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Évolution des matériaux : quels impacts sur les politiques publiques ?

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Couverture de l'étude

Étude

Tout pousse à s’intéresser aux matériaux… et pourtant, le sujet revient rarement dans le débat public.

Notre quotidien, notre économie, nos services publics dépendent de l’extraction et de la consommation croissante de matériaux. Mais connait-on les matériaux les plus utilisés ? Ceux dont nous dépendons le plus ? Ceux essentiels à la transition énergétique et ceux dont il faut réduire l’impact environnemental et social ?

La période de chocs multiples – climatique, économique, géopolitique, etc. – dans laquelle nous sommes entrés invite à anticiper la criticité des matériaux. Autrement dit, d’estimer les aléas et le niveau de vulnérabilité.

À la lecture de quatre études sur les tendances de consommation, les filières, les procédés, et sur les usages, cette synthèse identifie les principales vulnérabilités pour l’économie françaises et les enjeux de sobriété, de relocalisation et de recyclage qui se posent pour les collectivités locales.

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Date : 18/03/2024

Retrouvez la synthèse des quatre études de prospectives des matériaux et de leurs implications pour les collectivités locales, à télécharger ici :

 

L'évolution de la consommation de matériaux et les vulnérabilités pour l'économie française

 

Une tendance inexorable à la hausse de la consommation de matériaux

 

Les quatre études mettent en lumière un constat de fond : nous n’avons jamais consommé autant de matériaux au niveau mondial et en France. Approchant des 100 Mds de tonnes par an, l’extraction mondiale annuelle est multipliée par 3 depuis 1970 et par 13 depuis 1900, soit un accroissement bien supérieur à celui de la population : l’extraction de ressources par habitant passe de 4,6 à 12,5 t. sur la période.

La hausse de la consommation est majoritairement poussée par la croissance des pays émergents, en particulier sur la consommation de bétons et de plastiques. Ceci étant dit, les empreintes matières par habitant de l’Europe (16,5 tonnes) et de la France (17 tonnes) s’avèrent sensiblement plus élevées que la moyenne mondiale (12,5 tonnes).

De cette hausse vertigineuse découlent trois phénomènes concomitants : les matériaux s’accumulent plus qu’ils ne se substituent ; les chaînes de production et les procédés de fabrication se complexifient, ce qui rend difficile d’isoler un matériau d’un autre ; et davantage de matériaux sont utilisés par point de PIB (intensification).

 

Extraction mondiale de matières premières (en milliards de tonnes) : Biomasse passe de 10 à 15 de 1970 à 2015, Combustibles fossiles passe de 10 à 25 de 1970 à 2015, Minerais métalliques passe de 20 à 30 de 1970 à 2015. Les minerais non métalliques passent de 23 à 100 de 1970 à 2015

 

Précisons que tous les matériaux ne contribuent pas à la même hauteur à cette accumulation quantitative. Certains matériaux comme les composites à matrice organique (CMO), le caoutchouc et le cuivre, dont la production mondiale annuelle est de l’ordre de 20 à 30 millions de tonnes (M.t.) par an chacun, marquent un écart d’un facteur 5 avec le verre et le plâtre (environ 160 M.t.), d’un facteur 12 avec le plastique (367 M.t.) et d’un facteur 70 avec le bois d’oeuvre et l’acier (environ 2 000 M.t.). Il faut également prendre en compte les impacts sociaux et environnementaux propre à chaque matériau décrits dans les études.

 

Quelle vulnérabilité pour la France ? Éléments de diagnostic

 

Plusieurs facteurs peuvent affecter la capacité de la France à répondre durablement à sa consommation matérielle : l’évolution de la demande, les risques en matière de disponibilité physique (raréfaction des ressources, dépendance aux matières importées, risques d’approvisionnement), la possibilité de substituer les matériaux, et la maîtrise de la production des matériaux en eux-mêmes ou de biens matériels les utilisant (incluant la maîtrise des innovations technologiques). Enfin, à ces facteurs de vulnérabilités, on peut ajouter deux autres variables : le rôle que jouent ces matériaux dans la transition énergétique, et leur impact environnemental.

Le croisement de ces différents facteurs permet d’identifier plusieurs groupes de matériaux qui sont plus ou moins stratégiques pour l’économie française et en particulier la transition écologique, et qui peuvent faire l’objet de vulnérabilités contrastées, présentées dans les graphiques.

 

Quatre catégories principales ressortent :

  1. Les matériaux qui jouent un rôle clé dans la transition écologique, notamment pour leur durabilité et leur capacité de substitution à des matériaux à fort impact, et qui ne font pas l’objet de risques importants sur la souveraineté : le bois (et la filière papier-carton qui s’en suit) et le verre (avec un enjeu de décarbonation de la production).
     
