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Quand les indépendants recréent du collectif : de nouvelles articulations des parcours résidentiels et professionnels dans le coliving

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Depuis plusieurs années, de nouvelles manières de travailler et d’habiter émergent. On observe, entre autres, un intérêt pour les lieux partagés, dont le « coliving » fait partie.

Il s’agit de partager un logement en ayant accès à divers services mutualisés. Les habitants y ont notamment accès à des espaces de « coworking » au sein desquels ils peuvent travailler avec leurs colocataires.

Ce type d’habitat se révèle particulièrement adapté au mode de vie des indépendants qui voyagent tout en travaillant.

Cet article propose alors de penser ensemble les parcours résidentiel et professionnel des usagers de ces espaces à partir de trois récits de vie recueillis auprès de jeunes actifs insérés dans ces collectifs de vie et de travail.

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Date : 20/11/2023

Introduction

 

Les mondes du travail et du logement connaissent depuis plusieurs années des évolutions majeures qui amènent à repenser les liens entre l’individu et le collectif au sein de ces deux univers. Il en résulte deux concepts innovants : le coliving et le coworking. Ces modèles partagent une même philosophie basée sur la communauté et la collaboration.

Le coworking est un modèle de travail dans lequel des indépendants, salariés en remote ou petites entreprises partagent un même espace de travail. Il convient aussi aux digital nomads (ou nomades numériques) qui travaillent à distance tout en voyageant. C’est l’aspect communautaire qui semble séduire les coworkers, désireux de rompre l’isolement inhérent à leur statut. Le coworking peut s’effectuer dans différents types de lieux privés, publics ou associatifs et notamment au sein des résidences de coliving.

Le coliving quant à lui est plus qu’une simple colocation : si les locataires mutualisent le paiement des charges et du loyer, ils peuvent disposer de leur propre logement. C’est-à-dire d’une chambre équipée d’une salle de bain et parfois d’une kitchenette. En plus de cela, les colivers (personnes vivant en coliving) ont aussi accès à des espaces communs qui peuvent varier selon les résidences : salon, salle TV, salle de sport, cuisine équipée, espace de coworking, etc., mais aussi à des services compris dans le prix de leur loyer : connexion internet, soirées organisées, cours de sport, abonnements à des plateformes de streaming, etc.

Le coliving peut aussi désigner une forme plus éphémère de cohabitation en proposant, par exemple, une colocation d’un mois comprenant un certain nombre d’activités sur place. Il existe ainsi des colivings thématiques permettant aux adeptes du surf, des sports de montagne ou intéressés par l’apiculture de s’inscrire à un séjour de ce type pour profiter des activités après avoir travaillé dans sa chambre ou en coworking avec les autres occupants de la maison. Ce type de séjour s’adresse surtout aux indépendants ou aux salariés en remote n’ayant besoin que d’un ordinateur et d’une connexion internet pour exercer leur métier.

Le coliving est un concept relativement récent qui a vu le jour en réponse aux besoins des nouvelles générations en matière de travail et de logement. Les parcours professionnel et résidentiel sont interconnectés, il semble pertinent de les penser ensemble. En s’appuyant sur des récits de vie recueillis auprès d’une nomade numérique indépendante et de deux résidents en coliving, cet article vise à questionner les liens au travail et sur le lieu de vie : l’épanouissement au travail est-il tributaire des liens entretenus avec les membres de l’entreprise ou bien s’agit-il seulement de créer du lien avec les personnes qui travaillent à nos côtés ? Dans ce sens, nous mettrons aussi en lumière les dynamiques d’intégration au sein d’une résidence de coliving et nous attacherons à situer la place occupée par ce type d’habitat au sein des parcours résidentiels et professionnels des personnes rencontrées. En somme, cet article se présente comme un retour d’expériences sur ces modes de vie et de travail contemporains.

 

 

S’entourer en travaillant seul.e

 

En exerçant à leur compte, les indépendants peuvent subir un certain isolement du fait de ne plus avoir de collègues ni de lieu auquel se rendre pour travailler. Cela n’exclut pas pour autant les possibilités de s’intégrer dans un ou plusieurs collectifs. Le parcours de Caroline en est un bon exemple.

