M3 Société urbaine et action publique - Hors-Série
Étude
Après quatre numéros, la revue M3 s’accorde une pause pour appréhender les grandes mutations que connaissent nos sociétés.
Interview de Daniel Priolo
<< Dès l’instant où une personne se rappelle du comportement normatif et de sa propre transgression, ça l’incite à changer de comportement >>.
« Dès l’instant où une personne se rappelle du comportement normatif et de sa propre transgression, ça l’incite à changer de comportement ».
Daniel Priolo est enseignant-chercheur en psychologie sociale, expert en matière de changements de comportements. Ses recherches se basent sur plusieurs approches dont les principales sont la théorie de l’engagement, la dissonance cognitive et les nudges.
Ces dernières années, il s’est spécialisé dans l’étude du mécanisme d’hypocrisie induite appliquée à la promotion de comportements dits écocitoyens.
Cette interview permet notamment d’approfondir le rôle des normes sociales dans le processus de changement de comportements.
Vous travaillez depuis quelques années sur l’hypocrisie induite, en lien avec les comportements écocitoyens. Pourriez-vous nous définir ce concept ?
L’hypocrisie induite est un mécanisme qui consiste à mettre les gens face à leurs contradictions. Le concept a émergé dans les années 90, avec Elliot Aronson, un théoricien de la dissonance qui travaillait sur la prévention du sida. Lors d’un diner, il écoutait son neveu expliquer à son petit frère qu’il allait devoir penser à se protéger lors de rapports sexuels. Il a remarqué la gêne du neveu lorsqu’il lui a demandé si lui-même le faisait systématiquement. E. Aronson a eu l’idée de transposer ça en expérience, sur un modèle qui continue d’être approfondi aujourd’hui dans des conditions expérimentales. C’est ce que nous faisons avec mon équipe : nous demandons à des personnes de tenir un discours pro-environnemental en leur disant qu’il sera enregistré dans le cadre d’une campagne de prévention à destination des lycéens. On sait que près de 76 % des gens sont d’ailleurs favorables à ce type de discours. Ensuite nous leur demandons où ils en sont à titre personnel avec l’écologie, sur la base d’une liste de comportements néfastes pour l’environnement (utiliser du sopalin, ne pas consommer des fruits et légumes de saison, etc.). Lorsque les individus racontent ce qu’ils font à titre personnel et que leurs comportements ne concordent pas avec leur discours précédent, c’est la phase dite de transgression. La mise en lumière du décalage entre le discours qu’ils tiennent et ce qu’ils font concrètement, génère de la dissonance cognitive, soit un état de tension interne qui vient du déséquilibre entre attitude et comportement. Pour réduire cette dissonance qui fragilise l’image de soi, les individus sont enclins à changer de comportement.
Lorsque les participants tiennent un discours sur la bonne attitude à avoir, est ce qu’ils se basent sur des normes sociales ou sur leurs propres valeurs ?
Les deux cas de figure sont possibles. Il y a deux types de normes : la norme injonctive, qui consiste à dire ce qu’il est bien de faire, et la norme descriptive qui rend compte de ce que la majorité des gens font. Au départ, nous pensions que la norme injonctive allait plus jouer sur le changement de comportements, mais les recherches démontrent que les deux types de normes fonctionnent, voire que la norme descriptive a plus de poids sur l’engagement dans un comportement. Cela s’explique par le fait que les individus ne pensent pas être influencés par le comportement d’autrui alors qu’ils le sont, et que cette influence cachée est d’autant plus efficace. J’irais même jusqu’à dire que si la norme descriptive n’est pas au rendez-vous, c’est-à-dire si l’on se rend compte que les autres ont comme nous le mauvais comportement, ça protège et ça annule les effets d’une stratégie de changement de comportement qui se base sur les normes injonctives. La norme descriptive est donc très importante.