  2. Les matériaux qui cumulent un rôle stratégique pour la transition énergétique (malgré un impact environnemental significatif) et un risque pour la souveraineté (dépendance des matières premières et faible maîtrise de la production) : les composites à matrice organique (CMO), les grands métaux et les petits métaux (et notamment les filières énergies renouvelables et électronique qui leur sont liées).
     
  3. Les matériaux qui font l’objet de forts risques en termes de souveraineté, moins pour la maîtrise de la production que pour la dépendance aux matières premières, et dont les modalités de production actuelles et d’organisation actuelles doivent se transformer pour réussir la transition écologique : le caoutchouc (et la filière automobile), les fibres textiles (et la filière laine), les plastiques (et la filière chimie) et le ciment. Ce dernier se distingue un peu : il ne fait pas l’objet de risques importants d’approvisionnement mais la décarbonation de sa fabrication est un enjeu fort de la transition énergétique, ou plus précisément la filière béton.
     
  4. D’autres matériaux ne font pas l’objet de risques importants (forte maîtrise de la production et des ressources) et ne sont pas au cœur de la transition écologique : les terres cuites et le plâtre.

 

Niveau de vulnérabilité par matériau lié à chaque variable. Plus le numéro est élevé, plus l’économie française est vulnérable vis-à-vis de l’indicateur. Lecture : l’économie française est dépendante au bois avec des risquées liés à la demande et à son caractère incontournable pour la transition énergétique. Pour les composites, la dépendance est non seulement sur ces deux critères, mais aussi sur l’incapacité à substituer, la faible maîtrise de la production. Son impact environnemental est aussi un risque à long terme.

 

La suite de cette partie entre dans le détail des vulnérabilités.

 

L’évolution de la demande

 

Une tendance globale à la hausse. La plupart des matériaux s’inscrivent dans une hausse de la demande qui devrait se poursuivre en France : le bois (tout bois confondu, très demandé pour se substituer à d’autres matériaux ou sources d’énergie), les CMO (+9 % par an prévus sur 2020-2025), les grands et petits métaux, et dans une moindre mesure le textile (hausse en volume mais pas en valeur), le caoutchouc et certains plastiques (PET, PE). Par contraste, les verres creux et plats sont dans une dynamique stable, et le ciment et le béton devraient voir advenir une baisse relative incitée par la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC), au profit du bois ou de la terre crue. Le papier graphique (feuille, presse) devrait aussi diminuer comme il l’a fait par le passé.

Des incertitudes sur les usages. Ces projections s’appuient sur certaines tendances lourdes, comme la transition écologique incitant à recourir au bois, aux CMO, et au verre ; et la transition numérique mobilisant les métaux. Pour autant, certains usages demeurent incertains : l’attrait de la fastfashion, impactant les fibres textiles, se poursuivra-t-il ? L’explosion du e-commerce va-t-il aller encore plus loin, sollicitant davantage de plastique d’emballage et de papier-carton ? Les designers d’objets (ex. meubles et fournitures) vont-ils privilégier dans le futur le plastique, le verre, le métal, ou le bois ? La mode va-t-elle se diriger vers d’autres fibres (lin, chanvre, laine) ? Ces questionnements renvoient au point sur la sobriété dans la prochaine partie.

 

La disponibilité physique des matériaux

 

Quelques gisements nationaux. Les matériaux totalement maîtrisés sur le territoire français sont rares, principalement des minéraux et céramiques. L’argile (utile pour les terres cuites) et le gypse (plâtre) proviennent à 95 % de gisements nationaux, de même pour l’argile et le calcaire nécessaires au ciment. La France dispose aussi d’une vaste couverture forestière, bien qu’elle ne corresponde pas toujours aux besoins du marché en bois et que son exploitation fasse l’objet de plusieurs freins.

Une dépendance avant tout. Exception faite du plâtre, du ciment et des terres cuites, la France demeure dépendante de l’importation pour l’essentiel des matériaux ou des matières premières étudiés, sans compter les ressources fossiles nécessaires à leur fabrication. Les niveaux de risques liés à cette dépendance diffèrent selon les matériaux :

  • Des risques géopolitiques liés à la concentration…
    • …des lieux d’extraction : côté métaux, 70 % du cobalt a été produit en RDC, 60 % des terres rares ont été produites en Chine en 2019. La Chine produit aussi 80 % du graphite naturel mondial, un composant essentiel des batteries des voitures électriques.
    • ...des lieux de production du matériau : au niveau des métaux, la part de la Chine dans le raffinage est de 40 % pour le cuivre, de 50 à 70 % pour le lithium et le cobalt, et de près de 90 % pour les terres rares. Elle investit aussi dans des entreprises étrangères (Australie, Chili, RDC, Indonésie).
    • …capitalistique : la maîtrise de la photolithographie, essentielle pour fabriquer les circuits intégrés, dépend de quelques firmes : le néerlandais ASML et les japonais Canon et Nikon.
       