Après un début de carrière au poste d’assistante de direction (4 ans) au sein de plusieurs entreprises, elle dit ne pas partager de points communs avec ses collègues concernant la vision du travail et les perspectives de vie. Tandis que les femmes de son service aspiraient à acquérir un bien immobilier et fonder une famille, Caroline se projetait davantage dans la découverte de nouveaux horizons :

Je ne trouvais pas vraiment de sens à mon travail parce que c’était pas le métier qui me déplaisait en soi, je pense que j’avais un peu du mal avec la vie en entreprise, cette routine-là d’être dans un grand groupe et finalement… j’avais jamais pris le temps, l’opportunité de partir à l’étranger comme certaines personnes qui ont pu faire des Erasmus. Et c’était hyper important de prendre une année pour moi, de voyager, de me découvrir et puis aussi pour l’anglais. […] J’avais 24 ans, j’avais qu’une envie c’était de partir voyager et de vivre plein de choses.

Au cours de son premier voyage en Asie, elle rencontre Lola, une voyageuse confirmée qui lui explique les rouages du travail à distance et lui apprend que son métier n’exige pas de présence physique en entreprise. Elle dit être séduite par cette possibilité qui lui permettrait de collaborer avec ses clients à distance tout en continuant de satisfaire sa passion pour les voyages, n’ayant alors besoin que d’un ordinateur et d’une connexion internet.

C’est au printemps 2020 qu’elle crée son entreprise et commence à prospecter sa clientèle. Cette même année, elle expérimente différentes formes de coliving. Elle s’installe tout d’abord dans la résidence Outsite à Biarritz. Chacun y dispose de sa chambre privative avec sanitaires, la cuisine et les espaces de travail sont partagés. Cela permet aux usagers du lieu de travailler seuls à leurs tâches, mais dans un espace commun fréquenté par d’autres coworkers. Elle essaie ensuite les colivings organisés par son amie Lola. Ici, il ne s’agit pas d’une résidence ouverte toute l’année, mais d’une maison louée pour une durée déterminée, allant d’un à plusieurs mois, dans laquelle des indépendants ou des salariés en remote se retrouvent pour travailler et s’adonner à certaines activités préalablement choisies ensemble. Les objectifs sont multiples : développer son réseau et faire de nouvelles rencontres, rompre la solitude du travail à distance, consacrer du temps à des activités associatives et/ou de loisirs. Le but est de créer une communauté de travailleurs indépendants pour que ces derniers puissent échanger sur des problématiques communes, s’entraider et même collaborer sur certains projets. Cela s’est d’abord concrétisé par un groupe sur Facebook puis par un site internet exposant les profils et les qualifications des membres de ce réseau afin de leur offrir de la visibilité. L’idée étant de réunir leurs compétences pour être en mesure de proposer une multitude de services (parfois complémentaires) à leurs clients. Caroline nous explique qu’une partie des membres de ce groupe se retrouvent lors des colivings organisés par son amie.

Quand elle a créé le concept du coliving, on a commencé ça en juin 2021, le but c’était de pouvoir se réunir, vivre ensemble, travailler ensemble et faire grossir cette communauté parce que t’as pas du tout envie de travailler de chez toi quand t’es freelance, la solitude ça pèse. Maintenant, il existe de plus en plus de coworking ou de cafés, mais c’est vrai qu’il y a plein de gens qui bossent de chez eux et en fait c’est dur. Il y en a qui n’ont pas l’occasion de rencontrer beaucoup d’autres freelances et l’idée c’était aussi ça : la solitude tue la créativité et le fait d’être à plusieurs amène cette espèce d’émulation de groupe, les énergies qui te tirent vers le haut, c’est stimulant… donc c’était aussi important que chacun puisse créer du réseau. Et pendant les colivings c’est bien d’échanger avec les autres sur “quel outil t’utilises au quotidien ? Comment tu gères ta compta ?”. On s’est mis à travailler sur des projets en commun, à s’entraider… Et ensuite y’a eu quelques freelances qui ont bossé sur des projets en commun pour un même client par exemple, c’est arrivé plusieurs fois. Lola a aussi créé une offre de coaching avec une amie parce qu’elles avaient à peu près les mêmes métiers, leurs compétences sont assez proches, elles sont toutes les deux dans la stratégie marketing, donc elles avaient lancé ça, y’a eu plusieurs partenariats.

