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L'innovation chez Minatec

Interview de Jean-Charles GUIBERT et Nayla FAROUKI

Directeur de MINATEC

<< Avoir une réflexion sur le niveau de proximité est essentiel. L'échelle de Minatec ou d'un quartier comme Gerland à Lyon permet d'instaurer une vraie proximité, de développer un esprit de communauté >>.

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Date : 31/01/2013

Entretien réalisé par Sylvie Mauris-Demourioux, janvier 2013 dans le cadre des réflexion du Grand Lyon sur le devenir du biopôle de Gerland.

Jean-Charles Guibert discute de la manière dont un territoire peut favoriser l’innovation et la compétitivité des entreprises par la mise en œuvre du concept de chaîne d’innovation développé dans le cadre du projet Minatec. Nayla Farouki questionne la notion d’acceptabilité sociale des innovations et souligne l’importance des imaginaires et des représentations face aux nouvelles technologies.

Le CEA en chiffres

4,7 milliards d’euros de budget annuel
16 000 emplois http://www.cea.fr/le_cea/presentation_generale
4 domaines d’activités : énergies bas carbone (nucléaire et renouvelables), défense et sécurité, technologies pour l’information et technologies pour la santé.
10 sites en France : 5 centres d’études civils, 5 centres d’études pour les applications militaires.
 

 
Pourquoi avoir créé Minatec ?

J-C. Guibert : Le projet Minatec est né en 1999 du besoin de structurer et de donner plus de visibilité à l’activité du site grenoblois du CEA dans le domaine des technologies de l’information. Ce site de Grenoble-Chambéry est un centre de recherches civil qui n’a aucune activité défense ou nucléaire, et travaille sur deux  axes : d’une part les nouvelles énergies (hydrogène, solaire et biomasse) avec le  laboratoire Liten (Laboratoire d'Innovation pour les Technologies des Energies  Nouvelles) ; et d’autre part les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, ou micronanotechnologies, appliquées aux systèmes et composants de communication sans fil et à la santé (miniaturisation des dispositifs et imagerie) avec le laboratoire Léti.  

Quelle est l’originalité du projet Minatec ?

J-C. Guibert : Minatec a permis de développer un nouveau concept de campus d’innovation. L’idée était de créer un écosystème d’innovation différent, dépassant la seule recherche appliquée publique réalisée au CEA, pour réunir sur un même lieu toutes les activités de la filière des technologies de l’information : formation, recherches académique, appliquée et industrielle, et valorisation. Chaque niveau a pour mission d’alimenter le niveau d’après pour arriver in fine à du transfert à l’industrie. Ce concept de chaîne d’innovation implique que chercheurs et organismes se positionnent et acceptent d’être dans une seule case. La recherche académique doit lutter contre sa tendance à vouloir tout faire pour se concentrer sur un seul objectif : rester au meilleur niveau mondial. Si tel n’est pas le cas, alors mieux vaut effectivement que les chercheurs fassent de la recherche appliquée et de la valorisation. La force de Minatec est d’avoir réussi à regrouper tous ces niveaux, même si c’était de manière artificielle au début, et d’avoir le CEA comme opérateur pour faire tourner le système et maintenir la cohésion de l’ensemble.

Est-ce un modèle d’inspiration américaine ?

J-C. Guibert : Non pas vraiment, c’est plutôt un mix de ce qui existe là-bas. Aux USA, il y a deux modèles intéressants : celui de la Californie et de la Silicon Valley, qui a démarré autour de l’Université de Stanford, et celui de Boston avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a qu’une Californie et qu’un MIT qui ont des moyens humains et financiers et une capacité d’attractivité sans commune mesure avec ce qui se passe ailleurs. Dans le monde entier, la recherche académique et la recherche industrielle se font indépendamment l’une de l’autre, et parfois de manière très marquée comme au Japon. Maintenant, tout le monde veut regrouper les briques essentielles de l’innovation en dépassant les parcs technologiques dédiés aux entreprises et les campus réservés à la formation et la recherche. Nous nous intéressons plutôt aux projets portés par le Japon ou le Sud-Brésil ou plus proches d’ici, à des projets comme le « Campus chimie Balard » qui vise à réunir toutes les forces de la chimie montpelliéraine sur un même site.