  • Une exposition accrue aux risques climatiques : la culture de l’hévéa nécessaire pour produire le caoutchouc naturel est exposée aux risques de maladies et de sécheresse. Le manque d’eau peut aussi affecter la production de métaux comme le lithium et le cuivre (la moitié de leur production se trouve dans des régions avec un stress hydrique élevé) mais surtout la production de coton (couvrant 22 % de la production mondiale de fibres textiles et plus des ¾ des fibres naturelles).
     
  • Des délais longs de développement des projets : il faut en moyenne 16 ans pour démarrer un projet minier, les rendements sont décroissants pour l’exploitation de nouvelles ressources fossiles, et les nouveaux projets peuvent faire l’objet d’oppositions locales.
     
  • Une baisse de la qualité des ressources : la teneur moyenne du minerai de cuivre au Chili (principal producteur mondial) a diminué de 30 % au cours des 15 dernières années.
     

À noter que le recyclage permet de maîtriser une partie de la matière première pour certains matériaux clés comme le verre creux et les grands métaux (voir deuxième partie).

 

La possibilité de substitution

 

Des limites économiques. La capacité à substituer un matériau par un autre de même nature (un caoutchouc synthétique par du naturel) ou un autre matériau (du plastique par du carton) diffère largement selon le type de matériaux et les opportunités économiques. En l’état, rares sont les réglementations qui poussent réellement les entreprises à s’engager dans cette substitution (hormis certaines comme la RE2020 dans le bâtiment). En termes de substituabilité, on constate que :

  • La moitié du caoutchouc produit est synthétique et son remplacement par le caoutchouc naturel poserait d’importants problèmes environnementaux (déforestation). La substitution par d’autres plantes, comme le pissenlit russe ou le guayule, est identifiée depuis longtemps mais demeure balbutiante. Le remplacement du caoutchouc par d’autres matériau apparaît peu probable pour la plupart des usages, ce qui explique que l’Union européenne l’ait intégré dans sa liste des matériaux stratégiques ;
     
  • Les fibres textiles synthétiques (64 % de la production mondiale, 54 % pour le seul polyester) sont plus rentables que celles naturelles ou animales. Le lin et le chanvre sont des alternatives intéressantes et produites en France, mais les conditions nécessaires pour leur culture ne permettent largement pas d’atteindre le niveau de production nécessaire pour répondre à la consommation de textiles actuelle ;
     
  • La substitution de plastiques synthétiques par des biosourcés demeure marginale, soit 1 % de la production totale de plastique, mobilisant 0,02 % des surfaces agricoles utilisables.
     

Des limites techniques. La substituabilité des métaux, dont les terres rares, demeure limitée, soit pour des raisons de performance (l’aluminium est moins bon conducteur que le cuivre, la ferrite est moins performante que le cobalt pour les aimants), soit parce que le métal substituable est tout aussi critique (le remplacement du néodyme par le praséodyme ou du dysprosium par le terbium ne diminuent pas la vulnérabilité). Il en va de même pour les CMO dont le rapport poids/solidité ne les rend pas substituables, ce qui explique combien ils sont stratégiques pour l’aéronautique, l’automobile et les éoliennes.

Une substitution à long terme. Certains matériaux pourront tout de même se substituer entre eux à long terme : les alliages (acier) et le ciment (béton) par du bois et de la terre crue ; le plastique d’emballage par le verre et le carton ; le plastique et le métal par les CMO (fabrication des voitures). On le voit, parier sur la capacité à remplacer la totalité des matériaux actuellement utilisés par d’autres apparaît largement illusoire. La substitution de matériaux ne peut donc se faire sans une réflexion globale sur la diminution de la quantité de matériaux produits et consommés.

 

La maîtrise de la production et des technologies

 

Des fleurons dans l’industrie française. Bien que le tissu productif soit en déclin depuis plusieurs décennies, des entreprises françaises ou implantées en France disposent d’un savoir-faire et demeurent à la pointe de l’innovation dans plusieurs domaines stratégiques que sont la fabrication des grands métaux (Arcelor Mittal), du verre (Saint-Gobain/Vetrotex), des pneus (Michelin), des produits pétrochimiques (Solvay, Arkema, etc.), du béton (Vicat), des tuiles (Edilians).