Avec les membres de son réseau, Caroline partage le goût pour des activités comme le surf, le yoga ou les voyages. De plus, leurs conditions et leurs modes de travail étant similaires, ils rencontrent parfois les mêmes problématiques liées à l’entrepreneuriat. Elle nous explique qu’évoluer au sein de ce groupe lui offre la possibilité de vivre en adéquation avec ses aspirations tout en bénéficiant du soutien dont elle éprouve parfois le besoin sur le plan psychique et professionnel.

Maintenant, je suis beaucoup plus en phase avec ce groupe-là. […] J’ai aussi plein d’amis qui sont encore à Lyon et qui font des choses différentes et qui ne sont pas freelance mais c’était important pour moi au moment où je me suis lancée, de m’entourer d’une communauté de gens qui fassent la même chose, parce qu’on a besoin de se soutenir, y’a que les personnes qui ont cette même activité, qui rencontrent les mêmes difficultés, qui vont vraiment te comprendre. […] Tu sais quand tu dois faire un devis à un client tu te poses des questions et en fait quand t’es à plusieurs t’es pas un seul cerveau à réfléchir, vous êtes plusieurs et ça t’aide énormément dans ton travail, et même pour faire un devis, combien tu vas facturer ton client, comment tu pourrais écrire cette présentation sur toi, etc. Ça c’est important. Et c’est aussi une communauté avec qui je partage ces mêmes passions de la culture surf, de l’océan, de vivre proche de la nature.

Le cas de Caroline illustre les dynamiques collectives qui émergent par la volonté de ces entrepreneurs de rompre la solitude inhérente à leur statut et de se rassembler pour faire groupe à nouveau. En faisant le choix de s’écarter du salariat, ils n’en perdent pas pour autant le besoin d’appartenir à un collectif de travail. Les modes de vie et les manières de se rassembler de ces travailleurs en freelance peuvent être multiples et renouvelés par l’imagination des membres de ces communautés formelles et informelles.

 

 

Le coliving : Arbitrages entre individualités et collectif

 

Après avoir retracé le parcours de Caroline, nous allons à présent passer les portes de deux maisons du groupe La Casa situées en Île-de-France. La Casa est une entreprise spécialisée dans la location immobilière en habitat partagé, ou coliving. Il s’agit de maisons spécialement aménagées pour la vie collective, au sein desquelles vivent en moyenne 13 colocataires. Certains habitants sont indépendants ou salariés en télétravail, mais d’autres se rendent quotidiennement sur leur lieu de travail. Il existe ainsi plusieurs « Casas » en région parisienne et nous avons rencontré deux de leurs locataires.

Lorsqu’une Casa est créée, elle est d’abord investie par des « fondateurs ». Il s’agit d’un rôle éphémère attribué par l’entreprise aux dix premiers habitants d’une Casa. Le choix des fondateurs s’effectue sur la base d’un échange en visio avec les candidats afin d’évaluer leur motivation à s’investir dans la création de la communauté. Une fois sélectionnés, ils ont pour mission de choisir le onzième coliver. Cela s’effectue en faisant visiter la maison et en discutant avec les éventuels candidats. Une fois la nouvelle personne arrivée dans la maison, le rôle de fondateur prend fin. L’objectif revendiqué est de créer un noyau de personnes sélectionnées et disposant d’un certain attrait pour la vie en collectivité afin de donner une dynamique bienveillante et inclusive dès les premières semaines.

Les deux habitants de la Casa que nous avons rencontrés ne vivent pas dans la même colocation, mais déclarent tous deux s’être sentis très rapidement intégrés à leur nouvel espace de vie. Ce sentiment découle en partie de l’intensité des liens et du temps passé avec les autres dès leur arrivée. Colin, 30 ans, responsable des ressources humaines dans une entreprise parisienne, revient sur ses premières semaines de colocation avec enthousiasme.