Le fait de rappeler les normes suffit-il alors à avoir un effet sur le changement de comportement dans le cadre de ces expériences ?
Le mécanisme d’hypocrisie induite active le comportement normatif : les personnes se rappellent ce que les autres font et/ou de ce que les normes préconisent qu’il est bien de faire. On ne connait pas l’effet de ce rappel sur l’attitude mais il ressort que dès l’instant où une personne se rappelle du comportement normatif et simultanément de sa propre transgression à la norme, ça l’incite à changer de comportement. L’idée même de s’écarter de la norme est déjà suffisamment problématique pour avoir un effet sur le comportement sans qu’il y ait besoin d’une adhésion personnelle à cette norme. Des études menées actuellement tentent de mesurer si l’effet est plus fort lorsqu’une personne rappelle ses propres valeurs, ses normes personnelles, mais rien n’est sûr.
Des recherches montrent que l’effet de l’hypocrisie induite sur le comportement peut être amplifié si la phase de rappel de ce qu’il est bien de faire est collective, et que tout le monde dans le groupe accepte de s’engager. Ça couple les deux normes descriptives et injonctives.
Vous appliquez principalement vos recherches aux comportements écocitoyens. Le mécanisme d’hypocrisie induite est-il efficace / adapté pour les changements de comportements dans ce champ-là ?
Tout à fait, car l’hypocrisie induite est justement très adaptée pour des terrains où les deux normes s’opposent dans une certaine mesure, c’est-à-dire quand les individus savent ce qu’il est bien de faire mais majoritairement ne le font pas. Cet écart sur lequel repose le mécanisme est très présent dans le domaine de l’écologie. En 2008, au début de nos recherches, le comportement de tri n’était pas automatique et pourtant beaucoup de personnes y étaient déjà favorables dans le discours. C’est sur ce type d’écart qu’on se base pour s’engouffrer dans la brèche, en quelque sorte. C’est d’autant plus pertinent aujourd’hui qu’il y a eu une évolution des normes écocitoyennes, ce qui enclenche d’autant mieux un changement de comportement sur lequel presque tout le monde est d’accord sur le principe mais que peu de personnes effectuent réellement. La dissonance pour celles et ceux qui ne le font pas devient donc une vraie source d’inconfort.
En revanche, pour avoir testé le mécanisme d’hypocrisie induite dans différents champs (discrimination, prévention anti-tabac, etc.), il semblerait que lorsque le thème porte sur quelque chose qui va toucher directement les individus, cela semble plus efficace que quand il porte sur une communauté dans son ensemble. C’est donc plus difficile d’utiliser ce mécanisme avec l’environnement qu’avec la santé par exemple, parce que le Soi est moins impliqué, même si cela fonctionne quand même. Pour autant, au sein même des comportements pro-environnementaux, il peut y avoir des différences majeures : trier ses déchets c’est une chose, s’engager à Extinction Rébellion en est une autre.
L’hypocrisie induite est un procédé expérimental, est-ce qu’il est avéré qu’il donne des résultats probants hors laboratoires ?
Nous avons pu constater que ça marche aussi bien sur le terrain qu’en laboratoire. Dans une piscine par exemple, des chercheurs ont demandé à des individus de signer une pétition en faveur de l’environnement. Et par la suite ils étaient interrogés sur leurs propres comportements au niveau des économies d’eau. Des mesures ont prouvé que le fait de reconnaître qu’ils n’économisent pas toujours l’eau alors qu’ils venaient de se prononcer en faveur de ce type de comportement les incitait à passer moins de temps sous la douche.
Peut-on généraliser l’impact possible du mécanisme d’hypocrisie induite, par exemple appliqué à grande échelle ?
Nous essayons en ce moment d’appliquer de manière massive ce mécanisme avec des stratégies en ligne, mais malheureusement se dessine un effet boomerang, c’est-à-dire inverse aux effets attendus. C’est un vrai problème car il est nécessaire de l’appliquer massivement pour l’intégrer à une campagne de prévention au coût raisonnable. Pour expliquer ça, nous avons plusieurs hypothèses.