Une réponse insuffisante aux besoins ? Il est difficile de dire si ces moyens de production parviennent à répondre à l’ensemble des besoins, en raison de la complexité des assemblages et des flux d’importation/exportation selon les besoins du marché. Mais globalement, sur quasiment tous les marchés, la production nationale apparaît déficitaire, sauf pour la filière chimie et le lin. Les besoins sont couverts à 95 % pour les terres cuites et le plâtre. À l’inverse, la production nationale actuelle de bois est actuellement insuffisante pour satisfaire la consommation du secteur construction : en valeur en 2019, elle couvre 66 % de la consommation de sciage et produits techniques (contre-plaqués), 75 % de la consommation de panneaux et 20 % de la consommation de menuiseries et agencements.

Des faiblesses sur des matériaux stratégiques. La dépendance en termes de moyens de production est particulièrement marquée sur trois filières : les textiles transformés (hors lin brut), l’électronique, et les énergies renouvelables, incluant les CMO pour les éoliennes (la France importe deux fois plus de fibres de carbone et biens intégrant de la fibre de carbone qu’elle n’en produit). Ces trois filières feront l’objet d’une section à part entière sur la relocalisation, ci-après.

 

Le rôle vis-à-vis de la transition écologique et énergétique

 

On peut distinguer :

  • Les matériaux qui ont un rôle prédominant, pour leur durabilité (le bois), pour leurs propriétés physiques (CMO utile pour les éoliennes) ou pour leur capacité à se substituer à d’autres (bois, grands métaux, verre) ;
     
  • Ceux qui ont un rôle contrasté, comme les grands et petits métaux : ils peuvent accélérer la transition énergétique (circuits intégrés nécessaires aux énergies renouvelables, etc.) mais leur impact environnemental demeure conséquent et ils tendent à remplacer la dépendance aux importations de combustibles fossiles par une autre forme de dépendance ;
     
  • Ceux qui doivent opérer la transformation de leur filière (matières premières fossiles ou processus de production énergivore) pour réussir la transition : plastique, caoutchouc, textile, béton (ciment) ;
     
  • Ceux qui jouent un rôle marginal dans la transition écologique : terres cuites et plâtre.
     

Les besoins en matériaux pour accomplir la transition énergétique constituent un angle mort de la plupart des projections. Leur consommation pose toutefois de vraies questions de dépendance, d’impact environnemental, de concurrence des usages et de résilience face aux aléas environnementaux.

Dans son « Feuilleton Les matériaux pour la transition énergétique, un sujet critique » du rapport Transition(s) 2050, l’ADEME propose une projection des besoins à venir « nécessaires au déploiement des technologies de production d’électricité et des véhicules électriques », excluant donc la rénovation énergétique. Ces besoins sont « évalués en valeur absolue sous forme d’une moyenne annuelle des besoins de la période 2020-2050, puis rapportés à la production française actuelle » et à la part de la France dans le PIB mondial. Il en ressort deux principaux enseignements :

  • Dans les 4 scénarios de transition explorés par cette étude, les besoins en matériaux seraient négligeables pour le béton, l’acier et le verre pour ces technologies, mais ils seraient dans une hausse inférieure à notre part du PIB mondial, selon les scénarios, pour l’aluminium et le cuivre. À noter que la quantité de matériau varierait toutefois du simple au double entre le scénario 1 (le plus frugale) et le scénario 4 (le plus consommateur de ressources, mais néanmoins également neutre en carbone).
     
  • Les besoins en petits matériaux et métaux sont plus préoccupants, soit parce que les besoins seraient en hausse mais dans une proportion inférieure à notre part du PIB mondial (silicium, argent, titane), soit parce que cette hausse serait dans une proportion plus élevée que notre part du PIB mondial, en particulier pour la construction de véhicules électriques (lithium, cobalt, graphite, nickel) et d’éoliennes en mer (terres rares : néodyme, dysprosium). Ce sont donc ces derniers matériaux qui seraient les plus vulnérables pour la transition énergétique.
     

L’étude conclut sur le besoin de sécuriser les approvisionnements et les capacités de production.

 


Enjeux pour les collectivités locales

En synthèse, certains matériaux vont jouer un rôle critique pour l’économie française et la transition écologique des prochaines années, soit d’un point de vue quantitatif (bois, verre, grands métaux type aluminium, acier, cuivre), soit au niveau qualitatif (CMO, petits métaux type silicium, argent, titane, lithium, cobalt), avec des risques d’approvisionnement  accrus pour les petits métaux.

D’autres matériaux stratégiques pour l’économie française doivent opérer leur transition énergétique et demeurent dépendants d’importations de matériaux (avec un risque plus faible de raréfaction à court et moyen terme, sauf choc géopolitique) : le caoutchouc en priorité, et dans une moindre mesure le plastique et les fibres textiles.

Les leviers d’action pour pallier cette dépendance relèvent pour l’essentiel de l’échelle européenne et nationale. Pour autant, les collectivités locales pourraient s’emparer de cette question de différentes façons :

• La sécurisation des approvisionnements en matériaux critiques, notamment les métaux, peut-elle se faire à une échelle locale ?