On est tous arrivés en même temps, enfin sur un délai de 15 jours tout le monde a intégré la maison. Moi j’y étais dès le départ. On était 4 ou 5 je crois le premier week-end et c’était un peu bizarre parce que finalement on est des inconnus donc on parle de la pluie et du beau temps, un peu de nos vies, de ce qu’on fait comme boulot, des discussions assez informelles. Et en fait au fur et à mesure, c’est comme dans toute situation, il y a des gens avec qui on s’entend très bien et au début de la colocation on restait jusqu’à 2 h, 3 h du matin à discuter sur la terrasse, on était un petit groupe à vraiment être dans cette démarche d’apprendre à se connaître, à se découvrir, passer du temps ensemble et à échanger quoi. Donc ça c’était vraiment cool et ouais j’ai rencontré des personnes vraiment géniales dans cette aventure… la villa des cœurs brisés [rire].

Au début de leur vie commune, les nouveaux colocataires consacrent du temps aux moments de sociabilité, le plus souvent en soirée. Si cela semble témoigner d’une envie mutuelle de se découvrir, il s’agit aussi d’une injonction implicite à la vie en collectif dans ce type d’espace. L’isolement pouvant alors être perçu comme contraire aux dynamiques de groupe naissantes. Élisa, 25 ans et agent de réservation dans l’hôtellerie de luxe, nous explique qu’au sein de sa Casa, c’est à l’issue des trois premiers mois que les colocataires ont commencé à s’autoriser des temps seuls, à l’écart du groupe.

Au départ c’était un peu moins bien vu de s’isoler. Au début c’est un peu la lune de miel, on veut apprendre à se connaître, on veut faire des apéros, faire des repas, mais après tout le monde a pris sa routine donc tout le monde comprend aussi qu’il n’y a pas que la vie de la colocation, mais aussi la vie de chacun séparément avec ses potes, ses problèmes. Du coup les gens comprennent que de temps en temps on n’a pas envie d’être là quoi. Maintenant ça va mieux. Au début, il y a eu l’espèce d’épisode des trois mois de lune de miel, en plus on est arrivés en plein été. Maintenant que l’hiver est arrivé c’est plus pilou-pilou tisane chacun dans sa chambre, que l’apéro dans le jardin [rire].

Pour autant, elle confirme que la vie en groupe est intense et que les activités proposées entre colocataires sont nombreuses. Il est parfois difficile de réserver du temps pour soi seul ou pour voir des amis ne résidant pas à la Casa.

Je pense que je vois plus mes colocs et leurs potes que mes potes à moi. C’est prenant, c’est vraiment chronophage d’être à la maison. Si on n’invite pas les potes, concrètement on ne les voit plus. En fait il y a toujours un truc de prévu avec la Casa et pour trouver du temps c’est toujours « alors samedi en 8 c’est mort parce que j’ai une soirée, le samedi d’après c’est mort, le jeudi bah j’ai un repas, on fait des sushis, le lendemain on fait raclette…

On peut supposer qu’une proposition faite par un colocataire lorsqu’on le croise au salon en rentrant du travail ou bien pendant la préparation du repas exige moins de coordination pour accepter et prévoir l’événement en question. Or, programmer une sortie avec ses amis « extérieurs » peut nécessiter des appels ou des échanges de messages ainsi que des déplacements. En vivant ensemble, les colocataires peuvent ainsi avoir tendance à prioriser les activités entre eux. Élisa nous donne un exemple de ces soirées, parfois organisées en dernière minute.

Y’en a un qui va se dire « bah tiens j’ai envie de faire des sushis », moi j’ai fait ça la dernière fois, “là j’ai envie de faire des makis, est-ce que ça chauffe quelqu’un ? Voilà on a ça, ça, ça dans la maison, faut aller acheter ça, ça, ça, sur le tricount”, et après ça démarre, ceux qui veulent participer participent, ceux qui ne veulent pas ne participent pas et voilà.