Le critère de proximité, voire de lieu unique, est-il un élément essentiel de ce concept de chaîne d’innovation ?
 J-C. Guibert : Oui, c’est l’effet « machine-à-café » mais il faut aller au-delà. La présence sur un même site favorise les interactions mais sans démarche volontariste, l’effet reste limité. La difficulté est de faire en sorte que toutes ces structures aient une vraie vie commune qu’elle soit intellectuelle, sociale et technologique. Comme les chercheurs travaillent sur des champs très pointus, ils échangent toujours avec les mêmes collègues dans le monde entier et peu avec les autres, même s’ils sont proches. Sans parler du peu de curiosité entre laboratoires d’une même discipline alors a fortiori entre disciplines… Développer cette interactivité passe par de multiples dispositifs et actions, des managers qui facilitent les rapprochements, des thématiques et des outils de travail communs de type plateformes partagées, accessibles librement quelque soit l’organisme d’appartenance. L’idéal est d’en avoir un maximum pour maximiser les échanges. Bien sur, ce partage peut se faire au niveau international mais le niveau local est essentiel pour avoir des pépites fortes et concentrées. Nous avons aussi instauré des conférences hebdomadaires - les midis Minatec – qui abordent des questions techniques, scientifiques, économiques en lien avec la vie et l’activité du site : introduction au rayonnement synchrotron, entrepreneuriat des femmes ingénieurs, rapports entre chimie et archéologie… 350 personnes assistent régulièrement à ces rencontres. Et puis, il faut du temps pour que l’écosystème prenne.

Le périmètre de Minatec vous semble-t-il une bonne échelle territoriale pour favoriser cette synergie ?J

J-C. Guibert : Oui je pense. Avoir une réflexion sur le niveau de proximité est essentiel. L’échelle de Minatec ou d’un quartier comme Gerland à Lyon permet d’instaurer une vraie proximité, de développer un esprit de communauté. Les différentes collectivités territoriales peuvent travailler avec les structures qui ont une taille et une vie locale : PME, ETI, universités... Le système allemand, souvent cité en exemple, repose sur une régionalisation forte : les Länders s’occupent des PME et Berlin des très grands groupes dont les décisions se prennent aux niveaux national ou international. Les collectivités qui sont présentes dans la SEM ou qui ont investi dans les bâtiments, voient l’effet d’entrainement et d’attractivité de Minatec et que n’avait pas chaque structure indépendamment. De plus en plus, on constate que les structures veulent être sur le site et les start-up y rester alors qu’elles n’auraient jamais voulu être sur le site du CEA.
Le modèle de Minatec est-il transférable ?

J-C. Guibert : Minatec étant un succès, nous le dupliquons actuellement pour les technologies de l’énergie avec la mise en place de Grenoble Energie (GREEN) et en matière de biosciences et de santé autour de l’instrumentation et du diagnostic à l’échelle micro et nano. En groupant Minatec à ces deux projets, nous développons un projet de campus d’innovation appelé « GIANT », version actualisée de la structuration originelle du polygone scientifique grenoblois.

Nayla Farouki : Contrairement à la tendance actuelle, il ne faut pas chercher un modèle unique, ou calquer ce qui existe ailleurs. Chaque territoire doit trouver son mode de fonctionnement. L’important est que l’activité soit ancrée dans le territoire, son histoire, sa culture et ses savoir-faire.

Certains ingrédients vous semblent-ils incontournables ?

J-C. Guibert : Prenons le cas lyonnais. Comment faire travailler ensemble tous ces acteurs du champ de la biologie ? Ce pourrait être effectivement sur projets grâce à des dispositifs comme les pôles de compétitivité ou par la création d’un site comme ici pour ajouter de la valeur à la proximité existante entre acteurs. Dans tous les cas, il est indispensable que les acteurs principaux et les politiques définissent une vision pour le territoire de Gerland en donnant une identité claire au site. Faut-il développer un pôle dédié à la pharmacie ou au vaccin ? La question se pose car entre le médicament, le vaccin ou encore le diagnostic, ce ne sont pas les mêmes outils et compétences qui sont mobilisés. Ensuite il faut savoir qui tient les rênes et a pour mission de porter le projet. Quel est l’acteur suffisamment fort pour faire tourner le système de manière durable ? Au début de Minatec, quand les bâtiments avaient du mal à se remplir, nous avons du batailler pour faire en sorte que le site ne s’ouvre pas à des entreprises dont l’activité n’avait rien à voir avec celle du projet initial. Nous avons imposé par la suite le regroupement sur Minatec des projets comme Minalogic ou l’IRT en nanoélectronique. Or, faire cela n’est pas le rôle des industriels même quand ils sont très puissants comme à Lyon, ni celui des politiques.

Ce peut être celui d’un pôle de compétitivité ?