• La relocalisation des mines va-t-elle surmonter le défi de l’acceptabilité ?

• Peut-on mieux identifier les conflits d’usage et les synergies à venir entre transition énergétique et besoins en matériaux ?

• Comment gérer les concurrences d’usage de la biomasse et des sols ?

• Comment intégrer les besoins et risques liés aux matériaux dans l’accompagnement à l’innovation existant sur le territoire ?
 

 

Sobriété, relocalisation, recyclage : trois enjeux au cœur de la consommation de matériaux

 

Une partie de la réponse des collectivités à la dépendance décrite dans la première partie réside dans trois mots d’ordre : sobriété, relocalisation et recyclage. Les études les abordent de la façon suivante.

 

La sobriété en matériaux : le début d’une prise de conscience

 

Une consommation toujours croissante. Comme le détaille la quatrième étude, tout dans notre modèle de société actuel va dans le sens d’un accroissement de la consommation de matériaux, que ce soient la réglementation nationale peu restrictive – la sobriété carbone l’emporte sur la sobriété matière –, les comportements de consommation valorisant l’achat et la propriété de biens matériels ou les modèles économiques des entreprises proposant des produits toujours plus nombreux, complexes et volumineux.

Des changements existent – réglementation REP et stratégies de filières responsables, recherches de nouveaux modèles économiques ou de nouveaux outils de comptabilité, consommation responsable –, mais ils demeurent à la marge et leur capacité à faire changer le système dans son ensemble reste à démontrer. La sobriété matérielle, indispensable pour atteindre la transition écologique, appelle à des changements majeurs d’usages des matériaux et plus largement de modes de vie. Deux domaines l’illustrent : la sobriété constructive et l’éco-conception.

Sobriété matérielle, des choix de société. Les besoins à venir en matériaux pour construire et rénover le bâtiment sont un bon exemple des différentes voies possibles de sobriété matérielle. Dans son rapport Transition(s) 2050 déjà évoqué, l’ADEME dresse quatre scénarios possibles pour atteindre la neutralité carbone dans le bâtiment. Alors que le premier scénario, le plus frugal, mobiliserait un peu plus de 600 millions de tonnes de matières (principalement du sable et des granules pour le béton), le troisième scénario, centré sur les innovations technologiques, en utiliserait 1,4 milliard de tonnes. La consommation de bois et d'isolants biosourcés varie elle aussi du simple au triple entre le scénario 1 et le scénario 3.

 

Graphique : Scénario 1 de l'ADEME : 600 000 tonnes cumulées de matériaux. Scénario 2 : 800 000 tonnes cumulées de matériaux. Scénario 3 : 1 400 000 tonnes cumulées de matériaux. Scénario 4 : 1 300 000 tonnes cumulées de matériaux.
Synthèse des principaux matériaux utilisés dans la construction neuve par scénario de transition de l’ADEME, par milliers de tonnes cumulées (Source : Transition(s) 2050, Synthèse, p.20).

 

Cet écart quantitatif s’explique par des choix d’aménagement du territoire et de styles de vie : les évolutions des manières d’habiter sont plus fortes dans le scénario 1, avec un partage de pièces et d’équipements accentué, une diminution de la part des résidences secondaires de 9 à 2,5 % ; que dans le scénario 3 qui mise quant à lui sur une gestion optimisée des matériaux et de la filière (matériaux biosourcés, bioclimatisme) et sur des cycles de déconstruction/reconstruction haussmannien. Le premier scénario parie sur un rééquilibrage démographique au profit des villes moyennes et des zones rurales, le troisième sur une concentration des activités dans les métropoles.

On le voit, derrière les variations quantitatives se trouvent de vrais choix de société ; et il n’y a pas, de ce point de vue, qu’une seule voie en termes de transition écologique.

L’éco-conception des produits. À rebours de la tendance actuelle promouvant des biens de consommation toujours plus nombreux et complexes, l’éco-conception apporte une réponse concrète, mais encore marginale, à l’impératif de sobriété matérielle, au travers de quelques principes :

  • La simplicité : les produits doivent être au maximum low tech, sobre en matière, léger, etc. ;
     
  • La durabilité : ils doivent être solides, réparables, modulables (« ouvert » pour permettre une maintenance maîtrisée par le consommateur), recyclables, et utiliser des matériaux biosourcés, renouvelables et/ou recyclés.
     

Exemple de cette éco-conception : la GazelleTech, une voiture électrique de 900 kg, soit 40 % plus légère que les autres véhicules électriques grâce à son châssis en CMO à fibre de verre ; avec 10 éléments à imbriquer au lieu de 300 dans une voiture classique.