Certaines soirées tendent aussi à élargir les connaissances des habitants tout en solidifiant les liens entre les différentes Casas d’Île-de-France. Il s’agit des soirées InterCasa, très appréciées des résidents que nous avons rencontrés. Des référents InterCasa sont désignés dans chaque maison et ont pour mission d’organiser ces événements. Ils se contactent alors pour planifier une soirée dans l’une des Casas. La maison accueillante s’occupe des préparatifs, tandis que les référents de chaque maison sont tenus d’informer l’hôte du nombre de participants de sa Casa. En parallèle, des événements sont aussi organisés par le staff de la Casa tous les deux mois environ, l’idée étant de favoriser les rencontres et d’intégrer les nouveaux. Ces événements sont racontés comme de bons souvenirs par nos enquêtés et participent à lier de nouvelles amitiés hors de leur propre maison.

Pour autant, l’agrandissement de leur réseau de connaissances peut aussi apparaître comme problématique lorsque les habitants souhaitent préserver leur intimité. C’est le cas d’Élisa qui raconte avoir préféré mettre un terme à une relation amoureuse naissante avec l’un de ses colocataires.

Tout se sait, tout le monde se connaît, on ne peut pas fréquenter quelqu’un sans que tout le monde ne soit au courant. Par exemple, là je commençais à fréquenter quelqu’un, mais on s’est dit qu’on allait arrêter parce qu’au début, nos colocataires étaient trop curieux et voulaient savoir où on en était. Donc c’est un peu chiant [rire], de ne pas pouvoir préserver sa vie privée. On a essayé, mais c’est pas facile quand on vit avec autant de monde. Du coup on a arrêté d’un commun accord.

Cet exemple invite à penser la question du couple au sein de l’habitat partagé et des ajustements qui peuvent en découler. Ici, Élisa considère que les limites de son intimité ont été franchies et ne souhaite pas s’exposer ainsi devant ses colocataires. Pour elle, cela représente un des seuls « points noirs » de la vie en communauté.

D’autre part, il est parfois frustrant pour les colocataires de constater que les comportements des autres ne sont pas en accord avec leurs valeurs ou leur mode de vie. Lorsqu’il s’agit de sujets peu engageants émotionnellement, les compromis semblent néanmoins plus aisés à réaliser. Colin nous confie même en retirer certains bénéfices.

Sur la vie en communauté il y a des petits trucs… bon j’ai aussi un petit côté maniaque et c’est des trucs minimes qui sont sur le rangement ou l’utilisation de l’électroménager. Finalement, il n’y a pas de gros sujet à améliorer dans la vie en communauté, ça va être des petites touches par-ci par-là. Et il faut que j’apprenne à lâcher un peu de lest sur ces aspects tatillons parce que j’habite avec douze personnes, avec douze autres personnalités qui ne voient pas les choses de la même manière que moi. Et ça me fait aussi grandir finalement de lâcher du lest sur des choses qui à mes yeux seraient peut-être importantes, mais en faisant un pas de côté, je me rends compte que finalement ce n’est pas dramatique.

Concernant les accommodements du quotidien, il est aussi intéressant de noter la priorité donnée aux télétravailleurs lors de leurs heures de travail dans les espaces communs. La salle à manger sert également d’espace de coworking au sein duquel chacun veille à ne pas troubler la concentration de ceux qui y travaillent. Pour autant, les interactions au sein de cet espace sont décrites comme fluides et respectueuses. Les appels et réunions s’effectuent dans une autre pièce, mais il n’est pas exclu de saluer et de discuter avec certains d’entre eux. Colin revient sur la souplesse dont ses amis font part alors qu’ils travaillent sur la table à manger.

On a une grande salle à manger avec une grande table et après on a un salon avec un canapé donc je crois que la plupart du temps ils s’installent sur la grande table de la salle à manger et quand ils ont besoin de passer des calls, ils se déplacent dans le salon s’il est dispo. Et si y’a déjà quelqu’un dans le salon c’est direction leur chambre. En fait, les chambres sont meublées par la Casa et on a d’office un bureau, une chaise, donc de quoi s’installer dans notre chambre pour bosser.

D’accord, mais c’est plus fréquent que les gens travaillent à la grande table que dans leur chambre ?

Oui je crois qu’ils préfèrent la convivialité d’être ensemble autour de la table et de pouvoir papoter aussi entre deux tâches, c’est plus sympa que de rester seul dans sa chambre.

C’est ce que j’allais demander justement, est-ce que quand ils bossent, est-ce que ça vous arrive d’entrer en contact avec eux aussi ?