L’une, si elle devait s’avérer fondée, impliquerait que le mécanisme ne pourra jamais fonctionner via de la diffusion massive. Elle postule en effet le besoin d’un rapport social asymétrique comme originel de l’effet du mécanisme d’hypocrisie. En face-à-face, le mécanisme est activé par quelqu’un qui se présente par exemple comme le représentant d’une association environnementale, et qui a donc un statut d’expert. En ligne il y a une forme d’anonymat qui invaliderait l’effet du mécanisme. L’autre hypothèse consiste à dire qu’en ligne, accepter une toute petite requête, par exemple signer une pétition, est très – trop – facile et donc insuffisamment engageant. Au moindre inconfort cognitif vous signez ladite pétition mais vous passez immédiatement à autre chose après, ce qui nous laisse donc supposer que nous devons trouver des comportements directement impliquant, pour enclencher une réelle démarche engageante en ligne.
Selon vous, y-a-t-il des moments où les individus sont plus propices au changement de normes, ou au changement de comportement ?
Je ne sais pas... Mais dans une situation comme la crise sanitaire actuelle, j’ai l’intuition que la nécessité de se conformer à des gestes barrières par exemple, nous a plongé dans un contexte normatif fort et donc plus favorable à l’émergence et à l’ancrage de normes et donc de nouveaux comportements, mais on n’a pas de données scientifiques dessus.
Comment évoluent les normes ?
Les normes évoluent lentement, et à l’origine de leur évolution se trouve toujours un mouvement minoritaire. Pour le féminisme, c’était à la base un groupe de femmes stigmatisées dans les années 70, et elles étaient vues comme marginales. Aujourd’hui ce sont des idées bien ancrées dans la société, une majorité de personnes a intégré l’égalité des droits comme naturelle. Donc une évolution des normes, à la base c’est une minorité qui produit des idées nouvelles qui trouve ensuite des relais au sein des institutions qui commencent à répéter le même discours. À partir du moment où les institutions relaient le discours d’une certaine minorité et l’argumentent, s’engage le début d’un processus normatif sur le plan injonctif. Si ensuite on favorise l’adoption du comportement via un environnement préparé, le comportement devient majoritaire d’un point de vue descriptif et c’est à ce moment-là qu’une nouvelle norme est née.
Ce contexte normatif à la fois injonctif et descriptif est-il le même dans tous les groupes d’appartenance en France, ou les luttes écologiques sont-elles à raison encore associées aux personnes dites privilégiées ?
Je suis convaincu qu’on peut encore parler d’une lutte à deux niveaux. Les classes sociales ont encore de nos jours un énorme impact sur les comportements écologiques. Les personnes qui veulent et peuvent aborder les comportements éco-citoyens sont les plus aisées, alors que les personnes en situation de précarité financière ont moins cette priorité car elles ont d’autres choses à gérer et sont dans un environnement moins favorable, moins normatif à ce niveau. S’il y a des démarches à mener auprès des classes populaires pour favoriser le changement de comportement, elles passent par des relais institutionnels, par des leaders d’opinion pour, dans un premier temps, diffuser les normes. Après seulement il deviendra possible d’utiliser ces normes comme levier de changement de comportement. La première étape c’est déjà d’amener les gens à considérer ce qu’il faudrait faire même s’ils ne le font pas, et la seconde c’est qu’ils le fassent. Parce qu’à l’heure actuelle, si on appliquait des stratégies standards basées sur les normes, au mieux on n’aurait pas d’effet et au pire ça serait contreproductif car trop en décalage avec les pratiques courantes.
Aujourd’hui certaines critiques émergent sur l’échelle à laquelle agir pour changer les comportements. Selon vous l’action à l’échelle individuelle est-elle adaptée aux enjeux écologiques ?