Le remanufacturing au service de la durabilité matérielle. Le remanufacturing apparaît comme un élément moteur de l’éco-conception. Pour autant, ses marges de progrès sont immenses : par exemple, 1 % seulement de l’électroménager est reconditionné. Absent des stratégies et politiques industrielles nationales, le remanufacturing bute sur plusieurs freins : l’absence de définition du concept, des freins réglementaires et juridiques (comme l’interdiction d'utiliser des composants remanufacturés pour entretenir ou réparer des véhicules sous garantie), le manque de structuration du marché (pas d’organisme national ou de cartographie des acteurs), et le coût de la main d’œuvre.

 


Enjeux pour les collectivités locales

Même si la tendance lourde est en faveur d’une consommation croissante de matériaux, la question lancinante des « besoins essentiels » tend à s’imposer dans certains milieux académiques, militants ou chez des acteurs privés.

Il est probable que de plus en plus, chaque nouveau projet d’infrastructure (mine, usine) ré-ouvre la controverse entre d’un côté les tenants d’une sobriété ou d’une décroissance de la consommation – « ce besoin est-il vraiment utile ? » – sans apporter une lecture claire des besoins essentiels et des matériaux nécessaires pour y répondre ; et de l’autre les tenants d’une souveraineté économique et d’une nécessité d’extraire certaines ressources au nom de la transition écologique, sans donner une réponse claire sur la capacité de ces projets à respecter les limites planétaires et les écosystèmes locaux.

Pour les collectivités locales, ces considérations font émerger de nouvelles questions par rapport à l’accompagnement des acteurs économiques sur des investissements stratégiques :

• Quels sont les produits jugés essentiels pour lesquels on souhaite réserver l’usage de certaines matières, et dont il est nécessaire de garantir une sécurité d’approvisionnement et une optimisation maximale du cycle de vie

• Comment construire une stratégie et un discours qui intègre la finitude des ressources, mais qui puisse donner un sens à l’extraction de certains matériaux pour des besoins donnés ?

• Comment inciter les acteurs privés à développer fortement l’éco-conception et à garder la main sur les composants et les matières incorporés (via des boucles de récupération) ?

• Est-il envisageable d'influencer les représentations du consommateur pour encourager la sobriété matière ?

• Faut-il miser sur le remanufacturing et si oui, par quels moyens ?
 

 

La relocalisation des chaînes de production : quelles priorités ?

 

On l’a vu, à défaut de pouvoir maîtriser l'extraction des matières premières qui ne sont pas sur le territoire national, une des voies pour renforcer la souveraineté de l’économie française consiste à relocaliser les moyens de production utilisant ces matières premières. Une thématique très en vogue depuis la pandémie de Covid-19. La troisième étude propose trois focus illustratifs des enjeux contrastés soulevés par cette problématique : la laine, les panneaux photovoltaïques et les circuits intégrés.

Transformation de la laine : quel besoin ? Dynamique au 19e siècle, elle a progressivement périclité au cours du 20e siècle pour devenir aujourd’hui marginale, à tel point que la laine tondue actuellement est revendue à perte en Chine, faute de capacité de la valoriser. Cette « technologie vivante » pourrait toutefois être une alternative intéressante aux fibres textiles synthétiques pour certains usages, en plus d’offrir de nombreuses vertus environnementales (puits de carbone, biodiversité, entretien des paysages). Mais la réindustrialisation de la filière laine se heurte à de multiples freins :

  • Technique : il reste peu de races lainières, le savoir-faire de récolte est perdu, et les capacités de lavage sont passées de 10 000 tonnes en 1995 à 200 tonnes en 2020 ;
     
  • Économique : elle demeure peu compétitive par rapport aux fibres synthétique ;
     
  • Sociétaux : son exploitation peut soulever des réticences psychologiques (crainte d’un retour en arrière), ou de réelles controverses sur le réensauvagement et l’antispécisme.
     

La filière solaire, quelle stratégie ? La filière française des panneaux photovoltaïques est robuste dans la diversité des technologies disponibles (il n’y a pas de barrière à l’entrée pour y accéder), mais elle demeure fragile dans la capacité de fabrication (elle est peu compétitive en comparaison de la Chine et les risques de manque d’acceptabilité des projets solaires sont plus élevés). En parallèle, on constate que d’autres procédés pourraient rebattre les cartes dans la production des panneaux solaires, comme les cellules à très haut rendement, les cellules à hétérojonction, les cellules à couche mince, ou le photovoltaïque organique.