Moi si je vois quelqu’un en train de bosser, si la personne n’est pas en communication j’interagis, mais si je vois qu’il y a les écouteurs sur les oreilles ou que la personne est en train de faire une réunion, on se fait tous le plus petit possible pour pas déranger.

Vous auriez un petit exemple d’interaction récente ?

Oui, c’est des colocs qui sont en train de bosser sur leur PC et on se salue parce que je viens de rentrer du boulot et en fait on commence à discuter et finalement on parle, on parle, on parle et je finis par m’asseoir à côté deux sur le canap’ et y’a une petite pause d’un quart d’heure qui se fait au milieu de l’heure de boulot quoi. Des petites discussions.

Nous comprenons alors qu’en fonction des heures de la journée, certains lieux de la maison peuvent changer de fonction et voir les comportements en leur sein régis par de nouveaux principes. De manière générale, la vie au sein des Casas est ordonnée à la fois par des règles formelles édictées lors d’assemblées générales, et par des règles informelles coconstruites par leurs habitants. Lorsque des résidents troublent le déroulement de la vie collective par leurs paroles ou leurs agissements, elles peuvent être averties puis exclues de la colocation. Élisa et Colin précisent néanmoins que ces cas restent rares.

 

 

Un mode de vie épanouissant, mais transitionnel

 

Avec des modalités d’accès plus ou moins exigeantes selon les lieux, le coliving offre la possibilité de se loger rapidement pour un court séjour ou bien pour y vivre sur le plus long terme. Ce sont, entre autres, ces facteurs qui ont conduit Colin à envisager cette solution.

J’étais en période d’essai et La Casa n’était pas regardante sur le statut à ce moment-là. Je ne crois pas qu’ils demandaient de garant non plus. C’était vraiment pour cet aspect très pratique d’intégration de la maison que j’y suis allé, après la vie en communauté ça m’intéressait aussi, j’avais des connaissances sur Paris, mais ça me permettait quand même d’élargir mon groupe.

L’aspect social des lieux est effectivement notable dans le choix pour l’habitat partagé. Après un voyage, Caroline a repris une chambre à Outsite pour y retrouver des amis et explique que l’ambiance s’est révélée plus effervescente que ce qu’elle avait imaginé.

Quand je suis arrivée en avril à Biarritz je suis retournée à Outsite et il y avait une ambiance incroyable parce que ça faisait des mois que pas mal de monde s’y était installé depuis novembre [lors du 2e confinement], décembre, janvier ou même moins, mais y’avait vraiment cette ambiance grande coloc, cet esprit collectif/communauté dans lequel les gens avaient très bien connecté depuis plusieurs mois, plusieurs semaines qu’ils vivaient ensemble. Et tout le monde bossait quoi, les gens étaient tous en télétravail, y’avait à la fois des gens qui étaient à leur compte et aussi des salariés qui travaillaient à distance, car les boîtes n’autorisaient pas encore à revenir travailler dans les locaux. Donc chacun avait sa chambre, mais toute la journée y’avait du monde dans tous les recoins de la maison, tout le monde bossait derrière son ordinateur. C’était fou, et on était des grandes tablées le soir à vivre ensemble et à partager des super bons moments.

Les témoignages livrés par les colivers rencontrés mettent en lumière la fonction transitionnelle que peut remplir le coliving, à l’instar de la colocation. À ce sujet, la sociologue Madeleine Pastinelli écrit que ‘si les trajectoires sont variées, ce que tous ont en commun, c’est d’être à un moment bien particulier de leur vie, celui d’une transition. Entre : la famille d’origine et le rêve de fonder la sienne ; deux couples ou deux périodes de vie “en solitaire” : une vie en couple et la perspective d’une vieillesse où ils s’envisagent rarement seuls ; deux voyages aussi ; puis deux carrières, le temps de se recycler professionnellement. Mais la transition est parfois longue, puisque certains vivent ainsi depuis plus de quinze ans’. Il semble alors pertinent d’observer les différentes perspectives et trajectoires résidentielles des colivers après leur passage en coliving.

Après avoir quitté son appartement pour voyager plusieurs mois “sans attaches matérielle et financière”, Caroline dit avoir besoin de retrouver une “base”, un chez-elle qui lui permet de se ressourcer lorsqu’elle revient en France.

