteries, les exemples sont légions. Ils nous éclairent sur les conséquences concrètes d’un tel choix.

À ce propos, le témoignage des éditeurs du Low-tech Magazine est éloquent, soulignant la nécessité d’ajuster la mise en forme des contenus en ligne. L’équipe de conception a ainsi choisi de recourir aux couleurs et aux caractères typographiques inclus de base dans les navigateurs web, de supprimer leur logo et plus globalement de recourir à un traitement des images avec une trame monochrome, afin d’en réduire le poids et donc la consommation d’électricité qu’il requière. En combinant enjeux d’ergonomie des interfaces, d’esthétique et de consommation énergétique, ces partis pris illustrent l’avènement d’une nouvelle hiérarchie des normes en matière d’écoconception numérique.

 

 

Solaire ludique, nomadisme énergétique

 

Dans un registre différent, et sur la terre ferme cette fois, les échanges dans les communautés de jeu vidéo à propos de l’alimentation des consoles via les panneaux solaires sont tout aussi pertinents. Les forums Reddits regorgent de fils de discussion à ce propos. Certains échanges sont le fait de novices, d’autres sont nourris par des experts, notamment parmi des néo-nomades propriétaires de vans. Tous débordent de la question technique pour traiter d’enjeux de valeurs et de la portée globale de leurs usages.

Ce témoignage d’un joueur nomade de Metal Gear Solid V rend concrètes les contraintes spécifiques aux panneaux photovoltaïques : « En conduisant du Nevada à l'Ohio sous le soleil de septembre, j'ai rechargé à un niveau proche de mon maximum théorique pendant la journée, voyant régulièrement 8-9 ampères dans mes batteries. Chaque nuit, je me réfugiais dans ma couchette et pendant deux ou trois heures, j'étais le Big Boss » (soit : « Je pouvais jouer pendant deux à trois heures »).

L’exercice s’avère moins facile sur la Côte Est, moins lumineuse : « L'automne en Nouvelle-Angleterre et dans l'Est du Canada était bien loin des journées ensoleillées de la fin de l'été traversant l'Ouest. Un ciel gris sans fin, des pluies torrentielles et une couverture arborée importante m'ont obligé à être stratégique dans mes sessions de jeu. Charger mes batteries est devenu un jeu en soi ». Comme pour les Hundred rabbits, on constate encore l’importance de l’anticipation météorologique : il s’agit de surveiller les temps à venir pour savoir quelles activités seront envisageables. 

Comme ce joueur le souligne, cela devient un « jeu en soi » : « En jouant avec le soleil, j'ai pu continuer Metal Gear Solid V, et je l’ai terminé au milieu d'une tempête de pluie au Capbreton (...). J'ai rapidement constaté qu'une journée grise était souvent préférable à une journée ensoleillée si je ne pouvais pas éviter la couverture des arbres. Une lumière diffuse fournissait encore 3-4 ampères de charge, mais une ombre dure sur mes panneaux la réduisait à presque rien. » La motivation que ce type de pratique exige s’appuie sur d’autres objectifs que la seule recherche d’efficacité ou de confort : « Parfois, je rêvais de me brancher sur l'électricité terrestre dans un camping et de jouer pendant des heures avec un abandon insouciant. Mais en même temps, j'avais vraiment l'impression d'avoir accompli quelque chose en restant fidèle au solaire. Même si je consomme relativement peu d'énergie, c'est gratifiant d'être conscient de ce que j'utilise tout en restant autonome. » (Nous laisserons ici de côté l’éventuelle incohérence d’un engagement écologique visant à produire une énergie renouvelable depuis un véhicule a priori thermique…).*

 

 

Limites énergétiques et reconfiguration des pratiques

 

Si les exemples décrits ici paraissent anecdotiques du point de vue de leur fréquence et des populations qu’ils impliquent, ils n’en sont pas moins révélateurs. Ils permettent d’appréhender comment l’usage d’une nouvelle technologie énergétique vient bousculer des activités, les modalités de travail et de vie, modifier des rythmes au sein de la journée ou des saisons, jusqu’à influencer la mobilité de ces nomades à la poursuite du soleil. Ces cas sont d’autant plus intéressants que ces usagers font volontairement le choix d’expérimenter les opportunités et les contraintes du solaire, dans des activités très outillées technologiquement (et donc très gourmandes en énergie), plus que pour les pratiques culinaires ou sanitaires.

Il s’agit là de problématiques étudiées depuis six ans par la communauté de chercheurs en informatique Computing with limits. Pour eux, la prise en compte de limites n’est pas une forme de bridage, mais davantage une source d’innovation, afin de repenser les usages d’un « numérique situé » dans les territoires, à partir des contraintes locales, dont l’ensoleillement fait partie. Au-delà de l’informatique, ces témoignages illustrent au fond un scénario prospectif potentiel : celui de l’avènement pour une partie de la population d’un système technique dont l’existence et l’usage pourraient reposer de manière croissante sur les ressources des milieux dans lesquels ils s’insèrent, quitte à composer avec les contraintes qu’elles imposent aux individus et aux groupes sociaux.

Que pourrait-il en être à plus grande échelle ? Une ville pourrait-elle un jour devenir autonome en couvrant toutes les surfaces disponibles de panneaux photovoltaïques ? Au-delà de cette question des limites, à l’échelle urbaine, le thème des infrastructures photovoltaïques nécessaires à ces pratiques plus vertueuses prend une dimension d’autant plus saillante qu’elle implique un usage précis de l’espace, et donc du foncier disponible. Toutes les façades ne sont pas orientées de manière efficace, et plus largement, toute surface n’a pas forcément vocation à être recouverte. Comme dans les nouvelles du recueil Weight of Light, plusieurs voies sont possibles, selon les degrés de couverture envisageables et de performances des panneaux. Reste les questions liées à l’accès aux ressources minières nécessaires à leur fabrication, ou encore à leur durabilité ou à leur recyclage éventuel. On voit alors se dessiner un nouveau périmètre, intégrant les relations internationales, le financement de la recherche et la structure de l’économie. À l’aune de ces perspectives, les conséquences de la transition énergétique se révèlent ainsi au moins autant politiques et sociétales que technologiques et industrielles.

 

  • Weight of Light : A Collection of Solar Futures - Arizona State University, 2019