Je suis convaincu que c’est davantage au niveau collectif qu’il faut agir mais je ne vois pas exactement ce qui pourrait être entrepris. De fait, en psychologie notre point d’entrée c’est l’individu. Même dans le cadre d’une action collective, ce qu’on va regarder, c’est comment un individu s’engage dans cette action. Comment dépasser le niveau d’analyse individuel ? On sait bien-sûr qu’on peut utiliser des leviers collectifs mais on revient bien in fine toujours sur un comportement individuel.
Est-il possible d’engager des changements de comportements sans jouer sur les normes ?
J’en suis quasiment sûr pour le nudge parce qu’il peut être non transparent, c’est-à-dire ne pas s’accompagner d’une prise de conscience. Dans la philosophie du nudge (je vais caricaturer), il y a les gens rationnels qu’on appelle les econ et le commun des mortels qui, eux, ne sont pas assez bien pour mettre en place ce qu’il faudrait et qu’il faut donc guider, tel un père de famille, vers le comportement rationnel sans qu’ils en aient conscience. La prise de conscience est donc accessoire, voire non souhaitée. Dans le nudge, la finalité c’est le comportement en lui-même.
Cette question de l’absence de prise de conscience n’est pas réservée aux nudges. Avec d’autres stratégies on peut avoir le même problème. Avec l’hypocrisie induite, les effets sont hétérogènes : parfois ils renforcent l’attitude dans le sens souhaité, parfois non... alors que la théorie de l’engagement transforme progressivement les attitudes, donc il y a à la fois un changement de comportement et un changement du système de pensée pour aller vers une stabilisation et une généralisation du comportement. Et il s’avère que les normes et la transformation du système de pensée jouent un rôle important de pérennisation… Qu’il s’agisse des nudges ou d’autres techniques d’accompagnement au changement de comportements, une approche exclusivement cognitive (centrée sur la facilitation d’un comportement, par exemple) peut avoir un effet ponctuel mais échouera sur le long terme, voire pourra même parfois avoir un effet contre-productif. Finalement, il faut comprendre les normes comme une partie de l’environnement : pour aboutir à un changement de comportement, il est nécessaire d’étudier l’environnement autant que possible, pour voir s’il est favorable et s’il ne l’est pas, voir comment le rendre favorable.
Finalement, qu’est-ce qu’un environnement favorable aux changements de comportements ?
Il faut prendre en compte tous les aspects possibles : les normes bien entendu, mais également l’environnement matériel ainsi que les politiques en place sur une thématique. Qu’est-ce qui est déjà mis en œuvre pour favoriser le comportement attendu ? Si les gens jettent par exemple leurs masques ailleurs que dans des poubelles, il faut déjà se demander s’il y a assez de poubelles à disposition. Il faut déployer toute une analyse de l’environnement, essayer de comprendre ce qui se fait, comment et pourquoi.
Il faut également voir s’il y a une concordance des objectifs des acteurs impliqués dans la mise en place d’une démarche de changement de comportements. Par exemple des collègues ont essayé de nudger des gens pour qu’ils ne soient pas à découvert mais les entreprises bancaires impliquées n’étaient pas en plein accord avec cette démarche, ce qui compliquait les choses. Quand il y a une divergence de volonté entre les différentes parties prenantes, ça peut être néfaste à l’application d’un nudge. Enfin et même surtout, les normes en place sont très importantes dans l’analyse de l’environnement. Les recherches montrent que si un nudge est déployé dans un environnement normatif qui lui est contraire, le nudge ne fonctionne pas. Les normes sont importantes et l’adéquation entre normes et nudges est vraiment facilitatrice, même dans le cas d’un nudge qui joue sur la facilitation d’un comportement. Faciliter un comportement, participer à en faire un réflexe c’est important, mais pour un changement de comportement réel et durable il faudra parvenir à une modification globale de l’environnement du comportement ciblé.
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