J-C. Guibert : Pourquoi pas ? Les pôles de compétitivité reposent sur une vision de cluster inspirée du modèle grenoblois de filière d’acteurs. Ces pôles se sont déployés en France avec différents modèles d’organisation et des acteurs clés variés qui font fonctionner le système. Ainsi, à Saclay, le pôle Systematic a un rôle essentiel parce que les acteurs sont très dispersés, tandis que pour Minatec, qui représente 4000 personnes travaillant pour différentes entités, Minalogic est une agence de financement comme il y en d’autres. Lyonbiopôle a surement un rôle important à avoir parce qu’historiquement les grands acteurs industriels, les universités et les grandes écoles travaillent peu ensemble. En fait, le transfert technologique concerne trois grands domaines : la pharmacie, le logiciel et tout ce qui concerne l’ingénierie au sens large. Lyon a toujours eu un poids industriel très fort avec une recherche industrielle qui allait très en amont mais la culture lyonnaise en matière de transfert technologique est très marquée par le modèle pharmaceutique qui est très différent des modèles classiques : l’objectif de la recherche est de trouver des molécules qui pourront passer ensuite les diverses phases cliniques. L’argent investi, même dans un cadre industriel, l’est pour passer ces phases et non pas pour de la recherche proprement dite. Il faut donc trouver un acteur fort public doté d’une mission de transfert et qui serait capable de créer un écosystème.

Dans quelle mesure cet écosystème doit-il être ouvert sur la société ?
J-C. Guibert : Historiquement, notre volonté était d’impliquer très largement les structures éducatives comme le secondaire, voire le primaire, pour que les enfants et les jeunes comprennent ce que peuvent être la science et la technologie. Avec le projet GIANT, nous allons développer cette ouverture aux scolaires et au grand public. Le show room qui présente tout l’éventail de technologies développées à Minatec est aussi un outil très important pour faire connaître notre activité à l’extérieur, notamment auprès des industriels qui ont une image déformée de notre activité. Nous incitons les industriels en quête d’innovation à venir nous voir, soit pour réfléchir à l’application d’une technologie déjà en stock, soit pour chercher la manière de dynamiser leur activité même avec peu de budget. Le show-room est un bon outil pour nous positionner comme un acteur proche de l’industrie et ouvrir les portes d’un imaginaire différent.

Avez-vous mis en place une réflexion particulière sur les questions d’acceptabilité sociale de ces innovations ?

Nayla Farouki : Ce terme d’acceptabilité sociale donne l’impression que la recherche développe des objets et cherche ensuite à les faire accepter par la société. Pour moi, il y a un mythe de l’acceptabilité sociale car la société ne prend que ce qu’elle veut prendre. La pression n’est pas faite par les scientifiques, les technologues ou l’objet technique mais bien par la norme sociale, les usages. Prenons le fantasme de l’homme augmenté. Dans nos sociétés ultra-réglementées, tout dépendra au final de ce qu’autorise le législateur et des valeurs défendues. Si la société change de valeurs, si elle veut pouvoir avoir des yeux plus performants, alors cette voie sera possible. La société n’est pas monolithique mais se divise entre ceux qui trouvent qu’il y a trop d’innovations et ceux qui en veulent encore, ceux qui sont émerveillés et ceux qui se sentent contraints par ces nouveaux usages. Que faire face à deux avis aux antipodes l’un de l’autre mais tout deux légitimes ? Cela se passe constamment avec les usages car ce n’est pas la technologie mais les valeurs auxquelles elle renvoie qui suscitent la discussion. Les choix sociétaux à venir sont importants mais ce sont les choix de la société. L’histoire de la technologie est pavée de technologies ratées ou d’effets de mode qui ont duré quelques mois ou années avant de disparaître supplantées par une nouvelle innovation, comme le minitel face à internet, ou tout simplement parce que les gens n’en veulent pas. Tant que le téléphone portable était jugé trop gros et trop cher, personne n’en voulait puis le succès est venu avec la miniaturisation. Il est toujours très difficile de savoir comment la société appréhendera une innovation.

Est-ce important de prendre en compte les imaginaires et représentations auxquels renvoient ces nouvelles technologies ?

Nayla Farouki : En fait, l’imaginaire est la clé. Tout repose sur lui. Les nanotechnologies en sont un exemple emblématique. Dans les années 80, des futurologues commencent à écrire des romans de science-fiction sur les potentialités des nanotechnologies. Dans son essai de prospective, Engines of Creation, publié en 1986, Eric Drexler lance l'idée de futurs nanorobots, qui serviraient aux usages médicaux ou chirurgicaux. Cette idée a fait mouche et a été rapidement reprise et transformée, inspirant des films comme Star Treck, et divers romans-catastrophes dans lesquels une réplication anarchique des nanorobots,  la fameuse « gelée grise ou grey goo, mettrait en péril l’homme et la planète. En réaction à ces imaginaires, le chimiste Richard Smalley, co lauréat du Prix Nobel en 1996, dément une telle possibilité. En effet, en entrant dans l’organisme les nanorobots se trouveraient confrontés à des forces considérables, comme le mouvement brownien ou les forces de van der Waals, qui les détruiraient ou empêcheraient toute progression. Or on parle toujours de Drexler mais jamais de Smalley. Pourquoi ? Parce que Drexler a parlé à l’imaginaire et quand l’imaginaire fonctionne, il est très difficile de faire marche arrière. Certains industriels comme Apple l’ont bien compris et excellent à vendre du rêve.