L’électronique, quelle ambition ? Les circuits intégrés (micro-processeur, RAM) sont les composants les plus stratégiques et le marché le plus important de la filière électronique. Ils sont composés pour faire simple d’un wafer (une plaquette de silicium gravée) sur lequel un film photorésistant est gravé par laser en plusieurs couches à des échelles minimes (procédé de photolithographie), avant d’être assemblé sur un circuit imprimé, une carte électronique et mises en boitier.

La production des circuits intégrés nécessite :

  • un design et une conception, gérés par des entreprises qui ne produisent pas (AMD, Nvidia, Apple) ou qui produisent (Intel, Samsung) ;
     
  • de l’électricité et du gaz (nitrogène, HFC, CFC) dont une grande partie venait d’Ukraine ; et des matières premières (silicium, terres rares, métaux, en partie maîtrisés par la Chine) ;
     
  • des machines de gravure des wafers et de photolithographie (ASML, Canon, Nikon) ;
     
  • des fonderies, c’est-à-dire un lieu de production, géré par les entreprises elles-mêmes (Intel, Samsung, STMicroelectronics) ou par des entreprises dédiées à cette tâche (le taiwanais TSMC, le chinois UMC, l’américain Global Foundries).
     

En l’état, les entreprises françaises ne sont pas les plus compétitives dans ce jeu globalisé, mais elles peuvent prétendre maîtriser certains maillons ou certains segments de marché. C’est par exemple le cas de l’entreprise franco-italienne STMicroelectronics, qui investit avec l’américain Global Foundries à Crolles (Isère) et 2,9 milliards d’euros du plan France Relance dans une usine de production de wafers. Or, la finesse de gravure de ces wafers, qui va passer de 28 à 18 nanomètres, demeure loin des capacités de gravure de TSMC ou Intel, entre 5 et 10 nanomètres, ce qui en fait des produits pour un segment de marché moins « à la pointe ».

 


Enjeux pour les collectivités locales

Ces trois exemples illustrent les divers enjeux de positionnement stratégique liées à la réindustrialisation :

• Dans le cas de la laine, faut-il se lancer dans des investissements potentiellement risqués financièrement mais bénéfiques à long terme, sur un matériau qui ne fait pas l’objet d’une criticité immédiate ?

• Pour les panneaux photovoltaïques, faut-il soutenir une filière productive locale à technologie constante ou inciter à des innovations de rupture pour rattraper le retard ?

• Pour les circuits intégrés, faut-il faire la course aux composants très innovants ou maîtriser la production de puces électroniques plus modestes, sur des design ou usages repensés ?

On le voit, ces trois exemples révèlent une ligne de tension constante s’agissant de la dépendance en matériaux, sur la capacité à concilier une recherche de performance à court terme (jouer le jeu de la compétitivité pour maîtriser les matériaux) et la nécessité de préparer une robustesse à moyen terme (miser sur la diversité et l’essentiel, ne pas chercher à tout contrôler).

• Faut-il déployer une feuille de route stratégique des filières les plus propices à la relocalisation ?

• Autour de quels principes / matériaux / produits doit-elle s’articuler ?

• Comment se préparer malgré tout à des chocs à venir ?
 

 

Le recyclage : un besoin d’agir à toutes les étapes

 

Dans une logique de sobriété matière, le recyclage – ou valorisation matière – est l’une des étapes de traitement des matériaux, après, par ordre de priorité, le réemploi et avant la valorisation énergétique puis en dernier lieu l’élimination (incinération ou l’enfouissement). Les quatre études pointent les limites de ce procédé et les mirages d’un « tout-recyclage » qui n’est pas soutenable. Cependant, le modèle productiviste linéaire actuel impose de ne pas négliger cette étape. Or, du point de vue des matériaux, la mise en œuvre d’un recyclage efficace et à sa juste place pose plusieurs questions.

Des taux faibles. Peu de matériaux ont atteint une maturité en matière de collecte et de recyclage, hormis l’acier (83 % recyclé), le verre creux (80 % recyclé), les emballages ménagers (72 %). La plupart des matériaux se trouvent dans une fourchette de 30-40 % de recyclage (terre cuite, textile, bois, caoutchouc), voire moins (plastique, CMO, petits métaux). Les problématiques divergent et se cumulent quant à la capacité à accroître ces taux de recyclage (voir illustration ci-après).

 

Synthèse des problématiques de recyclage par matériau. Lecture : les grands et petits métaux, la fibre textile, le caoutchouc, le plastique et le papier-carton sont concernés par l’enjeu de consolider la compétitivité des activités locales de recyclage.

 

Un cumul de freins. Plus précisément, les principaux enjeux consistent à :

  • Développer la recherche compte tenu de la complexité des produits – ce qui rejoint le propos précédant sur le besoin d’éco-conception à la source – : l’effet vulcanisation pour produire les pneus rend complexe le recyclage du caoutchouc, le recyclage des CMO n’en est qu’à ses débuts. Concernant les plastiques, les procédés de recyclage mécanique traditionnel par craquage ou par pyrolyse étant très énergivores, la recherche s'intensifie autour des procédés de dépolymérisation qui consistent à ramener le plastique à l'état de monomères, soit chimiquement, soit par voie enzymatique.
     