Et donc en mai 2021, je décide de quitter mon appartement à Lyon pour être totalement libre, sans attache matérielle et financière et j’en ai bien profité, mais si tu veux au bout d’un moment ça a commencé à me manquer d’avoir une base, un chez-moi. Je trouve que c’est aussi important d’avoir un minimum de stabilité quand tu es à ton compte, mais même dans la vie en général. A un moment donné t’as un peu besoin de te retrouver, de souffler, d’avoir un point de chute en fait. Et là en ayant énormément bougé, en étant tout le temps dans les sacs à dos, les valises, etc., quand je rentrais j’étais obligé de repasser par Lyon en rentrant de mes voyages donc t’es chez tes parents avec tes sacs toujours au milieu de la pièce, c’est assez… tu te rends compte que tu perds aussi beaucoup d’énergie dans l’organisation de tes voyages, à savoir où est-ce que tu vas aller après… et tu t’éparpilles énormément […] et puis oui juste à un moment donné on a tous besoin de revenir à un truc un peu plus structuré, à un peu plus de stabilité pour se sentir bien et un peu refaire le plat, remettre de l’ordre dans ta tête ou dans ta vie.

Se trouvant sur un marché de l’immobilier en tension et appréciant la vie en communauté, elle choisit de s’installer en colocation. Pour autant, elle continue d’organiser et de participer à des colivings de manière plus ponctuelle ou lors de ses voyages. De son côté, Élisa n’envisage pas de quitter La Casa dans laquelle elle vit, sauf si un nouvel emploi à l’étranger l’y contraint. Elle apprécie aussi la vie collective de ce type d’habitat et n’envisage pas de vivre seule pour le moment.

Et est-ce que vous vous voyez vivre à La Casa encore longtemps ou vous pensez à prendre un appartement seule ?

Alors, prendre un appartement seule non. J’ai pas envie déjà pour des raisons financières et puis surtout moi je m’ennuie rapidement quand je suis seule avec moi-même, j’ai du mal à m’occuper, à lire un bouquin tout ça, j’ai besoin d’être active un petit peu. Donc non je ne me vois pas seule.

Enfin, Colin, qui avait déjà vécu en colocation avant son emménagement à La Casa, se dit lui aussi satisfait de son expérience. Il apprécie ce cadre de vie, d’autant plus que la proximité de son logement avec son lieu de travail ne l’incite pas à déménager. Cependant, s’il devait partir, il dit ne pas se sentir prêt à réinvestir l’énergie nécessaire pour ‘trouver sa place’ au sein d’une colocation déjà rodée.

Je pense que je vivrais seul parce que c’est vrai qu’intégrer une Casa à son ouverture c’est assez simple parce que tout le monde part sur un même pied d’égalité, mais arriver dans une maison ou les gens se connaissent déjà, je sais pas si j’arriverai à refaire cet effort-là de multiplier par 13, enfin de multiplier les interactions sociales dans cette ampleur-là. Là on a des locataires qui sont partis et des nouveaux qui arrivent, donc on les intègre, mais ouais être à la place de celui qui rentre dans une maison qui roule déjà, qui a déjà ses règles, ses groupes, ses… je sais pas si ça serait mon objectif, même dans une colocation classique. En fait je me sens tellement bien intégré dans ma maison aujourd’hui que je n’aurai pas l’énergie de recommencer ce processus ailleurs je pense.

Ces trois profils mettent ainsi en lumière l’imbrication des parcours professionnels et résidentiels. Nous comprenons alors que le coliving représente une solution attrayante pour les jeunes travailleurs ou les personnes emménageant dans une nouvelle ville et ouverts à l’idée de tisser des liens au sein de leur lieu de vie. Et, plus largement, l’habitat partagé peut se révéler plus économique que d’occuper un logement seul et permet de rompre l’isolement en favorisant les liens ainsi que l’entraide au quotidien. De par ses différentes formules accessibles aux seniors, aux étudiants ou encore aux jeunes travailleurs, il semble être en mesure de proposer des alternatives au sein d’un marché immobilier en tension dans certaines métropoles.