  • Capter les gisements : le plâtre, pourtant recyclable à 100 %, n’est généralement pas conservé dans les chantiers de déconstruction, ce qui nécessite de sensibiliser les maîtres d’œuvre ; les petits métaux des déchets électroniques, trop imbriqués, sont souvent broyés jusqu’à obtenir de la grenaille alu-cuivre-laiton et les autres métaux sont alors perdus ; les pneus sont très bien collectés avec une filière dédiée mais les autres caoutchoucs ne le sont pas vraiment, etc.
     
  • Conserver sur le territoire les flux collectés : 38 % du papier-carton à recycler est export (soit environ 2,8 millions de tonnes en 2021) faute de capacité de recyclage. Les proportion d’exportation sont similaires pour le caoutchouc (44 % des pneumatiques), ou les grands métaux (56 % des déchets de métaux ferreux collectés étaient exportés en 2019, 71 % pour les déchets d’aluminium, 59 % pour le cuivre, 51 % pour le plomb).
     
  • Consolider la compétitivité des activités locales de recyclage : le coût de la matière recyclée est souvent supérieur à la matière première « neuve ». La réglementation contraint notamment, via les filières REP, à accroître les taux de recyclage, bien qu’elle puisse créer des effets pervers : par exemple, l’obligation à incorporer du carton recyclé dans le papier-carton peut faire courir le risque de privilégier l'importation des cartons recyclés à l'étranger, fragilisant la filière nationale.
     

Une solution qui reste partielle. Le recyclage connaît des limites physiques (perte de qualité des matériaux recyclés, coût énergétique, etc.) et, même dans les conditions techniques les plus favorables, il ne permet pas d’endiguer l’augmentation de l’extraction de matières premières si, dans le même temps, la demande en matériaux continue de croître. Par ailleurs, la nécessité de réduire l’extraction de matériaux et la production de déchets, en donnant la priorité au réemploi, peut rendre certains investissements d’infrastructures de recyclage plus risqués à long terme.

 


Enjeux pour les collectivités locales

Ces exemples montrent que le recyclage, au-delà des aspects techniques, est avant tout un enjeu organisationnel. Pour les collectivités locales, cela se traduit par plusieurs questionnements :

Filière. Comment accompagner les filières et les habitants dans l’amélioration du tri pour s’assurer d’une fiabilité du stock à long terme ? La compétitivité des entreprises françaises est-elle une illusion face au bas coût des produits neufs ? N’est-ce pas contradictoire avec l’objectif de sobriété matérielle, tarissant alors le stock de matériaux à recycler ?

Recyclage ou reconditionnement. Les deux ne sont pas contradictoires, mais des priorités peuvent être fixées. Par exemple, s’agissant des petits métaux qui sont complexes à séparer dans des circuits intégrés, faut-il encourager les innovations de recyclage misant sur leur séparation ou plutôt promouvoir le réemploi / le reconditionnement et la prolongation de la durée de vie des objets (et dans la mesure du possible, l'éco-conception en amont) ?

Priorités. Faut-il prioriser certains matériaux dans la stratégie d’accompagnement ? Par exemple, le faible recyclage du plâtre est un « gâchis » face à sa capacité à être recyclée à 100 %, mais ce matériau peu stratégique mérite-t-il de s’investir dans une filière locale ?
 

 

Conclusion

 

Différents axes de travail possibles ressortent de ce panorama :

  • Définir les besoins prioritaires et/ou stratégiques du territoire et les matériaux qui en découlent ;
     
  • Travailler l’éco-conception des produits, promouvoir la sobriété des achats ;
     
  • Développer les innovations de procédé, en particulier sur la décarbonation et la substituabilité ;
     
  • Compenser les coûts de production plus élevés du Made in France ;
     
  • Structurer les filières locales sur la transformation des matériaux et le recyclage ;
     
  • Développer les activités contribuant à l’allongement de la durée de vie ;
     
  • Amplifier et accélérer les projets de réindustrialisation ;
     
  • Améliorer et amplifier les capacités de tri, de réemploi et de recyclage.
     

D’autres questionnements émergent d’un point de vue plus stratégique :

  • Comment inclure la thématique des matériaux dans une stratégie économie locale : mérite-t-elle une approche à part entière ou faut-il « révéler » le sujet des matériaux dans toutes les actions existantes, notamment celles sur le climat ?
     
  • Quels matériaux (traités ici ou non) méritent une veille active ?